La liste de mes envies et celle de mes déceptions

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Comment ça, tu n’as pas lu La liste de mes envies ? Me demanda un de mes amis quelques mois après la parution du roman, en 2012. Cinq cent mille lecteurs s’étaient émus avant lui, et cela l’avait conforté dans son choix, puisqu’ils étaient si nombreux.

Non, je ne l’avais pas lu, et si la réaction mi-horrifiée mi-déçue de mon interlocuteur me fit comprendre l’importance de cette lacune je ne décidai de la combler que cet été en parcourant les étagères de la médiathèque de mon village.

Tout le monde connaît le thème de ce roman grand public très vite passé au théâtre et au cinéma. Ce n’est pas d’hier qu’un succès est adapté de multiples façons, parfois certains textes et auteurs en font les frais, comme Anne Frank, mais dans le cas présent cela ne semble pas être le cas. Je suis très heureuse que cette vague médiatique autour d’une mercière qui a gagné le gros lot de la Loterie Nationale soit devenue une sorte de prophétie autoréalisatrice pour son auteur, Grégoire Delacourt. J’espère seulement que le message un peu simpliste de son roman – « l’argent ne fait pas le bonheur » – ne s’est pas vérifié.

Jocelyne, mercière de son état, vit avec son mari Josselin à Arras ; elle est sans doute loin de ses rêves rose bonbon, son mari ressemble plus à un goujat macho qu’au prince charmant, mais bon, la femme entre-deux âges s’en accommode. Sa vie ressemble à un constat sociologique : les enfants partis qui mènent leur vie, un père vieillissant, un excès de poids, un mari qui s’éloigne.

J’ai vu ces années sur son visage, j’ai vu le temps qui nous éloigne de nos rêves et nous rapproche du silence.

Comment expliquer un tel succès ? La petite mélodie de Grégoire Delacourt, mode mineur, petite musique triste et désenchantée avec des préciosités dans son expression, ne cadre pas avec le milieu sociologique qu’il nous décrit. La vie de l’héroïne ne donne pas tellement envie de s’identifier à celle-ci, avouons-le. Tout change avec l’élément déclencheur : Jocelyne gagne le gros lot du Loto, une somme fabuleuse, mais elle n’en dit rien à personne, se contentant de rêver à de petits aménagements de sa vie. C’est là le coup de génie de l’auteur, publicitaire de son état. Il sait faire rêver les gens. Des centaines de milliers de lecteurs se sont identifiés à Jocelyne et à son dilemme. Bien sûr, ils ont peut-être rêvé plus grand que les modestes envies de cette gentille mercière dont nous découvrons petit à petit l’existence présente et passée, mais désormais l’identification marche à plein.

Jocelyne se rend à Paris encaisser son chèque et elle subit les recommandations d’usage destinées à lui éviter les catastrophes qui guettent la plupart des gagnants du Loto.

Vous l’avez annoncé à vos proches ? Non, réponds-je. C’est parfait, dit-elle ; nous pouvons vous aider à le leur dire, trouver les mots pour minimiser le choc, vous verrez. Vous avez des enfants ? J’opine. Eh bien, ils ne vous verront plus seulement comme une mère, mais comme une mère riche et ils voudront leur part. Et votre mari ; peut-être a-t’il un travail modeste, eh bien il va vouloir arrêter de travailler, s’occuper de votre fortune, je dis bien votre fortune parce que désormais elle sera à lui comme à vous puisqu’il vous aime, ah çà oui il va vous le dire qu’il vous aime, dans les jours et les mois qui viennent, il va vous offrir des fleurs, je suis allergique la coupé-je, des … des chocolats, je ne sais pas, moi, poursuit-elle, en tout cas il va vous gâter, il va vous endormir, il va vous empoisonner. C’est un scénario écrit d’avance, Madame Guerbette, écrit depuis bien longtemps, la convoitise brûle tout sur son passage.

