Archives de catégorie : Critiques

Les livres que j’ai lu et dont j’ai voulu en faire une chronique.

Madelaine avant l’aube, la toute-puissance de l’écriture de Sandrine Collette

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Madelaine avant l’aube se présente comme une tragédie en quatre actes dont le personnage principal apparaît aux toutes dernières lignes du premier et clôt le dernier après avoir assumé son rôle d’instrument du destin.

L’histoire se passe dans un hameau séparé du reste du monde par un long fleuve, le Basilic, comme dans les antiques histoires médiévales :

Personne ne veut passer le Basilic. Le long fleuve vert dessous ses pieds se tortille entre les terres tel le petit serpent mortel qui lui a donné son nom. Pourtant Eugène le sait : le Basilic n’est pas un fleuve à serpents. Sa teinte presque émeraude ne vient pas des écailles des reptiles cachés par milliers dans ses trous, comme l’affirment ceux qui jouent à se faire peur. (p.14)

Nous voilà plongés dans un Moyen Âge mythique. L’autrice évoque le petit serpent mortel de la littérature païenne antique, celui qui avait le pouvoir de tuer par son seul regard et la symbolique maléfique du basilic dans les écrits du Moyen Âge.

La seule façon de le franchir est d’emprunter le bac d’une très vieille femme qui reprend le rôle de Charon, le passeur des enfers, et nous comprendrons bientôt que le hameau dans lequel vivent les personnages principaux se situe du côté d’un enfer terrestre, celui de la misère et de la soumission à un ordre seigneurial impitoyable.

Eugène habite avec sa femme Aelis et leurs trois fils dans le hameau des Montées. À côté d’eux vivent Ambre, la sœur jumelle d’Aelis, avec son ivrogne de mari Léon et la vieille Rose, l’âme du hameau, seule dans sa maison avec Bran qu’elle a adopté après le départ de ses fils. Tous vivent sur le domaine des Ambroisie, dont le fils que l’on appelle Ambroisie-le-Fils, chevauche son cheval comme un diable dans la campagne.

Le Fils aime la chasse et il aime nos femmes. […] Parfois une femme se débat et Ambroisie-le-Fils la frappe ou la titille de la pointe de sa dague. Ces fois-là, il y a des traces, on ne peut pas ignorer qu’il s’est passé quelque chose. Mais c’est la faute des filles. Elles n’ont pas voulu laisser faire. Elles se sont mises en danger toutes seules au lieu d’attendre que le Fils en ait fini avec elles, la colère des hommes se retourne contre elles : c’est plus facile d’accuser les victimes quand le bourreau est le maître. Dans le foyer le soir, on s’en veut du bout des yeux, on reste à distance. Le temps passe telle une excuse. Et toujours le monde reprend sa course, un peu plus gris, un peu plus bas, il n’y a rien à dire alors on ne dit rien. (p.53-54)

Arrive une nuit une petite fille, une de ces « enfants de la faim » abandonnés par leurs parents, comme dans les contes, mais celui-ci est particulièrement cruel.

Le hameau des Montées adopte la petite fille, Madelaine prend sa part de la peine des uns et du travail des autres. Surgit la famine, rendue de façon hallucinante par l’autrice, avec des mots de peu, des mots qui rongent le lecteur comme la faim ronge et obsède les personnages.

Notre univers se rétrécit. Petits jours, petits espaces, petites sorties. Seule notre faim est immense. (p.112)

La rudesse des jours et les non-dits, la tendresse et la violence ainsi que les drames se succèdent, jusqu’au paroxysme. Cruauté, révolte et vengeance se mêlent en un incroyable maelstrom qui laisse le lecteur pantelant, assommé par la force de ce qu’il vient de lire.

Ce roman a été pour moi un véritable choc de lecture. Une telle puissance d’évocation, une écriture qui vous enserre et ne vous lâche plus, je n’en connais pas beaucoup.

