Les tribulations de Jonathan Coe face au Brexit

Shares

Benjamin, Doug et leurs amis du club qu’ils avaient créé lorsqu’ils avaient vingt ans, ont d’abord traversé les années Thatcher dans Bienvenue au club, puis nous les avons retrouvés quadragénaires et confrontés aux années Tony Blair dans Le Cercle fermé.

Dans Le cœur de l’Angleterre les voilà quinquagénaires et confrontés au Brexit. Les mêmes personnages, de roman en roman, avec comme fil conducteur le temps qui passe et l’évolution de l’Angleterre. Chaque fois un moment de crise, que ce soit pour leur pays ou pour eux-mêmes. Que faire de sa vie, dans le premier opus, crise de quarantaine dans le deuxième, et maintenant celle de la cinquantaine, quand chacun cherche avec plus ou moins d’angoisse comment aborder les prémices de la vieillesse.

Après les bouleversements et les heurts des décennies précédentes, leur pays est au bord du fiasco et le Brexit se profile à l’horizon sans que personne, parmi les intellectuels, ne le voient arriver.

Comme dans les précédents romans de la série, Benjamin, sa famille et ses amis sont attachants et la description de leurs avanies amoureuses, familiales et professionnelles est savoureuse. So british, pourrait-on dire, avec son lot de situations cruelles, dérangeantes ou improbables. Mais le plus improbable, dans ce texte qui commence en avril 2010, c’est que personne n’ait pressenti le ressentiment des classes populaires envers les classes dirigeantes, incapables de résoudre les problèmes du pays. Jonathan Coe montre très bien la montée du nationalisme, le sentiment d’être envahis par les étrangers, les difficultés de nombreux Anglais qui n’arrivent pas à vivre décemment. Continuer la lecture

Le cœur de l’Angleterre
Jonathan Coe
Trad. de l’anglais par Josée Kamoun
Gallimard, août 2019, 560 p., 23€
ISBN : 978-2-07-282952-9

Shares

La rencontre d’Arenthon

1Shares
1

Était-ce le lieu, si chaleureux, du grenier rénové de l’ancien presbytère avec la pente du toit, le bois omniprésent dans ce lieu reclus d’âge qui encourageait le partage ? Je ne sais pas, mais j’ai rarement éprouvé tant de chaleur et d’attention dans une rencontre littéraire.

Impossible de savoir qui étaient les plus heureux, des spectateurs (surtout des spectatrices comme d’habitude) ou de l’autrice. De nombreuses questions encourageaient les anecdotes sur la façon dont naît un texte, des remarques pleines de finesse faisaient rebondir la compréhension des romans, des rires fusaient, et pour finir les bénévoles avaient préparé une délicieuse collation durant laquelle les échanges ont pu se prolonger.Rencontre d'Arenthon - Un public conquisJe n’oublierai pas cette rencontre dans un petit village où quinze bénévoles et une jeune bibliothécaire font vivre l’écrit d’une manière exceptionnelle. Merci à toutes.

1Shares
1

Margaret Atwood et le fiasco cruel de la vie

Shares

Ce texte n’a aucun rapport avec La Servante écarlate et son succès planétaire. Il déroute de premier abord par son aspect, une sorte de collage de différentes nouvelles parues au fil du temps dans des revues diverses. Encore une tentative de régurgitation destinée à masquer le manque d’inspiration ? Pas du tout, ce serait mal connaître Margaret Atwood. Si certaines nouvelles ont déjà été publiées, elles sont intégrées dans un projet d’ensemble qui apparaît dans le titre original, Moral Disorder – Désordre moral.

Ce désordre est celui des souvenirs, de la façon chaotique dont ces derniers nous reviennent en mémoire. Le passé surgit au détour d’une phrase anodine, d’un événement minuscule, il ne s’embarrasse pas de logique temporelle. Seuls les écrivains ordonnent les vies ; même lorsqu’ils racontent la leur, ils retravaillent leur matière pour la lisser, il s’agit d’une construction intellectuelle. Margaret Atwood refuse le procédé. Elle choisit bien sûr les éclats de mémoire, les scènes qu’elle va raconter avec beaucoup d’humour ou d’émotion, c’est selon, mais elle respecte ce kaléidoscope, cette concentration de souvenirs désordonnés qui forment une vie, la sienne. Lorsque le texte commence, l’auteure se trouve elle-même au stade de la vieillesse et va nous raconter sa vie de manière à peine déguisée, une vie dans laquelle nous pouvons souvent nous reconnaître. Le hasard de nos choix, les surprises et les accidents qui viennent bouleverser nos projets. Le chaos qui s’ordonne et trouve sens à la fin, parce que nous éprouvons le besoin que tout ce que nous avons vécu ait une signification.