La catastrophe est annoncée. Avec un peu plus de lourdeur que nécessaire, me semble-t-il… Désormais les lecteurs conservent dans un coin de leur tête que trop d’argent peut être une malédiction et se demandent ce qui va arriver à la gentille quinquagénaire. Une légère amertume empreinte de douceur permet une émotion facile. Une certaine gêne également. Quelque chose s’agite dans un coin de la tête : cette mercière s’exprime trop bien, peut-être. D’où lui viennent ces expressions policées, ces phrases Grand Siècle, cette culture ?

J’ai écrit le Boléro de Ravel en images, maman, pour que les sourds puissent l’entendre

Ce côté un peu kitch des phrases vides et des effets faciles ?

Il y a des malheurs si lourds qu’on est obligé de les laisser partir. On ne peut pas tout garder, tout retenir.

Comme si l’auteur n’avait pu résister à la tentation de faire de la dentelle, d’ourler son propos sociologique de fioritures qui abîment son propos.

Surtout, surtout, les personnages ne sont pas tous crédibles. Jocelyne qui avait accepté certaines humiliations de son mari (franchement, sa façon de lui faire payer la mort d’un enfant frise l’odieux) et son manque de considération avec amour et patience, change totalement lorsqu’il se sauve avec le chèque qu’il a trouvé dans une des chaussures de sa femme.

Aucune colère dans un premier temps, juste une femme malheureuse qui doit se reconstruire. Puis, virage à 180 degrés : la femme blessée se durcit, découvre un homme qui l’aime, mieux que dans ses rêves de Ken et Barbie, mais c’est trop tard. L’époux a emporté la gentille femme avec le chèque, et Jocelyne ne fait plus confiance à personne.

Le personnage de l’époux de son côté perd son côté odieux. Après s’être gavé avec l’argent de sa femme en concrétisant des rêves à sa mesure (grosse voiture, grand appartement etc), il se rend compte qu’il aime sa femme. Il mourra seul, bien fait pour lui. Une prostituée à qui il confiait son amour pour sa femme (!!!) informe cette dernière. Mais c’est trop tard, l’argent a tout détruit.

On est un peu gêné devant des revirements si artificiels. Certes dans la première partie on se laisse prendre par l’émotion, comme dans des chansons populaires; l’héroïne est si gentille, si banale, si naïve que nous attendons le malheur qui va la frapper et compatissons par avance. Mais la deuxième partie n’est pas crédible : Jocelyne maigrit, séduit un bel homme, achète une belle maison, mais elle est pleine d’amertume.

Il n’y a que dans les livres que l’on peut changer de vie. Que l’on peut tout effacer d’un mot. Faire disparaître le poids des choses. Gommer les vilénies et au bout d’une phrase, se retrouver soudain au bout du monde.

À lire si les évidences et les fioritures vous séduisent, si vous rêvez de gagner le Loto pour changer de vie, si vous aimez les phrases définitives enrobées de douceur et vite oubliées.

La liste de mes envies
Grégoire Delacourt
JC Lattès, février 2012, 220 p., 16 €
ISBN : 978-2-7096-3818-0

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L’impossible vengeance du groupe Nakam

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Comment vivre après la Shoah lorsqu’on est juif et que toute sa famille a été décimée ? Comment avancer quand vous assaillent des images insupportables ? Le premier réflexe est la vengeance, comme ce rescapé des camps qui avait demandé à ce que les blindés alliés détruisent toutes les villes d’Allemagne. Mais la vengeance et la colère ne chassent ni les cauchemars, ni l’amertume. Raison pour laquelle la plupart des survivants n’ont pas voulu faire justice eux-mêmes. Ils ont reconstruit leur vie, fondé une nouvelle famille, fertilisé le désert et se sont plongés dans les textes religieux pour comprendre et trouver de la force. La plupart, mais pas tous.

Le 25 août, Arte a diffusé le film de Doron et Yoav Paz, Le poison de la vengeance. Ce dernier, réalisé en 2021, relate le projet d’un groupe de survivants juifs de faire payer les Allemands pour leurs crimes. Ce film romancé explique un moment méconnu de l’histoire à la toute fin de la seconde guerre mondiale, celle du réseau Nakam et du groupe des Vengeurs de la deuxième brigade juive.