Sandrine Collette torture parfois un élément aussi banal de la ponctuation que le tiret pour en extraire ce qu’il n’a jamais donné. Un tiret peut servir à isoler un élément dans une phrase, mais on attend toujours la suite de la phrase. Sauf que là, elle ne vient jamais. Le lecteur trébuche, et l’impression produite est puissante.

Il y a des ombres, des mouvements furtifs, peut-être dans notre imagination sauf que –

Les chiens gueulent. (p.19)

ou bien

Il y avait des sabots à n’en plus finir, jusqu’à ce que –

Après il y a eu l’accident. (p.36)

Avec ce tiret qui nous force à imaginer la suite, la déstabilisation du lecteur est assurée, tout comme l’éblouissement devant l’effet induit avec si peu de moyens. Le reste est à l’avenant. Je ne suis pas encore revenue d’une lecture pareille.

Madelaine avant l’aube
Sandrine Collette
JC Lattès, août 2024, 252 p., 20,90 €
ISBN : 9782709674539

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Roman d’amour et cabale extrémiste

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Perumal Murugan est un auteur indien de langue tamoule très connu en Inde. Avec Femme pour moitié il nous offre un superbe roman d’amour qui se déroule dans sa région d’origine, dans le sud de l’Inde.

Dans la campagne du Tamil Nadu, Ponna et Kali, s’aiment passionnément. Une seule ombre à la vie de ce couple de paysans : bien que  mariés depuis douze ans, ils n’ont pas d’enfant. Cela ne gêne pas Kali, mais il en va autrement chez Ponna qui vit très douloureusement les pressions et avanies de la part de leur entourage social et familial. Le couple se rend dans tous les temples où les dieux pourraient exaucer son vœu de maternité, en vain.

Le texte nous raconte par le menu le quotidien d’une campagne indienne reculée, et nous voilà plongés dans un autre monde. L’évocation de la vie quotidienne est si imagée avec son tricotage serré de religion, de coutumes et de superstitions, sa description par le menu de l’absence d’intimité des couples et l’importance de la famille, que nous voyons vivre Ponna et Kali. Pourtant l’histoire est universelle : deux êtres s’aiment passionnément, mais quelque chose manque – l’infertilité dans le cas précis – et c’est la porte ouverte à la tragédie à venir.

Ponna n’est qu’une Femme pour moitié puisqu’elle ne peut enfanter, le titre nous semble limpide, mais Perumal Murugan nous donne les raisons de son choix, autrement plus subtiles.

Le titre de ce roman fait référence à une des formes du dieu Shiva qui est représenté moitié homme moitié femme, l’être divin étant formé par la fusion totale des deux aspects de l’être humain. Métaphoriquement les héros du roman, Ponna et Kali, symbolisent cette fusion totale, parce qu’ils ne font qu’un par le corps et par l’esprit. Jusqu’à ce que les mères respectives des époux pensent que la seule solution sera d’envoyer Ponna à un festival du temple de Kali…

C’est le moment clé du roman, une bacchanale éblouissante avec le désespoir de Kali en contrepoint.

La sensualité frémissante du texte est superbement rendue par la traduction de Léticia Ibanez.

Ce roman magnifique a eu beaucoup de succès en Inde, mais les choses se sont gâtées pour l’auteur lorsque la traduction anglaise a paru. Une véritable cabale des extrémistes hindouistes s’en est suivie, avec lynchage médiatique et violences physiques et menaces contre sa famille. Les déchaînements de haine dont l’auteur a été victime l’ont affecté, au point qu’il a annoncé son suicide littéraire dans Facebook :

L’écrivain Perumal Murugan est mort. Comme il n’est pas un dieu, il ne va pas ressusciter. Il ne croit pas non plus à la réincarnation. Enseignant ordinaire, il vivra désormais sous le nom de P. Murugan… Laissez-le tranquille…

Il a dû s’exiler à Madras.

