Mazie, la drôle de sainte de Jami Attenberg

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Jami Attenberg est journaliste à New York. Un jour elle tombe sur un article du New Yorker faisant le portrait d’une dénommée Mazie, « la reine du Bowery ». Le Bowery est un quartier du sud de l’arrondissement de Manhattan, siège de nombreux music-halls, mais également symbole de la dépression économique et de la misère des années 30, ainsi qu’un haut-lieu de la criminalité new-yorkaise.

Un personnage fascinant et un quartier très particulier de New York : Jami Attenberg tient un très beau sujet qu’elle convertit en un roman magnifique, grouillant d’humanité et de pittoresque.

Nous plongeons dans la vie de Mazie grâce au journal qu’elle tient depuis ses dix ans, mais aussi au travers de divers témoignages récoltés par un éditeur en vue d’écrire un livre sur Mazie. Le journal constitue la partie la plus importante du texte, mais les interventions des autres personnages éclairent certains points qui seraient restés obscurs (un journal est toujours plein de non-dits évidents pour la personne qui écrit) et ajoutent un piquant supplémentaire au récit. C’est très subtil, très ingénieux et cela donne un livre original, extrêmement vivant. Continuer la lecture

Mazie, sainte patronne des fauchés et des assoiffés
Jami Attenberg
traduit de l’anglais (États-Unis) par Karine Reignier-Guerre
Les Escales, août 2016, 391 p., 21,90 €
ISBN : 978-2-365-69145-1

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La Perle des faussaires et la vengeance de Han van Meegeren

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Il y a quelque temps déjà, j’avais écrit sur ce blog un article au sujet de  Han van Meegeren, le plus grand faussaire du XXe siècle et un lecteur m’avait demandé quand j’écrirais le roman de sa vie.

C’est fait.

Je trouvais que le personnage était trop fascinant, trop irritant et trop fragile pour se résumer aux messages contradictoires que l’on pouvait trouver à son sujet. Alors je me suis plongée dans son passé. J’ai lu, cherché, creusé sur internet. C’est fou ce que l’on trouve, depuis les villes où son père instituteur a été nommé jusqu’aux photos et aux minutes de son procès, le plus médiatisé de l’après-guerre. On trouve même les dates des nuits  où le peintre s’est retrouvé en cellule de dégrisement ! (Merci aux archives de la police néerlandaise et à Google translate).

Je me suis immergée dans la vie de Han jusqu’à ce que je puisse me mettre à la place de ce peintre cocaïnomane obsédé par le désir d’être reconnu à sa juste valeur.

Tout est vrai dans ce roman et tout est faux puisque, même si je me suis mise dans sa peau,  je ne suis pas Han van Meegeren.

Pour ceux qui n’auraient pas le courage de lire mon article, voici le résumé de la quatrième de couverture :

Han van Meegeren, le plus brillant faussaire du vingtième siècle,
amassa une fortune colossale en vendant ses tableaux aux plus
grands musées et collectionneurs de Hollande. Le mécanisme se
grippa lorsqu’il fut contraint de vendre un faux Vermeer à Hermann
Göring. En 1945 ce tableau trouvé dans la collection du Maréchal,
attira l’attention des experts artistiques des Alliés et ce fut le début
des ennuis.
Pourquoi Han van Meegeren ne se contenta-t-il pas de reconnaître
seulement la paternité de ce faux ? Pourquoi se saborda-t-il en
dénonçant d’autres faux vendus aux plus prestigieux musées et en
apportant des preuves dont personne ne voulait ? Il ne pouvait
ignorer que cela provoquerait sa ruine.
La Perle des faussaires est une plongée dans le monde de l’art ainsi
que dans l’esprit de celui qui sut mieux que personne comprendre
les faiblesses des collectionneurs. C’est la recherche des failles
intimes de cet homme complexe qui fit faire d’énormes progrès à la
science des faux et donne encore des sueurs froides à bien des
directeurs de musées.

Et pour se le procurer en version papier, c’est ici. Pour ceux qui préfèrent lire sur liseuse il est disponible en format Kindle ici et sous quelques jours pour l’EPUB.