Le héros du film est Max, survivant des camps qui rentre chez lui pour trouver sa maison occupée par son voisin. Sa femme et son fils ont disparu, Max erre dans une Allemagne de fin du monde, en 1945, juste après l’armistice. Le personnage de Max est campé (j’allais dire hanté) par l’acteur August Diehl qui est bouleversant de justesse, de fragilité et d’humanité. Max va croiser tout d’abord une unité de la deuxième Brigade juive, et se lier avec un de ses membres, Michael.

Historiquement la brigade juive faisait partie de la huitième armée britannique depuis septembre 1944. Elle était composée de volontaires recrutés en Palestine sous mandat britannique, mais aussi de rescapés de la Shoah. Cinq mille combattants qui s’illustrèrent pendant la campagne d’Italie et portaient l’uniforme britannique. La brigade fut dissoute en été 1946.

Le film montre fort bien le rôle de cette brigade, en particulier la façon dont elle rapatriait les Juifs survivants de l’Europe de l’Est de manière semi-clandestine dans ce qui n’était pas encore l’état d’Israël. Il montre également que certains membres de cette brigade, par groupes de trois ou quatre, tuaient les individus impliqués dans des meurtres de Juifs. Au début ils leur tiraient une balle dans la tête, plus tard ils les ont étranglés. Ces groupes s’appelaient « les Vengeurs ».

Max s’aperçoit vite que Michael fait partie d’un de ces groupes qui exécutent les nazis en toute discrétion. Ensuite le chemin de Max l’amène à croiser Anna qui va lui sauver la vie ; elle fait partie d’un groupe extrémiste dont Michael se méfie. Max est chargé d’infiltrer celui-ci. La Haganah – la plus importante organisation paramilitaire de Palestine – suspecte un projet d’attentat d’envergure dont elle ignore la nature. Il faut stopper avant son exécution leur plan dont l’organisation suspecte l’ampleur. La formation de l’État d’Israël ne peut pas être entachée par de telles pratiques. La suite du film décrit avec beaucoup de sensibilité et de justesse le dilemme de Max.

En dehors de l’aspect romancé indispensable pour intéresser les spectateurs, le film est très fidèle à la réalité historique. Il décrit fort bien la période troublée de cet immédiat après-guerre : les villes allemandes en ruine, l’antisémitisme persistant de la population, le partage du gâteau allemand entre les vainqueurs de la guerre… et le réseau Nakam avec son projet terrifiant. La loi du Talion appliquée à la lettre : « Tu paieras vie pour vie, dent pour dent, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure ». Six millions de morts allemands empoisonnés par l’eau potable pour six millions de morts juifs dans les camps d’extermination.

Le réseau Nakam a été fondé par Abba Kovner, un poète qui figurait parmi les leaders de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Celui-ci était né à Sébastopol en Ukraine, mais sa famille avait émigré très tôt en Lituanie. Pendant la guerre Abba Kovner intégra un mouvement de résistance antisoviétique. En juin 1941 il réussit à s’échapper du ghetto de Vilnius avec plusieurs camarades et forma un groupe de partisans réfugiés dans les forêts de Vilnius. À la fin de la guerre il fonda un mouvement qui organisait l’immigration des Juifs vers la Palestine. Kovner exerçait un ascendant très important sur les membres de son groupe qui lui étaient totalement dévoués. Ils étaient tous très jeunes lorsqu’ils avaient été confrontés dans leur chair l’horreur de l’Holocauste. Mais ils avaient lutté de toutes les manières possibles. Armes amenées en pièces détachées par le réseau d’égout conduisant au ghetto de Vilnius à la fin 1942, même procédé pour le ghetto de Varsovie. Ils avaient combattu les armes à la main, loin des agneaux du sacrifice que l’on a décrits et qui sont rappelés subtilement dans le film. Les jeunes gens s’étaient battus dans les maquis, mais ils ignoraient les camps d’extermination qu’ils découvrirent juste après la Libération. Ponary, Maïdanek. L’horreur. Le choc. L’extermination de masse industrialisée. Et les nouvelles des autres camps confirmaient l’impensable. Le groupe plongea alors dans une sorte de folie punitive, d’autant plus qu’il sentait que le monde voulait oublier cette horreur et recommencer comme avant, ce qui lui paraissait impossible.

