Archives de catégorie : Critiques

La Servante écarlate, de plus en plus d’actualité

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Ce roman écrit il y a presque quarante ans semble sorti de l’esprit d’une Pythie qui aurait anticipé les dérives théocratiques du monde occidental et les aurait porté à leur paroxysme.

L’histoire nous est racontée par une servante écarlate appelée Defred. Ce n’est pas son véritable nom, ce dernier signifie seulement qu’elle est attribuée à un homme qui s’appelle Fred, un des Commandants de Gilead, le nouvel ordre qui règne dans une partie des États-Unis après l’exécution de son président. Defred n’a plus d’identité, seulement une fonction. Elle a déjà donné naissance à une enfant normale, donc elle est devenue une  reproductrice dans ce monde menacé d’extinction par l’infertilité. Elle et ses semblables ont été conditionnées dans un centre où des Tantes, c’est-à-dire des femmes plus âgées armées d’un aiguillon électrique à bétail mataient toute tentative de rébellion.

Les reproductrices sont habillées de rouge, couleur du sang et de la vie, on les nomme les servantes écarlates.

Une forme, rouge avec des ailes blanches, une forme pareille à la mienne, une femme indéfinissable qui porte un panier s’avance vers moi le long du trottoir de briques rouges. Elle me rejoint et nous nous scrutons le visage, du fond des tunnels de tissu blanc qui nous enferment. (p. 39) […] Nous ne sommes pas autorisées à nous y [au centre de la ville] rendre, sauf à deux. […] La vérité, c’est qu’elle est mon espionne et moi la sienne.

Cette femme est ma partenaire depuis deux semaines. Je ne sais pas ce qui est arrivé à la précédente. (p. 40)

Tout est dit dans cette description : la déshumanisation, la reconnaissance et la méfiance entre semblables, la peur. Ces femmes n’ont aucun droit de regard, dans tous les sens du terme. Nous ne connaîtrons pas le véritable nom de la narratrice.

Defred raconte, passe du passé au présent, parle de son mari Luke et de sa fille dont elle ne dira pas le nom, comme si elle avait intégré de l’intérieur la déshumanisation qui attend la petite après la tentative de fuite de la famille.

Les servantes écarlates sont destinées à procréer, pas à être des esclaves sexuelles. Il n’est pas question d’éprouver du plaisir et je vous laisse découvrir de quelle manière se passe le viol mensuel inspiré d’un passage de la Genèse. Les futurs enfants sont très importants, nous comprenons que peu de femmes sont fécondes, et qu’elles ont assez peu de chances de mettre au monde un enfant viable et en bonne santé. Raison pour laquelle la plupart des femmes des Commandants adhèrent à la nouvelle doctrine. Un enfant assoit leur pouvoir grâce à sa rareté. Continuer la lecture

La Servante écarlate
Margaret Atwood
traduit de l’anglais (Canada) par Sylviane Rué
Robert Laffont / Pavillons poche, octobre 2015, 544 p., 11,50€
ISBN : 978-2-221-20332-3

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Dakota Song, New York en pointillés

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Dakota Song nous plonge dans l’intérieur de l’immeuble Dakota, un îlot mythique de Manhattan peuplé de personnes riches et célèbres, entre autres Lauren Bacall, Leonard Bernstein, Rudolf Noureev et John Lennon et sa femme.

Le fonctionnement de ce genre d’immeuble où tout est assuré par un petit peuple de l’ombre chargé du bien-être des habitants nous est devenu familier avec Jean-Paul Dubois et son roman prix Goncourt 2019 Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon.

 La comparaison s’arrête là.

Ariane Bois situe son roman en 1970, un moment clé de l’histoire new-yorkaise. Dans le premier chapitre un jeune noir de Harlem assiste à l’assassinat de son meilleur ami. Le mari de sa tante, portoricain, veut protéger son neveu et l’amène clandestinement dans les sous-sols du Dakota où il travaille. Ce très jeune homme, c’est Shawn Pepperdine, qui deviendra le premier portier noir du Dakota.

Le début du roman est passionnant, Ariane Bois possède l’art de plonger son lecteur dans les atmosphères les plus étrangères à sa vie. Nous sommes à Harlem, nous nous promenons à l’aube dans New-York, nous sommes plongés avec Shawn au cœur de l’hostilité raciste des autres employés du Dakota. Bientôt, lorsqu’il aura été promu portier, le racisme s’étendra à certains résidents.

Et puis cela dérape un peu. Les chapitres portent le nom du résident dont on lira une partie de l’histoire (ou le nom de Shawn lorsque c’est son tour d’intervenir dans la narration). C’est un parti-pris systématique et difficile à tenir sur le long terme. Les histoires s’entrecroisent et tous ces gens riches, célèbres ou non, finissent par lasser malgré la qualité de l’écriture. Le fil narratif est trop artificiel. Je crois que c’est le piège de l’excès de sérieux et d’accumulation. La documentation entourant cette période et cet immeuble est si riche qu’il a dû être difficile de choisir et par conséquent facile de se perdre. Comment choisir parmi tous ces personnages intéressants ceux qui allaient maintenir la tension dramatique ? Comment sélectionner les éléments historiques qui participeraient intimement à l’histoire des héros, et en définitive quels héros choisir ?

Dakota Song est un portrait pointilliste d’une Amérique en effervescence et d’un immeuble rivé à ses privilèges. Il faut le regarder de loin pour cerner le motif.

