Archives de catégorie : Critiques

Danser les ombres, Laurent Gaudé en communion avec Haïti

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Avec Danser les ombres, Laurent Gaudé rend un hommage magnifique aux victimes et aux survivants du tremblement de terre de janvier 2010 qui fit 300 000 victimes à Haïti. Un roman de Laurent Gaudé se reconnaît par son souffle, la scansion si particulière de ses phrases dont la musique puissante, subjugue et prend le cœur. Avec Danser les ombres, l’auteur atteint une rare puissance. Lyrisme et empathie, douleur et sensualité, fraternité et violence : nous sommes plongés dans le quotidien du peuple haïtien, juste avant et juste après le tremblement de terre. Tant de morts et tant de courage pour sortir les survivants des décombres, une catastrophe si écrasante que les vivants et les morts se mêlent, la terre en colère fait danser les ombres.

Lucine se rend à Port-au-Prince, sa sœur Nine vient de mourir, elle doit se rendre chez le père d’un des enfants de Nine à Pétion-ville, dans la ville haute, celle où vivent les riches, loin de la misère, des odeurs et de la vie. Elle y rencontre de nombreux personnages emblématiques dont Firmin le chauffeur de taxi hanté par son passé. Lucine va habiter au Fessou, un ancien bordel où se réunissent des amis du vieux Tess. Elle va rencontrer Saul, personnage christique aux études de médecine avortées.

Tout se mêle en une danse où douleur et vie s’enlacent, où vivants et morts se mélangent, s’aiment, peinent à se séparer. Le peuple a connu la dictature et la misère, la peur et les tortures. Les mythes vaudous sont vivaces, impossible de démêler dans ce foisonnement de vie ce qui appartient à la réalité ou au mythe.

Et puis il y a le tremblement de terre.

Hommes, ce qui est sous vos pieds vit, se réveille, se tord, souffre peut-être ou s’ébroue. La terre tremble d’un long silence retenu, d’un cri jamais poussé.

Hommes, trente-cinq secondes, c’est un temps infini et vos yeux s’ouvrent autant que les crevasses qui lézardent vos routes et les murs des maisons. En ce jour, à cet instant, tous les oiseaux de Port-au-Prince s’envolent en même temps, heureux d’avoir des ailes, sentant que rien ne tiendra plus sous leurs pattes, et que, pour les minutes à venir, l’air est plus solide que le sol.

La terre n’est plus une terre mais bouche qui mange. Elle n’est plus sol mais gueule qui s’ouvre.

Là où la terre a faim, les poteaux électriques s’effondrent et les murs s’écroulent.

Il n’y a pas de sang parce que tout est dissimulé par un grand nuage blanc qui monte lentement du sol.

Personne n’avait remarqué que les oiseaux s’étaient tus, que les poules, inquiètes, s’étaient figées de peur. Personne n’avait remarqué que le monde animal tendait l’oreille, tandis que les hommes, eux, continuaient à vivre.

Mais d’un coup, sans que rien ne l’annonce, d’un coup, la terre, subitement, refusa d’être terre, immobile, et se mit à bouger…

Durant trente-cinq secondes qui sont trente-cinq années…

… À danser, la terre…

… À trembler.

Et la terre trembla et dansa, un 12 janvier…

Tourneboulant les morts et les vivants, en ronde frénétique et macabre.

 

Un tel roman, il faut le lire pour comprendre les Haïtiens et partager un peu l’écrasante fatalité qui accable la population.

Danser les ombres
Laurent Gaudé
Actes Sud, janvier 2015, 256 p., 19,80€
ISBN : 978-2-330-03971-4

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Étant donné les abeilles, superbe roman noir

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André Jacobin, négociant en bois, est retrouvé assassiné dans le château d’eau d’un village haut perché des Chambaran. Le bonhomme y a été tué d’une sale façon.

La sophistication surréaliste de sa mise à mort rend perplexe la commissaire Pénélope Marge. Doit-elle chercher le coupable parmi les habitants du village ou ailleurs, sur les traces ténues d’un fantôme qui s’éclipse ?

Des œuvres qui exhibent et normalisent le viol des femmes, la mémoire que l’on veut perdre, celle que l’on veut retrouver, une quête douloureuse vers la croyance et enfin, une vengeance folle…

Voilà de quoi l’histoire tire sa substance… Voici la trame sur laquelle Pénélope tisse son enquête.