L’idée de la vengeance fit son chemin dans le groupe et dans la tête de son chef. Leur commando s’appellerait Nakam, vengeance en hébreu. En 1945, le groupe de « Vengeurs » comptait une cinquantaine de garçons et de filles. Des partisans qui s’étaient battus à l’Est, d’anciens déportés, de très jeunes gens qui avaient échappé à l’horreur… Croyants ou non, tous avaient en commun l’absence de raison de vivre, la volonté de punir le peuple allemand et une loyauté absolue envers leur chef qui écrivit une sorte de manifeste dont voici un extrait :

Nous avons pris sur nous de ne pas laisser l’oubli recouvrir les victimes, d’où notre décision : rendre les coups. Plus qu’une vengeance, il s’agit de rendre justice au peuple juif assassiné. On utilisera donc l’acronyme DIN [pour Dam Israël Noter (le sang d’Israël se vengera) afin que la postérité sache que, dans ce monde sans pitié, qui s’est montré incapable de compassion, il y a malgré tout des juges capables de rendre un verdict…

Le réseau Nakam décida d’appliquer le plan A, c’est-à-dire d’empoisonner le réseau d’eau potable des grandes villes allemandes, Nuremberg, Hambourg et Munich pour faire le maximum de victimes. Kovner se rendit en Israël pour obtenir le poison, mais le projet échoua parce qu’il fut arrêté sur le bateau qui le menait en France, comme le montre le film.

Le plan B concernait le réseau d’approvisionnement de camps de prisonniers allemands, en particulier ceux de Nuremberg et de Dachau. Le plan sera annulé in extremis.

En avril 46, les membres de la Nakam entrèrent dans une boulangerie et recouvrirent d’arsenic les pains destinés aux prisonniers allemands du camp de Langwasser. Ils durent fuir avant d’avoir terminé leur sabotage. 2 200 prisonniers allemands sont tombés malades et 207 ont été hospitalisés. Aucun décès à déplorer.

Abba Kovner rejoignit la Haganah en décembre 1947, devint capitaine dans l’armée de Tsahal, l’armée de défense d’Israël, il mourut dans un kibboutz en 1987.

 La destruction n’était pas seulement autour de nous, elle était en nous.

Espérons que la lucidité de leur chef au sujet du poison de la vengeance gagna tous les membres de Nakam, et que ceux-ci  ont trouvé la paix.

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Histoire d’Adèle H, compositrice internée par son père

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Voici enfin venu le moment de la mise en valeur des compositrices écrasées par le génie de leur mari telles Alma Mahler et Clara Schumann ou de leur père comme Adèle Hugo.

Vous n’avez peut-être jamais entendu parler d’Adèle autrement que par le film de François Truffaut L’Histoire d’Adèle H., avec une Isabelle Adjani habitée par le rôle. Adèle ? La petite sœur de Léopoldine dont la mort tragique a suscité les plus bouleversants poèmes jamais écrits par son père ? La cadette de Victor, cette pauvre folle, était compositrice ? On a retrouvé ses partitions dans une malle où elles dormaient depuis cent-cinquante ans ? Comment cela est-il possible alors que l’on pensait tout connaître de la famille Hugo, patrimoine national ?

N’allons pas trop vite et examinons cette famille marquée par le destin.

Le père, Victor, génie autocentré, écrase tout le monde, en particulier sa femme, Adèle Foucher, qui essaie d’exister à l’ombre du grand homme. Ils ont quatre enfants : Léopoldine, Charles, François-Victor et Adèle. Après la naissance de sa dernière fille, en juillet 1830, Madame Hugo choisit Sainte-Beuve, l’ami de la famille, comme parrain pour la petite et comme amant pour elle. Le critique s’acquitte vaillamment de la tâche et des mauvaises langues suggèrent que la paternité du grand Victor serait incertaine. Jusqu’à la rupture avec le poète en 1835, Sainte-Beuve sera présent auprès de sa filleule et de sa maîtresse.