L’histoire se termine bien, puisqu’une mobilisation intellectuelle ainsi que le rejet par la Haute Cour de Madras des poursuites judiciaires contre l’auteur ont rendu sa vie d’écrivain à Perumal Murugan. Mais fragilisé par la violence de l’épisode, l’autocensure ne le quitte plus.

Femme pour moitié
Perumal Murugan
traduit du tamoul par Léticia Ibanez
Gallimard, 2025, 224 p., 21,50 €
ISBN : 978-2-07-301092-6

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Le mage du Kremlin, manipulations et puissance

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Un chercheur français est convoqué dans une magnifique demeure par un puissant, c’est le narrateur. En face de lui Vadim Baranov va raconter à cet auditeur attentif et muet (il ne s’exprime jamais) comment lui et quelques autres ont réussi à hisser Vladimir Poutine au sommet de l’état. Le narrateur argument s’efface d’ailleurs dès le troisième chapitre pour laisser toute la place à celui qui est le personnage du roman. Baranov est fictif, mais tout le monde reconnaîtra Vladislav Sourkov, le puissant idéologue du Kremlin. Toutes les personnes importantes citées dans le roman existent ou ont existé avant leur fin tragique, les oligarques Boris Berezovsky et Mikhaïl Khodorkovski par exemple.

Si l’argument bateau de la structure du texte surprend un peu par son extrême banalité, il est en réalité très habile. Un peu comme si l’auteur nous faisait un clin d’œil pour que nous ne soyons pas dupes devant ce qui se présente comme une fiction. Au vu de sa connaissance intime des rouages de la Russie de Poutine, on est très vite embarqués, et on oublie que l’auteur ne nous livre pas une version historique de faits attestés, mais la façon dont ils ont pu se passer, nuance.

N’empêche, le lecteur est embarqué dans l’intimité des puissants qui ont pensé créer Vladimir Poutine, et c’est fascinant. Baranov et ses semblables ont voulu restaurer la Grande Russie, et lui donner un Tsar qu’ils pensaient malléable. Ils ont voulu

Construire le mythe de notre puissance  (p. 222)

Ce livre nous plonge dans l’intimité de ceux qui ont éprouvé une humiliation devant la décadence de la Russie et éprouvaient un formidable désir de revanche.

Notre chef-d’œuvre a été la construction d’une nouvelle élite qui concentre le maximum de pouvoir et le maximum de richesse. Des hommes forts, capables de s’asseoir à n’importe quelle table sans le complexe de vos politiciens loqueteux et de vos businessmen impuissants. Des personnages complets, capables d’utiliser toute la gamme des instruments qui servent à produire un impact sur la réalité : le pouvoir, l’argent, même la violence quand cela est indispensable. Vos pseudo-dirigeants ne sont pas équipés pour faire face à une élite de ce genre, qui semble venir directement d’un autre âge, du temps glorieux des patriciens de la Rome antique, celle des fondateurs des empires de tous les temps. (p. 166)

Écrit avant la guerre en Ukraine, malgré certaines faiblesses ce livre nous éclaire sur le désir de puissance de la Russie avec lequel il nous faudra compter.

Le Mage du Kremlin aurait-il eu autant de succès si les lecteurs l’avaient considéré uniquement comme un roman ? Si l’auteur du livre, Giuliano da Empoli n’était pas un politologue très connu ? S’il n’y avait eu l’omniprésence de Vladimir Poutine dans les médias et notre conscience ?

J’ai lu Le Mage du Kremlin en parallèle avec La danseuse de Kiev et la vision de la série documentaire sur les oligarques de Poutine disponible sur Arte.tv. Ce mélange de points de vue, d’images d’archives et d’immersion me semble très important.

Le mage du Kremlin
Giuliano Da Empoli
Gallimard, avril 2022, 279 p., 20 €
ISBN : 988-2-07-295816-8

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La ballerine de Kiev, danse de mort et de vie en Ukraine

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Svitlana et Dmytro, tous deux danseurs étoile à l’opéra de Kiev, sont unis sur scène comme à la ville.