Voici enfin le polar féminin que j’attendais, avec une enquêtrice en pleine montée de lait, des collègues et des suspects troublés par cette évidente féminité, libidineux et déstabilisés ! Avant de vous plonger dans l’intrigue, n’oubliez pas de lire la liste des personnages. Vous constaterez que nombre d’entre eux évoquent des références historiques, littéraires, géographiques, culturelles en un mot. Les autres, par euphonie, suggèrent leur fonction dans le roman par associations d’idées.

Pénélope Marge née Clovis, la pugnace et sensible commissaire de cette macabre Odyssée tire les fils et défait les évidences avec une attention toute féminine. Elle est commissaire, ce qui n’est pas courant, et justifie son nom de Marge.  Le nom de la victime, Jacobin,  évoque non seulement un révolutionnaire, mais quelqu’un qui concentre des pouvoirs. L’un des personnages centraux de cette histoire, la bouleversante Abi est costumière Elle fabrique des habits pour le théâtre avec une préférence marquée pour les personnages tragiques. Abi est la contraction d’Abelha qui signifie abeille.

Le titre quant à lui reprend une partie du titre d’une œuvre de Marcel Duchamp, Étant donné, œuvre qui aura une importance centrale dans le crime commis. Continuer la lecture

Étant donné les abeilles
Pascale Expilly
Astre Bleu Éditions, septembre 2023, 300 p., 20 €
ISBN : 978-2-49002-135-2

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Transformation à Yellowstone, la vie à sa juste place

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Il n’est pas dans mes habitudes de vous présenter un livre de développement personnel, mon créneau c’est plutôt la littérature, exigeante de préférence. J’éprouve cependant le besoin de vous présenter celui-ci, loin de la littérature pessimiste et narcissique que j’ai lue ces temps-ci.

Voilà une bouffée d’air frais, très frais, puisque l’auteure nous embarque pour le parc national de Yellowstone en plein hiver. Dans ce paysage grandiose où les extrêmes se côtoient, ce parc national de tous les excès de la nature, quatre personnes sont réunies, portées par leur passion commune pour la nature et la photographie animalière.

Bien sûr ce voyage initiatique va révéler les failles de chacun des participants, mais on se laisse porter par la magie de ce voyage. On sent que Florence Coulin partage avec nous son émerveillement devant cette nature violente qui dépasse tous les superlatifs, ses descriptions sont d’une précision jamais pesante, nous nous laissons porter par le texte, et ils sont devant nous, ces wapitis, coyotes, loups et bisons, ils sont là tous les autres êtres vivants qui tentent de survivre à la rigueur de l’hiver. Manger et être mangé, les scènes décrites peuvent sembler cruelles, mais elles ne sont jamais complaisantes ou forcées. Nous apprenons beaucoup de choses sur les loups ou les bisons par exemple, mais ce n’est pas du tout pesant.

Les bisons, poussés par le froid et la difficulté de trouver de quoi manger sous cette épaisse couche de neige, venaient souvent pâturer près des sources chaudes. S’ils avaient accès à de l’herbe, pouvant pousser sans neige pour les recouvrir grâce à la vapeur d’eau chaude volcanique, cela avait un prix. L’eau était chargée de fluor de silice qui abîmait leurs dents. La silice faisait l’effet de petites particules de verre pilé et érodait les dents beaucoup plus vite que normalement. Ces bisons vivaient mieux, mouraient moins durant l’hiver, mais avaient une durée de vie plus courte que les autres habitants de plaines non volcaniques. (p.78)

Ce n’est pas un livre de Sylvain Tesson, mais un livre de développement personnel. Les personnages du texte vont trouver un autre sens à leur vie, mettre leurs problèmes à leur place et tenter de les résoudre en prenant du recul. Avec honnêteté Florence Coulin ne prétend pas tenir une baguette magique entre les mains, mais elle donne mine de rien d’excellents conseils dont tout le monde peut profiter. Profitez à votre tour de l’optimisme et de l’amour de la vie qui se dégage de ce joli livre, ce sera un rayon de soleil dans votre bibliothèque.

Transformation à Yellowstone
Florence Coulin
Éditions Baudelaire, janvier 2021, 112 p., 13,50 €
ISBN : 9791020337986

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Numéro deux, la douleur de l’échec

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En 1999 débutait le casting pour trouver le jeune garçon qui allait interpréter Harry Potter et qui, par la même occasion, deviendrait mondialement célèbre.