Léopoldine, l’aînée, si belle, si brillante, adorée par tout le monde, se noie dans la Seine avec son époux Charles Vacquerie tout de suite après leur retour de voyage de noces. Elle avait dix-neuf ans. Ses frères ne vivront pas très longtemps : Charles mourra d’apoplexie à quarante-quatre ans, et François-Victor de tuberculose à quarante-cinq ans. La petite dernière, Adèle, même prénom que la mère, un peu perdue dans le diagramme familial, est ravagée à l’âge de treize ans par la disparition tragique de sa sœur. Était-ce la cause de sa mélancolie ? Adèle mourra à quatre-vingt-cinq ans. Après quarante ans d’un internement en asile psychiatrique imposé par son père.Victor Hugo mène son monde à la baguette. Lorsqu’il est exilé par Napoléon III en 1852, il part avec sa famille dans les îles anglo-normandes. Ce sera d’abord à Jersey. Adèle a vingt-deux ans, c’est une jeune fille triste qui ne sourit jamais et regarde rarement l’objectif d’Auguste Vacquerie. Ce dernier est le frère du mari de Léopoldine mort en essayant de sauver sa femme, et le condisciple de Charles, le frère d’Adèle. La délicatesse des clichés d’Auguste révèle un homme amoureux, et la famille Hugo ne serait pas contre un mariage avec ce journaliste poète un peu falot. Auguste n’est pas le seul à se mettre sur les rangs, la célébrité du père attirant les postulants comme la lumière les phalènes. Mais Adèle dédaigne toutes les demandes en mariage. Voici ce qu’elle écrit dans son journal au sujet de ses prétendants :

Ils sont fades, incomplets : puis ce ne sont pas des hommes, car pour moi, un homme n’est guère un homme que lorsqu’il a du génie, de la beauté virile, et une nature de fer.

Bref elle décrit son papa. Mais deux ans plus tard, un soir, en faisant tourner les tables comme la famille en a l’habitude (le spiritisme est à la mode), un bel officier anglais, Albert Pinson, la fait chavirer. Cet oiseau-là fait aussitôt vibrer l’orgueilleuse demoiselle. Toujours dans son journal :

Je t’aime parce que tu es Anglais, royaliste, blond, matière, passé, Soleil. Je n’ai pas de mérite à échauffer le feu génie, mais j’ai de la gloire à faire fondre la neige.

Quelle sublime poésie ! Voilà enfin l’amour fou, celui d’un romantisme confinant à la folie. Victor Hugo n’a pas le même point de vue que sa fille sur le jeune Anglais, c’est un soudard écrit-il.

Adèle ne va pas bien du tout : dépression profonde ? Schizophrénie ? Troubles de l’humeur ? Son père ne la comprend pas. Sa mère s’angoisse devant son exaltation amoureuse et ses périodes d’abattement :

Il faut tendre la main à la pauvre enfant, la maintenir au-dessus du naufrage

En octobre 1855 l’illustre et dérangeant proscrit est expulsé de Jersey et déménage avec sa famille sur l’île de Guernesey. D’abord deux chambres d’hôtel puis une maison meublée pendant quelques mois, et enfin, grâce au succès des Contemplations, le poète achète comptant la maison qui sera plus tard baptisée Hauteville House. Il y habitera durant quatorze ans avant de pouvoir enfin rentrer en France et entreprend très vite de la décorer à sa démesure. C’est une expérience très forte que de visiter ce lieu où les pièces sombres surchargées de décorations et de maximes suffoquent un brin. Rien ne permet d’imaginer l’immense pièce du tout dernier étage dominant l’océan, noyée de lumière comme un phare, le lieu d’écriture du maître.

Bien que fort occupé à recréer de fond en comble sa maison, le patriarche exige que sa fille Adèle ne voie personne. Le jeune officier a des dettes et, lucide, Victor Hugo a senti que le jeune Anglais n’épousera jamais sa fille ; il veut l’éloigner. De plus il n’a peut-être pas compris ou pas voulu comprendre la gravité des troubles d’Adèle.