Quand ils sortent de l’Opéra après la représentation, en cette soirée glacée d’hiver, les nouvelles ne sont pas bonnes. Les téléphones frémissent de rumeurs, les bruits de bottes se rapprochent. Pendant qu’ils dansaient, tout s’est accéléré, ce n’est plus qu’une question d’heures à présent. […]

Les premiers obus russes tordent le ciel à l’aube. À 5 h 07, précisément.

Ce 24 février 2022 la vie de tout un pays bascule. Dès lors, chaque chapitre du roman porte la date et parfois l’heure du jour de la guerre, avant la relation des événements selon le point de vue de l’un ou l’autre membre de l’opéra de Kiev. Ce choix confère une intensité dramatique au quotidien rythmé par les bombes et la mort, l’héroïsme ou la lâcheté, et le désespoir, souvent.

Stéphanie Perez, grand reporter de guerre dans le civil, connaît bien ce dont elle parle, elle a fait plusieurs séjours en Ukraine pour des reportages. Elle nous livre une réflexion riche et sensible de ce qu’est la guerre au niveau des êtres humains. Tous les choix de l’autrice se révèlent d’une grande subtilité, à commencer par celui du lieu et des personnages principaux. L’Opéra de Kiev est un lieu élitiste, quant à ses danseurs, leur préoccupation majeure concernait la perfection du corps et des mouvements. Et tout à coup la guerre, avec l’engagement de Dmytro et celle de son rival Vadim, avec certaines défections ou trahisons. Chacun réagit comme il peut en fonction de son histoire et de sa sensibilité : courageux ou lâche ? Issu(e) d’une famille russophone ? D’une famille pro-russe ? Chargé de famille ? Continuer la lecture

La ballerine de Kiev
Stéphanie Perez
Récamier, 2024, 247 p., 20,90 €
ISBN : 978-2-38577-089-1

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La Montagne dans la mer, vertigineuse plongée dans l’altérité

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Ce roman d’anticipation se situe dans un futur indéterminé, mais certains éléments comme le pillage des océans ou l’esclavage moderne existent déjà, rendant cette uchronie très proche. 

La docteure Ha N’guyen, biologiste marine de grande réputation, a accepté de travailler pour la toute puissante multinationale DIANIMA, spécialisée en intelligence artificielle, qui vient de racheter l’archipel de Côn Ðáo au Vietnam. Elle se retrouve quasi prisonnière sur l’île principale en compagnie d’Evrim, l’androïde asexué. Est-ce pour le protéger ? Avec celui-ci la patronne de DIANIMA a réussi à créer un robot tellement supérieur aux hommes que la population exige sa destruction.

Ha et Evrim sont protégés et surveillés par Atlantsetseg, la responsable de la sécurité de l’archipel. Est-elle totalement humaine, cette ancienne combattante criblée de cicatrice qui se régénère dans un élément liquide ? Impossible de le savoir. Elle communique par l’intermédiaire d’un traducteur automatique et dirige une armée de drones.

Il y a un mystère à Côn Ðáo qui a été vidé de ses habitants par DIAMINA. Très vite Ha va découvrir pourquoi elle a été engagée, elle que les pieuvres fascinent par leur intelligence exceptionnelle, chaque tentacule étant doué d’intelligence, indépendamment du cerveau central. La seule chose qui a empêché les pieuvres d’évoluer, c’est leur vie très courte et le manque d’altruisme de l’animal.

Mais si cet obstacle avait été levé dans l’archipel ? Si la forme d’intelligence la plus étrangère ne se trouvait pas sur Mars mais sous la mer, cet espace qui occupe les deux tiers de notre planète ? Comment alors réussir à comprendre, admettre et tenter de communiquer avec l’altérité la plus radicale qui soit ? Lorsque l’espèce découverte possède une intelligence qui n’a rien à voir avec la nôtre, comment entrer en contact et essayer de se comprendre ? Et qu’est-ce que la communication, la conscience, le langage ? Avant de tenter de définir l’Autre, ne faudrait-il pas être au clair avec le concept d’Humanité ?