Des centaines d’acteurs furent auditionnés. Finalement, il n’en resta plus que deux. Ce roman raconte l’histoire de celui qui n’a pas été choisi.

Quatrième de couverture du roman.

Le monde entier connaît Harry Potter. L’histoire de J. K. Rowling, véritable conte de fée prélude à une œuvre qui a enflammé les adolescents – même ceux qui ne lisaient jamais d’ordinaire. Très vite le monde du cinéma s’intéressa au phénomène, et l’autrice de la saga exigea que les jeunes héros soient anglais.

Le début de Numéro deux de David Foenkinos nous raconte le casting du premier film avec précision, et nous voilà immergés dans les coulisses du phénomène Harry Potter, si bien ferrés par tant d’éléments véridiques que nous en oublions que nous nous trouvons dans une fiction. Les prétendants aux rôles défilent, Daniel Radcliffe ou Emma Watson, mais aussi Martin Hill le petit Londonien qui surgit par hasard dans le casting. Il se trouve auprès de son père accessoiriste dans un film quand il attire l’œil du producteur du film. Martin semble l’incarnation humaine de Harry : petites lunettes rondes et malheurs personnels, fragilité. Au fil des essais successifs, le petit garçon se prend au jeu, et lorsqu’ils ne seront plus que deux, Daniel Radcliffe et lui, il croira en son destin. Continuer la lecture

Numéro deux
David Foenkinos
Gallimard, janvier 2022, 234 p., 19,50 €
ISBN : 978-2072959028

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La liste de mes envies et celle de mes déceptions

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Comment ça, tu n’as pas lu La liste de mes envies ? Me demanda un de mes amis quelques mois après la parution du roman, en 2012. Cinq cent mille lecteurs s’étaient émus avant lui, et cela l’avait conforté dans son choix, puisqu’ils étaient si nombreux.

Non, je ne l’avais pas lu, et si la réaction mi-horrifiée mi-déçue de mon interlocuteur me fit comprendre l’importance de cette lacune je ne décidai de la combler que cet été en parcourant les étagères de la médiathèque de mon village.

Tout le monde connaît le thème de ce roman grand public très vite passé au théâtre et au cinéma. Ce n’est pas d’hier qu’un succès est adapté de multiples façons, parfois certains textes et auteurs en font les frais, comme Anne Frank, mais dans le cas présent cela ne semble pas être le cas. Je suis très heureuse que cette vague médiatique autour d’une mercière qui a gagné le gros lot de la Loterie Nationale soit devenue une sorte de prophétie autoréalisatrice pour son auteur, Grégoire Delacourt. J’espère seulement que le message un peu simpliste de son roman – « l’argent ne fait pas le bonheur » – ne s’est pas vérifié.

Jocelyne, mercière de son état, vit avec son mari Josselin à Arras ; elle est sans doute loin de ses rêves rose bonbon, son mari ressemble plus à un goujat macho qu’au prince charmant, mais bon, la femme entre-deux âges s’en accommode. Sa vie ressemble à un constat sociologique : les enfants partis qui mènent leur vie, un père vieillissant, un excès de poids, un mari qui s’éloigne.

J’ai vu ces années sur son visage, j’ai vu le temps qui nous éloigne de nos rêves et nous rapproche du silence.

Comment expliquer un tel succès ? La petite mélodie de Grégoire Delacourt, mode mineur, petite musique triste et désenchantée avec des préciosités dans son expression, ne cadre pas avec le milieu sociologique qu’il nous décrit. La vie de l’héroïne ne donne pas tellement envie de s’identifier à celle-ci, avouons-le. Tout change avec l’élément déclencheur : Jocelyne gagne le gros lot du Loto, une somme fabuleuse, mais elle n’en dit rien à personne, se contentant de rêver à de petits aménagements de sa vie. C’est là le coup de génie de l’auteur, publicitaire de son état. Il sait faire rêver les gens. Des centaines de milliers de lecteurs se sont identifiés à Jocelyne et à son dilemme. Bien sûr, ils ont peut-être rêvé plus grand que les modestes envies de cette gentille mercière dont nous découvrons petit à petit l’existence présente et passée, mais désormais l’identification marche à plein.