Cette dernière s’ennuie dans cette vaste maison sans cesse en chantier où se pressent les exilés et leurs familles. Elle dessine – excellente portraitiste et caricaturiste à ses heures – elle peint à l’huile, toujours très bien. L’éducation et l’imitation de son père, peut-être. Et surtout elle se réfugie auprès de son piano. Adèle ne joue pas BIEN, c’est une virtuose de l’instrument. Elle se met à composer également. Son père n’a jamais voulu qu’on mette de la musique sur ses vers, mais il accepte qu’Adèle le fasse sur des extraits des Misérables, il lui écrit même des textes pour ses compositions. Adèle rêve d’écrire un opéra, la modestie ne fait pas partie des gènes familiaux. Tout de même, c’est une femme ! et le grand Victor douche les ambitions de sa fille. Jamais il ne fera éditer sa musique.

L’exil familial durera onze ans pour la jeune femme. Le dessin. Le piano. La composition. Et toujours la passion pour le jeune officier, passion rêvée peut-être, par son esprit exalté. Et puis les accès profonds de dépression, l’atmosphère très particulière de la maison, le génie étouffant du père, la mésentente entre ses parents, elle ne supporte plus.

Elle s’enfuit en 1864 pour rejoindre Albert Pinson au Canada, se fait passer pour sa femme, demande de l’argent à son père. L’officier se marie avec une autre femme. Adèle se retrouve dans un état effroyable, sale à faire peur, elle qui était coquette. Puis elle va mieux, se montre capable d’organiser son départ de Halifax pour les Antilles, de résoudre les problèmes administratifs, matériels et financiers sans aide extérieure. À la Barbade elle semble avoir dominé son égarement amoureux – d’ailleurs Albert Pinson continuera à entretenir une correspondance avec elle pendant longtemps –, elle redevient coquette et écrit à sa famille. De nombreuses lettres sans réponse la plupart du temps, sinon pour lui envoyer de l’argent. Elle demande des visites, mais le grand Victor interdit à la famille de se rendre aux Antilles et de donner des nouvelles. Elle se procure un piano et recommence à composer.

Lorsqu’elle se décide à rentrer en France, son père la fait aussitôt interner dans une maison de santé près du bois de Vincennes. Elle passera les quarante ans qui lui restent à vivre en institution psychiatrique. Après la mort de Victor Hugo en 1885, Auguste Vacquerie – le premier amoureux d’Adèle – deviendra son tuteur et l’installera au château de Suresnes et subviendra très bien à ses besoins. Là aussi, elle aura un piano comme compagnon. Les personnes qui lui rendent visite la trouvent fort sensée, à part certains moments où elle est prise de lubies déconcertantes. Adèle était-elle vraiment folle ou a-t-elle été internée parce qu’elle dérangeait sa famille ? Il est difficile de trancher. Il est certain que la plupart de ses lettres à sa famille ont été détruites, et que les rapports médicaux successifs lors de ses internements ont disparu, mais les photos de sa jeunesse, son regard vide, son visage sans expression font pencher pour une maladie mentale.

Quel rapport entre cette vie tragique et les compositrices empêchées me direz-vous ?

Victor Hugo n’a jamais cru au talent de sa fille cadette, et les partitions de cette dernière ont fini au grenier de la maison d’Hauteville House où elles sont restées dans une malle pendant un siècle et demi. Jusqu’à ce que le compositeur Richard Dubugnon, invité en 2004 par le Victor Hugo International Festival de Guernesey, trouve les partitions d’Adèle.

J’y allais avec un a priori, raconte le compositeur. Je me disais que si pendant cent cinquante ans ça n’avait intéressé personne, pourquoi cela aurait-il une quelconque valeur ? Cela a été une surprise absolue de découvrir que non seulement ça avait de la valeur, mais qu’il y avait de quoi faire au moins un disque.

Convaincu de la qualité de la musique d’Adèle, il demande la copie des manuscrits. Il les répertorie, les complète, les arrange. Il trouvera d’autres partitions au domicile parisien des Hugo place des Vosges, soit au total dix-sept mélodies pour voix et piano.

Je suis très soulagé et heureux de voir que ça va renaître presque en apothéose, je ne pense pas que la pauvre Adèle Hugo eut rêvé un jour que sa musique puisse être orchestrée.