Tout se mélange dans ce texte. Les souvenirs de la petite enfance reviennent au moment où l’auteure et sa jeune sœur doivent rendre visite à leur très vieille mère, se chevauchent avec sa propre vieillesse. Le cours de la vie, la naissance de sa sœur, les amours et leurs complications, le travail, la ferme où elle a vécu avec son compagnon, tout vient de manière chaotique. Il y a beaucoup d’humour dans ces passages, mais celui-ci fait place à une tendresse douloureuse lorsque nous passons au très grand âge des parents. Continuer la lecture

Le fiasco du Labrador
Margaret Atwood
Traduction
10/18, mars 2012, 288 p., 8€
ISBN : 978-2-264-05411-1

Shares

Les Testaments éclairent La Servante écarlate

Shares

Margaret Atwood a écrit la suite de La Servante écarlate pour répondre aux interrogations de ses lecteurs qui voulaient savoir ce qui se passait réellement après la fin du roman, celle-ci autorisant différentes interprétations.

Trente-cinq ans laissent largement le temps de réfléchir aux réponses possibles, lesquelles ont évolué à mesure que la société elle-même évoluait et que les hypothèses devenaient réalité. (p. 535) […] Il arrive que les totalitarismes s’effondrent, minés de l’intérieur, parce qu’ils n’ont pas réussi à tenir les promesses qui les avaient portés au pouvoir ; il se peut aussi qu’ils subissent des attaques venues de l’extérieur ; ou les deux. Il n’existe pas de recette infaillible, étant donné que très peu de choses dans l’histoire sont inéluctables. (p. 536)

Les Testaments nous relatent les prémices de l’effondrement de Galaad (l’auteure a choisi cette fois-ci de traduire l’hébreu Gilead).

La construction est complexe et nécessite une adaptation de la part des lecteurs qui avaient pris l’habitude d’épouser le seul point de vue de Defred alias June dans La Servante écarlate. Dans cette suite polyphonique, trois personnages s’expriment, et il faut faire attention dans les premières dizaines de pages pour bien savoir qui parle, parce qu’autrement tout est confus.

L’auteure nous aide, bien sûr, mais sans nous mâcher le travail.

Le Testament olographe d’Ardua Hall concerne un des personnages les plus importants de Galaad, sans doute la femme la plus puissante de la théocratie, Tante Lydia. Elle figurait dans La Servante écarlate, femme retorse et cruelle dévouée au régime.

En premier lieu, le régime a besoin de moi. Je suis celle qui gère, d’une poigne de fer dans un gant de velours, lui-même glissé dans une mitaine en soie, le côté féminin de leur entreprise, et je fais régner l’ordre : tel un eunuque de harem, je bénéficie d’une position unique.

Deuxièmement, j’en sais trop sur les dirigeants – trop de scandales –, et ceux-ci ne sont pas sûrs de ce que j’ai pu fabriquer avec ces informations. S’ils me pendent haut et court, qui sait si ces fameux scandales ne s’ébruiteront pas d’une manière ou d’une autre ? Ils craignent peut-être que je n’aie pris soin de les sauvegarder ; ils n’auraient pas tort.

Troisièmement, je suis discrète. Tous ces hauts responsables ont toujours eu le sentiment que leurs secrets ne risquaient rien avec moi ; mais ce – je l’ai fait comprendre à mots couverts – tant que je ne risquais rien non plus. Il y a longtemps que je crois à l’équilibre des pouvoirs.

En dépit de ces mesures de sécurité, je ne me berce pas d’illusions. Galaad est un lieu où l’on perd vite pied : les accidents y sont fréquents. Quelqu’un a déjà rédigé mon éloge funèbre, c’est évident.

Quinze ans plus tard, nous découvrons comment elle a adhéré à l’idéologie totalitaire, poussée par l’instinct de survie. Continuer la lecture

Les Testaments
Margaret Atwood
traduit de l’anglais (Canada) par Michèle Albaret-Maatsch
Robert Laffont, octobre 2019, 552 p., 34,95 $
ISBN : 978-0-385-54378-1

Shares