Panne de courant

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Feu dans cheminéeC’est la nuit, c’est l’hiver. Il neige et il vente si fort qu’il a fallu se battre pour fermer les volets. La maison se calfeutre et ses habitants aussi.

Suites pour violoncelle seul de Bach par Étienne Péclard et chaleur douce, L’art de perdre entre les mains, à écouter ce vent grondant et à lever la tête par intermittences en direction de l’Homme qui travaille devant son ordinateur portable sur la table du salon. Bonheur domestique qui s’interrompt à huit heures : panne de courant. Le noir total et le silence envahissent l’espace intime.

Où sont les bougies ? Tâtonnements dans le noir, absence de points de repère. Une pensée furtive : si nous avions cédé à l’insistance des enfants, le smartphone sorti de notre poche nous dispenserait sans doute une lumière suffisante pour guider notre chemin.

L’Homme a trouvé les bougies et les allumettes et maintenant les chandelles rouges dans les bougeoirs dispensent une lumière dansante au-dessus de la table. La maison repliée sur elle-même crée une épaisseur d’obscurité qui mange les ombres. Le portable posé sur la table du salon semble aussi étrange que le monolithe de 2001 l’odyssée de l’espace planté près des hommes préhistoriques.

Nous voilà revenus aux temps du clair-obscur, partie intégrante d’un tableau de Georges de La Tour, ombres et lumière comptées, corps et objets sculptés à coup de bougie tremblotante ; les visages prennent une densité que la lumière électrique leur a ôté.

Nous voici dans la coulée du temps et tout se mêle, le silence et la tendresse, la force des éléments et le refuge, la caverne primitive, l’amour et les rides. Le sourire que nous échangeons à ce moment-là, nous qui partageons notre vie depuis nos vingt ans, c’est la force de ce qui nous lie, de ce qu’aucune usure du temps ne parviendra jamais à entamer.

Impossible de lire à la lumière des bougies et je n’ai nulle envie de prendre un chandelier pour aller jusqu’à mon ordinateur portable, seul élément capable de fonctionner sur ses batteries. Calfeutrée sur un fauteuil, j’observe le compagnon de ma vie dont le visage et la silhouette sont partagés entre la lumière bleutée de son portable et la lueur de son chandelier, télescopage de deux époques. Plus de musique. Deux brèves tentatives de rétablissement, le téléphone et l’imprimante se mettent en route, hoquettent et se taisent. La panne va durer longtemps.

Nuit intense.

Les détails matériels se bousculent : si la panne dure plusieurs jours, la maison va se refroidir, et que va-t-il advenir des provisions dans le congélateur ? Le bourdonnement du chauffage qui se met en route et les chuintements du frigo ont disparu tout comme l’infime signature de l’écoulement de l’eau chaude dans les radiateurs. Leur absence donne une intensité particulière au silence intérieur opposé au déchaînement de la tempête.

Notre vie quotidienne est jalonnée de repères inconscients, on peut se déplacer sans allumer une lampe parce que des petits lutins luminescents jalonnent le parcours. Lumières en tous genre que l’on a oubliées tellement elles sont familières : affichage numérique de l’heure, téléphones et autres indices de modernité.

Là, le noir profond.

Le chandelier pour monter les escaliers, l’impression d’être accompagnée dans cette très vieille maison par des fantômes oubliés. Je dors mal, cette nuit là, l’absence de lumière du radio-réveil dans la chambre m’oppresse, et le réflexe de regarder l’heure me saisit plus souvent que d’habitude.

Le lendemain, la lumière n’est pas revenue et la maison commence à se refroidir. Le feu dans la cheminée ne suffit pas à réchauffer toute la maison : retour en arrière, repas devant le feu, à l’aide du feu. Nous nous sentons bien, revenus au temps de notre jeunesse, quand le seul chauffage de la maison était justement la cheminée.

Ce qui frappe dans la maison, c’est le silence juste interrompu par le crépitement des braises et le vent. Finie la rumeur du monde, l’ « infobésité » et l’angoisse qu’elle diffuse, seul le ronronnement du groupe électrogène de la ferme voisine rappelle l’extérieur.

La chaleur est comptée, pourtant, malgré l’inconfort relatif, la sérénité l’emporte. La conscience des gestes qui rythment notre vie et peut-être la ligotent comme la radio allumée pour « les nouvelles » dès le réveil. Le ton dramatique de la présentatrice habituelle mettant son point d’honneur à nous présenter les nouvelles du jour comme d’une importance très particulière;s ses exagérations et trémolos alors qu’elle passera aux nouvelles de la météo deux minutes plus tard ; les reportages destinés à nous émouvoir ou nous inquiéter : c’est la fatalité, le destin ou la guerre, surtout la guerre. La nôtre bien sûr, contre le terrorisme. Mais nous oublions celle qui est à deux heures d’avion, nous oublions les morts des autres, ils sont loin, trop nombreux aussi, chacun son problème, et que les survivants ne viennent pas nous envahir !

Panne de courant. Une désintoxication du quotidien, une prise de conscience de ce qui nous alourdit sans nous rendre meilleurs, de notre dépendance au confort, de notre cocon égoïste et confortable…

L’électricité est revenue dans l’après-midi, et la musique, et le chauffage, bientôt une vraie douche : marre de se laver comme les chats, on n’est plus sous l’ancien Régime ! Mais la vraie lumière, c’est dans cette parenthèse que je l’ai trouvée.

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2 réflexions sur « Panne de courant »

  1. alainx

    Belle narration de l’événement.
    On y reconnaît tes talents de Femme écrivain… (faut-il écrire écrivaine ?)
    Cela m’a rappelé l’expression : « la fée électricité ». Quelle révolution…
    et puis : le silence. Celui-ci m’est toutefois familier, toute électricité gardée… j’aime de plus en plus le silence dans la maison. Sans musique, sans bla-bla radiophonique… cela permet de « choisir » lorsque l’on veut écouter plutôt qu’avoir un fond musical de type grande surface…
    le silence me parle beaucoup.

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      Merci pour le compliment! Le silence qui revient, le silence total loin du brouhaha qui pollue sans qu’on s’en rende compte… Moi aussi j’apprécie le silence, mesure de notre liberté et de notre conscience.

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