Archives par étiquette : Vieillesse

Les gratitudes : Delphine de Vigan poursuit sa recherche de notre humanité

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Delphine de Vigan poursuit le cycle entamé avec Les loyautés, si loin des romans qui ont fait son succès, mais si nécessaire à son approfondissement de ce qui construit un être humain.

Les gratitudesElle explorait dans Les loyautés deux facettes, l’une sociétale (l’alcoolisme des adolescents), l’autre intime (les loyautés qui nous façonnent et parfois nous détruisent) de la vie. Les gratitudes fonctionnent de la même façon : la façon dont notre société s’occupe du grand âge et les gratitudes qui nous ont construits. Le sujet a changé : aussi difficile que le précédent, mais saupoudré d’une lumière qu’il n’y avait pas dans Les loyautés, malgré l’adulte qui sauve l’adolescent à la fin du roman. La forme non plus n’est pas la même : autant Les loyautés était dense, autant Les gratitudes est constitué presque uniquement de dialogues. Cette forme lâche, distendue, ressemble à un tissu qui s’effiloche, et c’est bien de cela dont il s’agit : la vie de Michka part en lambeaux depuis que le langage, ce qui a construit sa vie de correctrice, s’échappe. Les pertes les plus redoutables du grand âge sont celles qui concernent nos domaines d’excellence. Continuer la lecture

Les gratitudes
Delphine de Vigan
Éditions JC Lattès, mars 2019, 176 p., 17 €
ISBN : 978-2-7096-6396-0

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Quand la prison remplace la maison de retraite au Japon

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La publicité allemande mettant en scène un vieil homme qui ne trouve que l’idée d’annoncer sa mort pour réunir sa famille était une fiction qui vous a beaucoup émus, amis lecteurs… Angoisse de ce qui pourrait vous arriver un jour ? Peur de la solitude ?

C’était de la fiction, mais Edmée de Xhavée parle dans son commentaire d’un vieillard (belge sans doute, car l’euthanasie n’est pas légale en France) qui avait décidé de se faire euthanasier. Et devant le bonheur de revoir ses enfants qui avaient choisi de l’accompagner dans ce moment définitif, il avait repris goût à la vie et renoncé à son projet.

photo Shiho Fukada

photo Shiho Fukada

De manière moins dramatique peut-être, mais infiniment douloureuse et inquiétante, j’aimerais évoquer ce véritable phénomène de société au Japon, à savoir l’explosion du nombre de personnes âgées en prison depuis une dizaine d’années. Continuer la lecture

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Vieillesse, solitude et marketing

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Voilà, c’est terminé, ces fêtes de fin d’années qui serrent le cœur de tous les solitaires. Les jeunes peuvent utiliser les médias sociaux et se réunir pour masquer bruyamment le manque, mais les vieux ? N’avoir que son chat ou son chien pour seul compagnon, ou pire, la télévision, alors que partout clignotent les lumières de Noël… La campagne ressemble désormais au village du Père Noël en Finlande, et chacun y va de sa débauche de guirlandes soulignant le toit ou le balcon ; la ville noie le piéton sous ses coulées d’or et ses scintillements qui font disparaître les étoiles. Quelle agitation ! En dehors des mouvements sociaux de fin de semaine, la grand-messe commerciale bouscule et agresse les vieux qui n’ont pas de cadeau à offrir et ne seront reçus par personne.

Chaque année il faut convaincre les acheteurs de choisir son magasin, et le supermarché allemand Edeka est devenu expert en la matière, remarquablement aidé par l’agence Jung von Matt Hambourg qui sait admirablement conjuguer phénomène de société, inquiétude et esprit de Noël. La publicité la plus remarquable à mon avis est le spot que l’agence a fourni pour Noël 2015.

Cette année-là, l’agence a choisi le thème de la vieillesse et de la solitude dans une publicité de deux minutes si émouvante que je gage quiconque de ne pas verser une larme. Je vous la laisse découvrir…

Noël_Edeka

Crédit Le Point

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Le vieux couple de la salle d’attente

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J’attends le rendez-vous avec la jeune cheffe de service un peu rugueuse toujours débordée. J’ai confiance en sa conscience professionnelle, son attention, la précision de ses investigations. Elle ne se laisse jamais distraire de son travail, concentrée sur le diagnostic et ses conséquences, toujours à distance du malade. Carapace.