Quelle tristesse ! Ne pas oser rêver.

Qu’en est-il des autres endroits où Adèle a séjourné, que ce soit à la Barbade ou en asile psychiatrique ? Partout elle avait besoin d’un piano, elle avait besoin de musique, besoin sans doute de créer, à moins qu’elle ait fini par renoncer à ce qui la maintenait en vie. Peut-être quelque part, dans un coin poussiéreux, d’autres partitions dorment-elles, à moins qu’elles aient été détruites par des personnes zélées qui ont fait de l’ordre, le travail d’une folle ne méritant pas d’égards particuliers.

Les Mélodies, ont été jouées en première mondiale à Besançon, lieu de naissance de son illustre père, le 31 mars 2023. Ses partitions jouées par une cinquantaine de musiciens de l’Orchestre Victor Hugo Franche-Comté, comme elle aurait aimé !  Il y aura un enregistrement des Mélodies par un collectif de grands noms de la scène lyrique française. Juste revanche pour celle dont la créativité et la personnalité ont été écrasées par le génie autocratique paternel.

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Les tribulations de Jonathan Coe face au Brexit

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Benjamin, Doug et leurs amis du club qu’ils avaient créé lorsqu’ils avaient vingt ans, ont d’abord traversé les années Thatcher dans Bienvenue au club, puis nous les avons retrouvés quadragénaires et confrontés aux années Tony Blair dans Le Cercle fermé.

Dans Le cœur de l’Angleterre les voilà quinquagénaires et confrontés au Brexit. Les mêmes personnages, de roman en roman, avec comme fil conducteur le temps qui passe et l’évolution de l’Angleterre. Chaque fois un moment de crise, que ce soit pour leur pays ou pour eux-mêmes. Que faire de sa vie, dans le premier opus, crise de quarantaine dans le deuxième, et maintenant celle de la cinquantaine, quand chacun cherche avec plus ou moins d’angoisse comment aborder les prémices de la vieillesse.

Après les bouleversements et les heurts des décennies précédentes, leur pays est au bord du fiasco et le Brexit se profile à l’horizon sans que personne, parmi les intellectuels, ne le voient arriver.

Comme dans les précédents romans de la série, Benjamin, sa famille et ses amis sont attachants et la description de leurs avanies amoureuses, familiales et professionnelles est savoureuse. So british, pourrait-on dire, avec son lot de situations cruelles, dérangeantes ou improbables. Mais le plus improbable, dans ce texte qui commence en avril 2010, c’est que personne n’ait pressenti le ressentiment des classes populaires envers les classes dirigeantes, incapables de résoudre les problèmes du pays. Jonathan Coe montre très bien la montée du nationalisme, le sentiment d’être envahis par les étrangers, les difficultés de nombreux Anglais qui n’arrivent pas à vivre décemment. Continuer la lecture

Le cœur de l’Angleterre
Jonathan Coe
Trad. de l’anglais par Josée Kamoun
Gallimard, août 2019, 560 p., 23€
ISBN : 978-2-07-282952-9

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La rencontre d’Arenthon

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Était-ce le lieu, si chaleureux, du grenier rénové de l’ancien presbytère avec la pente du toit, le bois omniprésent dans ce lieu reclus d’âge qui encourageait le partage ? Je ne sais pas, mais j’ai rarement éprouvé tant de chaleur et d’attention dans une rencontre littéraire.

Impossible de savoir qui étaient les plus heureux, des spectateurs (surtout des spectatrices comme d’habitude) ou de l’autrice. De nombreuses questions encourageaient les anecdotes sur la façon dont naît un texte, des remarques pleines de finesse faisaient rebondir la compréhension des romans, des rires fusaient, et pour finir les bénévoles avaient préparé une délicieuse collation durant laquelle les échanges ont pu se prolonger.Rencontre d'Arenthon - Un public conquisJe n’oublierai pas cette rencontre dans un petit village où quinze bénévoles et une jeune bibliothécaire font vivre l’écrit d’une manière exceptionnelle. Merci à toutes.

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