Evrim sourit.

À ce moment, Ha comprit. Voilà pourquoi le monde ne fabriquerait plus d’IA humanoïde. Le sourire était parfait. Sincère, naturel. Pleinement humain.

Et justement, à cause de cela, ce sourire évoquait l’ombre de votre propre mort. L’existence d’Evrim impliquait la vôtre. Elle démontrait aussi que vous n’étiez rien de plus qu’une machine – un ensemble d’impulsions préprogrammées qui se répétaient à l’infini. […]

Un journaliste avait demandé un jour à Mínervudóttir-Chan :

« Qu’est-ce qui caractérise un androïde ? Pourquoi se donner tant de mal pour qu’il ait l’air humain, alors que créer un véritable humain est pratiquement gratuit ? »

Elle avait répondu : « L’humanité possède une particularité, à la fois superbe et terrible : nous accomplissons toujours ce que nous sommes capables de faire. » (p.53-54)

Evrim concentre cette question centrale d’humanité. Evrim est une intelligence artificielle, pourtant il éprouve le doute et la souffrance, ce qui, d’un point de vue de lecteur est plutôt troublant. Il est un être conscient. Alors est-il vivant ? Humain ? Un troisième type de créature ?

« Je pense, donc je doute d’exister », dit Ha.

Evrim leva les yeux vers elle.

« C’est une maxime classique et une énigme, continua Ha. Le langage ne nous permet pas seulement de décrire le monde tel qu’il est. Il ouvre également un monde sur des choses qui ne sont pas là. Il nous donne le pouvoir de spéculer. Puisque nous sommes des êtres créatifs qui utilisent le langage, nous réfléchissons mieux en prenant des choses comme exemples ; nous pouvons résoudre des problèmes plus complexes. Nous sommes capables d’imaginer comment des choses pourraient être, auraient pu être ; ou ce que ces choses pourraient devenir. La clé de notre créativité consiste à imaginer ce qui n’est pas. Les animaux dépourvus de langage n’ont pas cette possibilité. Grâce à ce pouvoir, nous sommes beaucoup plus libres d’agir d’une nouvelle manière, d’innover, d’inventer, de considérer notre situation sous des angles bien différents et de trouver de nouvelles solutions. Mais nous pouvons aussi produire d’innombrables absurdités, fort éloignées de la vérité. (p.292)

Le roman aurait pu virer à un huis-clos lassant si toute l’action se déroulait sur l’archipel de Côn Ðáo. Mais deux autres histoires se greffent sur la recherche de communication avec les pieuvres. Elles ont trait à l’intelligence artificielle.

La première met en scène Rustem, un hacker spécialisé dans l’effraction des esprits, qui se trouve à Astrakhan, en Russie. Il est engagé par une organisation inconnue pour pénétrer le cerveau d’Evrim. Son contact est un abglanz – mot allemand qui signifie reflet, trace ou copie –, dont il ne voit jamais vraiment le visage :

Lorsqu’il arriva dans son alcôve, elle se trouvait attablée devant une assiette d’esturgeon grillé. L’abglanz affichait un visage toutes les demi-secondes environ, si rapidement que l’oeil ne parvenait pas à distinguer des traits avant le changement suivant. Des hommes, des femmes, des visages non-binaires, éphémères et convaincants. Certains étaient très beaux, d’autres plutôt communs, d’autres horribles. S’agissait-il de véritables personnes ou d’images générées par ordinateur ? (p.43)

La deuxième histoire se passe sur Le loup des mers, un bateau-usine pirate dédié à la pêche industrielle qui ravage les océans. Cette réalité de notre époque est perfectionnée dans le roman : le navire est commandé par une IA, et les pêcheurs sont des esclaves capturés ici et là. Une vie humaine d’épuisement parallèle à l’épuisement des stocks de poissons. Nous suivons Eiko et son ami Son dans cette hallucinante épopée marine.