La porte s’entrouvre et j’entends sa voix. Une douceur inconnue, une délicatesse rare, une attention presque tendre que je ne lui ai jamais soupçonnée.

Un couple âgé sort du cabinet, « Comme elle est gentille », murmure la femme. L’homme entre dans la salle d’attente en éclaireur, suivi de sa petite femme menue :

— Chérie, installe-toi là…

« Là », c’est un angle de la salle d’attente, un endroit où elle sera à l’abri des coups, quelque chose comme un nid. Il la couve des yeux, il l’enserre dans un entrelacs de tendresse. Ils attendent pour la prise de sang.

— Ils vont en prendre beaucoup… J’irai toute seule, dit-elle avec détermination.

Il approuve de la tête, mais au fond de lui il regrette : il aurait voulu l’encourager, elle est si fragile ! Il la contemple, il admire son courage. Il admire tout en elle. La petite femme sourit, lui rend son regard. Cela déborde de partout cet amour qui les lie, dans cette salle impersonnelle sans lumière naturelle, avec son néon blanc cru. Cela les enveloppe dans un cocon de fragilité et de désarroi.

Elle est malade, et il ne peut pas prendre la souffrance à sa place. Comme ils se serrent dans leur coin, incapables de parler, incapables de dire autre chose que Elle est tellement gentille… Il la domine d’une tête, mais c’est une stature de tendresse, on sent qu’il lutte pour ne pas la prendre dans ses bras, cela ne se fait pas dans une salle d’attente d’hôpital, même s’il y a peu de monde. Il n’a pas besoin. Ils se regardent tous les deux, et ce qui les relie est bouleversant. Son visage à lui, taches de vieillesse, cheveux blancs un peu clairsemés et rides autour des yeux, son sourire. Son visage à elle, levé vers son compagnon : ovale parfait, pas d’affaissement des traits, cheveux d’un noir mat ramenés en une courte queue de cheval de petite fille. Comme elle est belle ! Comme ils sont émouvants !

Enfin l’infirmière arrive, très douce et souriante, elle s’excuse de les avoir fait attendre : le patient précédent avait emporté son dossier avec lui ! La vieille dame se lève, quitte la salle sans se retourner, une petite créature toute fine, un elfe que le compagnon de sa vie regarde s’éloigner comme s’il ne devait jamais la revoir.

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Éclaircie

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C’est dimanche, pense-elle, encore un dimanche, comme le temps passe vite ! Elle a l’impression que le précédent était la veille. Elle soupire et se sert un café puis elle lève les yeux et contemple les Alpes depuis la fenêtre de sa cuisine : il va faire très beau. Ils ont fait de si belles courses tous les deux : chemins de randonnée, via ferrata, refuges, rencontre avec un loup, une fois, et un aigle royal ! et tous ces chamois ! À cette heure-ci d’habitude, il y avait longtemps qu’ils étaient partis, « Le lever du soleil en montagne, c’est magique, on ne peut pas perdre de temps à dormir, la vie est si courte ! Debout Marianne ! »

La vie est très courte et il va faire beau, cette légère brume au-dessus du Mont Rose ne trompe pas, après les nuages du matin vient toujours l’éclaircie. C’est dimanche, tout à l’heure elle prendra sa voiture et elle ira lui rendre visite, comme tous les dimanches depuis onze mois.

Cela avait commencé par des oublis, les clés qu’il tenait à la main en les cherchant dans l’appartement, l’endroit où il avait laissé la voiture après avoir mangé avec les copains. « Quel étourdi je fais ! » Ensuite cela s’était aggravé : il ne revenait pas de la boulangerie, un voisin le retrouvait errant dans une rue, parfois avec le pain sous le bras ; il ne reconnaissait pas leurs amis, perdait ses mots, la colère le prenait. Il l’avait frappée plusieurs fois. Le médecin s’était occupé de tout avant qu’elle ne sombre à son tour. Trente ans de vie commune et celui qui avait partagé sa vie avait disparu dévoré par cette maladie qui ne laisse aucune chance.Les chemins de la mémoire