Dakota Song
Ariane Bois
Belfond, mars 2017, 448 p., 20€
ISBN : 978-2-7144-7541-1

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Le monde d’Hannah et ses douloureux fantômes

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Ce roman paru en 2011 recrée le monde d’avant-guerre de la communauté du quartier populaire du XIe arrondissement où se mélangent sans conflit apparent immigrants juifs d’origine espagnole et turque avec les Français modestes dits « de souche ».

Ariane Bois possède un talent particulier pour rendre l’atmosphère de ce quartier populaire surnommé le « petit Istanbul ». Hannah a huit ans et découvre l’amitié avec Suzon. Nous accompagnons sa vie comme si nous y étions, le texte est d’une grande puissance d’évocation. Les grands-parents maternels d’Hannah, ses parents Cécile et Haïm, les voisins, les cafés et les gens au travail, tout cela est extrêmement vivant. C’est un plongeon dans un univers bruissant qui va disparaître brutalement. Continuer la lecture

Le monde d’Hannah
Ariane Bois
R. Laffont, octobre 2011, 288 p., 19 €
ISBN : 978-2-221-12592-2

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Le bleu de la nuit, ode funèbre à la vie

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Impossible, lorsqu’on a lu L’Année de la pensée magique en apnée, de ne pas continuer avec Le Bleu de la nuit. Joan Didion écrit ce livre après la mort de sa fille Quintana qui suit de peu celle de son mari John. Comment survivre à l’impensable, le décès coup sur coup de son mari et de sa fille unique ? Comment survivre à une telle concentration de malheur ? En écrivant. Sans pathos, sans plan élaboré : la vie telle qu’elle revient par accès, les souvenirs, le tout se mélangeant aux compte-rendus des analyses de l’hôpital et aux réflexions sur la mort ou la vieillesse. Nous sommes dans la tête et le cœur de Joan Didion, une femme ravagée mais debout qui mélange dans ce texte son combat de mère décidée à se battre devant l’avancée vers la mort de sa fille Quintana. Cette dernière s’était-elle rendu compte de ce qui se passait ?

Elle ne voulait pas parler de cette nouvelle tournure.

Elle voulait croire que, à condition de ne pas « s’appesantir dessus », elle se réveillerait un beau matin et les événements auraient repris leur cours normal.

C’est comme quand quelqu’un meurt, avait-elle dit un jour pour expliquer son approche des choses, mieux vaut ne pas s’appesantir dessus.

La même volonté de vivre chez la mère et la fille. Comme les souvenirs sont cruels lors de l’effondrement de son monde ! Quintana enfant, puis jeune femme, avec sa façon de transformer un événement triste en quelque chose d’heureux, depuis toute petite.

Comment pourrais-je ne pas avoir encore besoin de cette enfant auprès de moi ? (p. 225)

Le déchirement d’une mère dit sans pathos, en peu de mots.

Quand nous perdons ce sens du possible, nous le perdons vite.

Un jour, nous nous affairons à bien nous habiller, à suivre l’actualité, à tenir bon, à ce qu’on pourrait appeler rester vivant ; le lendemain, plus du tout.

Cette ode funèbre est pleine de vie, mais la vie lorsqu’elle cogne et fait mal, au seuil de la vieillesse. On s’interroge : y aurait-il eu une autre façon d’agir qui aurait mené la vie sur un autre chemin ? Et puis non, on ne peut pas détourner la fatalité, il y a les faits, la mort, la douleur. Mais jamais d’apitoiement, une douleur d’une pudeur incroyable. Quelle force dans ce texte ! Quelle finesse également pour décrire le refus de la vieillesse avant la reddition ! Devant les petits accrocs de la vue qui change, les cheveux qui blanchissent et autres signes évidents, on s’accroche aux illusions : Continuer la lecture

Le Bleu de la nuit
Joan Didion
traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty
Grasset, janvier 2013, 240 p., 18,60 €
ISBN : 9 782246 789734

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Comment tenir debout quand tout s’effondre ?

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Joan Didion et son mari John Dunne, tous deux écrivains et scénaristes, viennent de rendre visite à leur fille Quintana qui se trouve aux soins intensifs dans un état critique. John s’effondre juste avant le dîner, foudroyé par une crise cardiaque.

La vie change vite.

La vie change dans l’instant.

On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête.

La question de l’apitoiement. (p. 9)

Telles sont les premières lignes de ce texte écrit sans pathos, sans apitoiement justement. Joan Didion décrit avec une précision clinique tout ce qui a entouré la mort de son mari, elle donne des détails triviaux d’une grande brutalité. Rien sur ses sentiments, son effarement, le traumatisme, la souffrance. Les moments où elle réfléchit sur le chagrin qu’elle éprouve ne sont pas directement autobiographiques, même si tout le texte est une compilation des chocs et gestes qui la roulent dans la rivière de l’indicible. « La question de l’apitoiement » qu’elle refuse dans un premier temps. Comme si le fait de s’épancher ouvrirait des digues qu’elle sait ne pas pouvoir maîtriser. Alors elle se concentre sur le concret, parle de son expérience en utilisant un « nous »  permettant la distanciation : Continuer la lecture

L’année de la pensée magique
Joan Didion
traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty
Le Livre de Poche, novembre 2009, 288 p., 7,70€
ISBN : 978-2-253-12633-1

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