Jocelyne se rend à Paris encaisser son chèque et elle subit les recommandations d’usage destinées à lui éviter les catastrophes qui guettent la plupart des gagnants du Loto.

Vous l’avez annoncé à vos proches ? Non, réponds-je. C’est parfait, dit-elle ; nous pouvons vous aider à le leur dire, trouver les mots pour minimiser le choc, vous verrez. Vous avez des enfants ? J’opine. Eh bien, ils ne vous verront plus seulement comme une mère, mais comme une mère riche et ils voudront leur part. Et votre mari ; peut-être a-t’il un travail modeste, eh bien il va vouloir arrêter de travailler, s’occuper de votre fortune, je dis bien votre fortune parce que désormais elle sera à lui comme à vous puisqu’il vous aime, ah çà oui il va vous le dire qu’il vous aime, dans les jours et les mois qui viennent, il va vous offrir des fleurs, je suis allergique la coupé-je, des … des chocolats, je ne sais pas, moi, poursuit-elle, en tout cas il va vous gâter, il va vous endormir, il va vous empoisonner. C’est un scénario écrit d’avance, Madame Guerbette, écrit depuis bien longtemps, la convoitise brûle tout sur son passage.

La catastrophe est annoncée. Avec un peu plus de lourdeur que nécessaire, me semble-t-il… Désormais les lecteurs conservent dans un coin de leur tête que trop d’argent peut être une malédiction et se demandent ce qui va arriver à la gentille quinquagénaire. Une légère amertume empreinte de douceur permet une émotion facile. Une certaine gêne également. Quelque chose s’agite dans un coin de la tête : cette mercière s’exprime trop bien, peut-être. D’où lui viennent ces expressions policées, ces phrases Grand Siècle, cette culture ?

J’ai écrit le Boléro de Ravel en images, maman, pour que les sourds puissent l’entendre

Ce côté un peu kitch des phrases vides et des effets faciles ?

Il y a des malheurs si lourds qu’on est obligé de les laisser partir. On ne peut pas tout garder, tout retenir.

Comme si l’auteur n’avait pu résister à la tentation de faire de la dentelle, d’ourler son propos sociologique de fioritures qui abîment son propos.

Surtout, surtout, les personnages ne sont pas tous crédibles. Jocelyne qui avait accepté certaines humiliations de son mari (franchement, sa façon de lui faire payer la mort d’un enfant frise l’odieux) et son manque de considération avec amour et patience, change totalement lorsqu’il se sauve avec le chèque qu’il a trouvé dans une des chaussures de sa femme.

Aucune colère dans un premier temps, juste une femme malheureuse qui doit se reconstruire. Puis, virage à 180 degrés : la femme blessée se durcit, découvre un homme qui l’aime, mieux que dans ses rêves de Ken et Barbie, mais c’est trop tard. L’époux a emporté la gentille femme avec le chèque, et Jocelyne ne fait plus confiance à personne.

Le personnage de l’époux de son côté perd son côté odieux. Après s’être gavé avec l’argent de sa femme en concrétisant des rêves à sa mesure (grosse voiture, grand appartement etc), il se rend compte qu’il aime sa femme. Il mourra seul, bien fait pour lui. Une prostituée à qui il confiait son amour pour sa femme (!!!) informe cette dernière. Mais c’est trop tard, l’argent a tout détruit.

On est un peu gêné devant des revirements si artificiels. Certes dans la première partie on se laisse prendre par l’émotion, comme dans des chansons populaires; l’héroïne est si gentille, si banale, si naïve que nous attendons le malheur qui va la frapper et compatissons par avance. Mais la deuxième partie n’est pas crédible : Jocelyne maigrit, séduit un bel homme, achète une belle maison, mais elle est pleine d’amertume.

Il n’y a que dans les livres que l’on peut changer de vie. Que l’on peut tout effacer d’un mot. Faire disparaître le poids des choses. Gommer les vilénies et au bout d’une phrase, se retrouver soudain au bout du monde.

À lire si les évidences et les fioritures vous séduisent, si vous rêvez de gagner le Loto pour changer de vie, si vous aimez les phrases définitives enrobées de douceur et vite oubliées.

La liste de mes envies
Grégoire Delacourt
JC Lattès, février 2012, 220 p., 16 €
ISBN : 978-2-7096-3818-0

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