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Les doigts coupés, plongée dans les origines de la domination masculine

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Hannelore Cayre se lance dans un projet plutôt culotté avec ce roman qui se présente comme la première scène de crime de l’histoire, mais aussi l’explication de la domination des hommes et de la violence.

On découvre par hasard deux squelettes, l’un féminin, l’autre masculin dans une grotte, dont les murs sont ornés de mains avec des doigts coupés. Des mains de femmes mutilées, protestations imprimées sur la roche depuis 35 000 ans durant la période de l’Aurignacien. Cela se passe en Dordogne, et nous savons que durant cette période charnière, les Homo Sapiens durent rencontrer les hommes de Néandertal puisque les traces de ces derniers figurent dans notre ADN.

Le roman alterne entre deux personnages féminins, d’un côté l’ambitieuse paléontologue Adrienne Célarier, de l’autre, surgie de ces temps qui ne connaissaient pas l’écriture, Oli, dont le corps a été soigneusement isolé des bêtes sauvages par des pierres.

Le projet est original : le discours de présentation de la découverte de la grotte et des deux corps ainsi que les investigations des scientifiques, nous éclaire sur certains aspects de la vie des groupes préhistoriques. Il ne masque pas les interrogations devant ce que nous ne comprenons pas et supposons seulement. Il présente les éléments attestés par le matériau retrouvé ainsi que la comparaison avec les conclusions des anthropologues sur les usages des sociétés dites primitives. C’est passionnant.

Ce discours pourrait être indigeste s’il n’était fragmenté, dispensé entre deux épisodes de la vie d’Oli que l’on suit très vite avec fascination. On découvre  en suivant la jeune femme les animaux de l’époque, les conditions de vie, la solitude, la violence, les rencontres entre les différents groupes. On pénètre rapidement dans ce monde dont on connaît si peu de choses parce que les personnages, au-delà de leur étrangeté, nous ressemblent par leurs sentiments et leurs pensées. C’est malin.

Mais surtout ce roman noir nous présente la découverte de ce moment-clé dans l’histoire humaine : les enfants ne viennent pas de nulle part mais de la semence des hommes dans le ventre des femmes. Ce qui signifie que les hommes ne meurent pas tout à fait, et les femmes ne peuvent pas leur refuser d’être le réceptacle de leur semence. Immense et fondamental moment qui va susciter le chaos. Roman noir, donc.

Cette plongée dans la préhistoire n’a rien à voir avec les grandes sagas comme Les enfants de la Terre de Jean Auel, c’est plutôt la démonstration étayée par l’anthropologie de la domination masculine dans la préhistoire. L’interdiction faite aux femmes de chasser se retrouve en de nombreuses sociétés : aux hommes la chasse et les armes, aux femmes la reproduction et le soin aux enfants. Les femmes ont-elles toujours accepté ces diktats ? La paléontologie nous montre que non, les grottes ornées de leurs mains mutilées sont assez parlantes à ce sujet.

Ce court roman nous fait découvrir de nombreux rites et usages venus du fond des temps, il nous interroge aussi sur l’héritage inconscient que cela nous a laissé dans la distribution traditionnelle des rôles masculins-féminins. Et si on ne coupe plus les doigts des femmes pour les punir de leur insoumission, on fait parfois pire que cela.

La lumière vacillante d’une lampe à graisse reflétée par les cristaux de calcite révèle un corps puis suit des traces de pas d’enfants et d’adultes le contournant jusqu’à un second corps entouré de divers objets et enfin remonte sur les parois couvertes d’empreintes négatives dont toutes ont une ou plusieurs phalanges manquantes. Puis, l’intégralité de la grotte s’éclaire, révélant deux panneaux couverts de centaines de pochoirs de mains mutilées. (p. 17)

Les doigts coupés
Hannelore Cayre
Métailié, mars 2024, 192 p., 18€
ISBN : 979-10-226-1350-7

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Le couple de l’hôtel

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Depuis trois jours que nous sommes en vacances, tous les matins, j’entends un bruit régulier sur le carrelage du couloir, un son mat qui résonne dans ma tête ensommeillée.

