Edelweiss, photo de Patrice

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Victor devait me guetter au cimetière, il sait que je viens faire la conversation à Georgette, le premier jeudi du mois s’il fait beau. Je n’aime pas faire du stop sous la pluie, il faut soigner sa santé, à mon âge. Surtout en automne. Je n’aime pas l’automne, c’est le moment où ma vieille amie a commencé à décliner. Quand il pleut personne ne laisserait une vieille dame misérable avec un gros sac sous la pluie mais après cela se gâte : les gens sont tristes, fermés, ils n’ont pas envie de raconter leur vie ni d’écouter celle des autres. J’ai tout essayé mais ils ont une envie égoïste de chaleur et de cocon, mon numéro de Cosette ne paie pas. Ils me mènent où je veux mais jamais chez eux.

Je reste donc au Privilège et je sors le Wedgwood. La totale : service à thé, assiette à dessert et fourchette en argent. Je me vautre dans le luxe de la vaisselle blanche et pansue après avoir mis en route la chaîne sophistiquée que l’on m’a offert pour ma mise à la retraite. Thé fumé et petits fours. Les petites appellent ça le suicide bourgeois de Maguy mais cela les fait rire, elles ne sont pas inquiètes.

Ce jeudi il fait beau, et voilà Victor qui gratte les graviers de l’allée pour s’annoncer. Il a l’air gêné.

— Tiens, Marguerite, regarde ce que j’ai trouvé au détour d’un chemin.

Deux edelweiss dans sa grosse paluche, un peu grises, duvetées, flétries déjà. Je ne peux m’empêcher de caresser les poils blancs des folioles recroquevillés.

L’étoile d’argent, l’étoile des glaciers.

Le fils de Marguerite regarde mon index caresser les pétales, il ne voit pas que je rougis. Vieille bête ! Rougir à mon âge parce qu’un cantonnier maladroit a pensé à moi en allant pêcher dans un torrent de montagne ! Heureusement que Victor ne lit que la page sportive du Dauphiné Libéré, il ne peut pas savoir que les fiancés tyroliens offraient autrefois un bouquet d’edelweiss à leur fiancée. L’edelweiss, symbole du pur amour, symbole aussi du souvenir apaisé.

— Merci, Victor, elles sont vraiment très belles. Je les mettrai dans un livre entre deux buvards pour les faire sécher.

— Dans un livre !

Il s’éloigne sans un mot. Ses grosses chaussures de marche fouettent les graviers, envoyant les petites boules blanches dans la pelouse qui entoure les tombes et un tel comportement chez un cantonnier dit plus que le reste son irritation et sa déception. Nous avons connu et connaissons encore, Victor et moi, des moments d’intimité inappropriés comme aurait dit Bill Clinton en parlant de Monica. Et Victor ne comprend pas mon entêtement à mener une vie aventureuse. Je regarde la tombe toute simple de Georgette, ce simple carré de granit toujours fleuri, quelle que soit la saison.

— Dis-moi ce que je dois faire avec ton fils, Georgette, il devient si sentimental que j’en éprouve de la culpabilité.

Mais Georgette se tait, je sais très bien ce qu’elle pense :

— Tu as l’art de te mettre dans tes situations pas possibles, Marguerite, débrouille-toi. Mais évite de faire du mal à mon balourd de fils, s’il te plaît.

Les edelweiss sont épais, ils forment comme un creux dans le volume de l’encyclopédie.

Un noble et pur souvenir, un amour plein de promesse… j’éprouve un creux, moi aussi. Vite les biscuits des petites.

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