Depuis onze mois, tous les dimanches, elle prenait le repas de midi avec son mari. Elle souriait beaucoup, parlait doucement, lui laissait le temps de s’habituer à elle. Petit à petit la douleur qui la traversait face à ce regard interrogateur s’était émoussée. Elle lui rendait visite parce que cela lui faisait du bien, à elle, parce que cela atténuait sa culpabilité de l’avoir abandonné à des professionnels. Au milieu de tant de fauteuils roulants, sa haute silhouette détonait, et il slalomait entre les vieilles personnes immobiles  comme dans un champ de neige fraîche. Douleur. La pensée de Marianne vagabonde vers des territoires moins difficiles :

C’est vrai qu’il n’a pas perdu sa souplesse, et si je l’emmenais en montagne ? Il fait si beau. Il a dû garder les automatismes des gestes. Peut-être pas un grand circuit, mais au moins un sentier balisé, quelque chose de simple, sans danger, pas loin d’ici… Maintenant il n’y a plus de neige sur les sentiers, on ne risque rien… Je préviendrais les infirmiers de garde, je n’aurais qu’à pré-enregistrer leur numéro en cas de problème, je n’en peux plus de tourner en rond dans le parc de l’établissement.

Elle pense et dit toujours l’établissement, ou là-bas ; maison de retraite elle ne peut pas.

Elle reprend un café. La marche en montagne, est-ce une bonne idée, finalement ?

Il y a du monde sur le parking, les habitués se saluent, beaucoup d’enfants viennent manger le dimanche avec leurs parents, cela fait de l’animation entre le culte œcuménique du matin et les valses au son de l’accordéon de l’après-midi. La jeune réceptionniste lui sourit et lui demande de passer dans le bureau de l’infirmière-chef : rien de grave, rassurez-vous, ça arrive souvent…

Qu’est-ce qui arrive souvent ?

Elle comprend très vite dans le bureau de l’opulente quinquagénaire que celle-ci doit lui dire quelque chose d’important. L’infirmière-chef tourne autour du pot, se racle la gorge, parle de printemps, de moment un peu particulier, ceci expliquant cela, ça arrive souvent…

Enfin Marianne comprend : son mari est tombé amoureux. La femme en face d’elle guette sa réaction. Le brouhaha extérieur, cliquetis de fourchettes, bruits de chaises, syllabes fortes dans l’océan de sa stupéfaction. Marianne regarde le ciel parfaitement dégagé, d’un bleu intense, là-haut ce doit être magnifique.

— Il est amoureux ? Est-ce qu’il est heureux ?

— Oui, il est, ­– ils sont – heureux. Dans leur monde ils ont trouvé un point de repère et s’accrochent comme deux enfants perdus. Ils s’aiment et comme ils n’ont aucune notion du temps, ils pensent que c’est de toute éternité. Tout l’établissement est attendri, ce n’est pas le seul couple qui s’est créé ici, mais eux, ils sont particuliers. Ils se bécotent dans tous les couloirs, se murmurent des mots doux que les autres ne comprennent pas. Ils ne se quittent pas. La nuit, ma foi, les surveillants ont pour consigne de montrer de la souplesse…

Marianne sourit, les yeux humides. Jacques, son Jacques n’existe plus, elle en a fait le deuil, mais cet homme inconnu qui découvre l’amour, c’est un véritable cadeau de la vie.

— J’annule notre repas ? Je comptais l’amener en promenade, pas loin, sans doute dans le parc, mais aussi un peu plus haut, en montagne…

— Non, non, surtout pas ! Le repas du dimanche avec vous fait partie de ses repères, même s’il n’en est pas conscient. Et puis son amoureuse mange avec ses enfants.

Son amoureuse…

Jacques est primesautier, il rit tout seul, il parle de Marie et de Marianne dans la même phrase décousue qui ne se termine pas. Il mélange leur couple avec le suivant, fusionne les images de femmes en une seule, femme rassurante, compagne aimante. Après le repas Marianne et Jacques se lèvent, il est d’accord pour la promenade, il sourit à l’évocation de la montagne, et au moment où ils s’apprêtent à franchir les limites de l’établissement, une toute petite femme rose d’émotion trottine depuis la salle à manger et saisit le bras de Marianne :

— Je vous le confie, murmure-t-elle.

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