Les deux histoires secondaires se mêlent à la principale, on ne voit pas les liens entre les trois, mais elles se tissent pourtant dans une tension qui ne lâche plus le lecteur, une fois le début un peu déroutant assimilé.

Un homme pouvant pénétrer dans le cerveau d’autres hommes et provoquer leur mort, une IA programmée pour faire le plus de profit possible et capable de tuer elle aussi, cela est un futur dystopique certes, mais qui nous fait frémir parce qu’il ne nous semble pas impossible.

Je ne vous raconterai pas le dénouement du roman, qui n’est à mon avis pas la meilleure part de ce texte foisonnant. C’est comme si l’auteur s’était laissé dépasser par ses héros, à moins qu’il ait eu envie de respirer et de conclure par un accès d’optimisme.

Si la fin m’a un peu déçue, il en est tout autrement de l’onomastique des prénoms des principaux personnages. Rien, dans ce roman foisonnant (plus de 400 pages) n’est laissé au hasard. Chaque prénom des personnages principaux correspond à son caractère ou à ce qui va lui arriver. Le prénom de Ha signifie « travailleuse, déterminée et stricte », celui d’Evrim « évolution » ou « progression », quant à celui d’Atlantsetseg c’est un mot-valise composé de l’Atlantide, le continent englouti et du nom d’un district dans une province de Mongolie.

Les personnages secondaires sont tout aussi bien dotés : Eiko porte un prénom japonais qui signifie « enfant de la longévité » quant à Rustem, le hacker meurtrier, la signification de son prénom (personne bienveillante et calme) prend tout son sens à la fin du roman.

De la même façon les noms des différentes parties de La montagne dans la mer renvoient à des notions parfois ardues mais très précises que l’on peut grossièrement résumer ainsi :

I Les qualia (philosophie contemporaine) sont les qualités ressenties de nos expériences conscientes.

II Le concept d’Umwelt vient de l’éthologie pour décrire le caractère déterminé des stimuli environnementaux auxquels un animal réagit.

III La notion de sémiosphère est un mot valise entre la sémiotique et le mot sphère. Tous les êtres vivants sont intimement liés les uns aux autres.

IV L’autopoïèse (terme de biologie) est la propriété qu’ont les organismes vivants de générer eux-mêmes leur organisation structurale et fonctionnelle, en interaction permanente avec leur environnement.

Dans ce roman d’une richesse incroyable, la notion d’humanité est fondamentale. Au fond, qu’est-ce qui nous caractérise ? L’intelligence, le langage, l’écriture ? Que signifie être un être humain ?

Chaque nouvelle chose que nous construisons transforme nos existences et entraîne des conséquences. Mais nous ne pouvons pas nous empêcher d’inventer, n’est-ce pas ? Nous sommes obligés de le faire, c’est gravé dans notre ADN. L’homme est l’animal technologique par excellence. (p.311)

La notion de conscience revient comme un leitmotiv, elle est si difficile à déterminer. Quant à une intelligence radicalement autre, le contact semble presque insurmontable.

Je crois qu’il leur sera impossible de nous comprendre. Ils verront tout ce que nous leur disons à travers le prisme de leurs croyances personnelles à notre égard – et ces croyances constitueront un autre obstacle à notre communication en déformant tout ce que nous pourrons leur dire. (p.390)

Ce roman-monde pose plus de questions qu’il n’en résout, mais les questions qu’il pose, un jour ou l’autre nous nous les poserons.

La Montagne dans la mer
Ray Nayler
traduit de l’anglais par Henry-Luc Planchat
Le Bélial’, septembre 2024, 448 p., 24,90€
ISBN : 978-2-38163-149-3

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