Et voilà que, au retour du petit déjeuner, ils s’avancent dans notre direction, le géant et sa minuscule compagne. La main gauche de l’homme agrippe l’épaule de sa femme, et de la droite il serre sa canne de toutes ses forces. La canne. Pas encore apprivoisée, maladroite, hasardeuse. Le fragile colosse avance comme si chaque pas était une victoire douloureuse.

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Au moment de nous croiser aucune salutation, pas de sourire poli, la femme garde obstinément les yeux devant le sol, attentive à chaque pas de son compagnon, à chaque obstacle possible. Elle jette à voix basse en italien des consignes que nous ne comprenons pas mais qui sont très claires : fais attention à ce que tes jambes ne s’emmêlent pas, tiens ta canne bien droite. L’angoisse de la chute.

Ils avaient été très beaux, ils le sont encore, mais la pitié et l’effroi devant les ravages du temps ont remplacé l’admiration et peut-être la jalousie. Il était grand et fort, tous les attributs de l’homme protecteur de sa frêle compagne avant l’effondrement et la dépendance.

L’homme nous fixe, nous happe, nous projette le désespoir de ses yeux très bleus : regardez ce que la cruauté du temps et de la maladie a fait de moi. Ce qu’elle peut faire de vous.

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Badjens, la révolte des filles en Iran

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Elle a seize ans et se demande si elle va brûler son voile, malgré les encouragements de la foule, elle a peur, et sa vie défile. Elle est tout insolence, toute révolte, Badjens :

Bad-jens : mot à mot, mauvais genre.

En persan de tous les jours : espiègle ou effrontée. (p. 21)

Une erreur, voilà ce qu’elle est. On l’a prénommée Zahra comme sa grand-mère, une sainte femme confite en religion, mais pour sa mère elle sera Badjens, celle qui n’a pas le bon genre, celle qui se révoltera.

— Dieu, c’est une fille !

Ce cri d’avant ma naissance.

Le cri fondateur.

Originel.

Celui des hommes de ma famille agglutinés au-dessus du ventre de Maman.

Je les imagine, mon père, mon grand-père, ses frères et ses cousins, les yeux scotchés sur l’écran affichant mon fœtus en 3D. L’obstétricienne bafouille « Désolée », « Désolée », et eux, ils sont ahuris comme si la bombe atomique venait de s’écraser sur Chiraz. (p. 15)

Les souvenirs galopent dans la tête de la jeune fille juchée sur la benne à ordures : le petit frère à qui on passe tout, le pouvoir des hommes, la solidarité entre filles, la vie cachée dans la chambre ou l’ordinateur. Vivre intensément pour ne pas étouffer.

Badjens se raconte à ce moment crucial où les jeunes se révoltent contre la dictature des gardiens de la révolution. Au travers de ce qui arrive à son entourage, sa famille et ses amies, nous suivons  la répression, les morts et les actions contre le régime iranien. Le courage de celles qui naissent avec le mauvais genre, mais aussi celui des jeunes hommes qui refusent le régime.

Ce roman est un magnifique condensé de ce que peuvent vivre les filles dans tous les pays où celles qui ont le malheur de naître avec le mauvais genre sont condamnées d’avance. Seulement en Iran il y a eu Mahsa Amini et en automne 2022 de nombreuses Badjens se révoltent.

Ce court et intense roman galope à toute allure, plein de rires, de cruauté  et de révolte. Il se lit en deux heures, impossible de s’arrêter une fois qu’on a commencé tant cette adolescente effrontée pétillante de vie et de révolte vous happe. Et avec elle ce monde d’hommes où naître femme est une erreur.

Delphine Minoui, la journaliste qui connaît si bien cette partie du monde, nous immerge dans une réalité qui nous peinons à imaginer.  Elle la restitue dans ce court texte, mieux que tout essai.

Badjens
Delphine Minoui
Éditions du Seuil, août 2024, 160 p., 18€
ISBN : 978-2-02-154172-4

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