Archives de l’auteur : Nicole Giroud

L’arbre devant la fenêtre

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Elle regarde par la fenêtre de la chambre et admire l’arbre qui se découpe dans l’ouverture. Il est déjà roux, comment est-ce possible ? Hier encore elle s’émerveillait de sa floraison blanche, si fugace qu’elle en a toujours eu le cœur serré.

Tous les matins de sa vie depuis qu’elle est mariée elle regarde par la fenêtre. Au début l’arbre que lui avait donné son ancienne patronne était si petit qu’elle devait se pencher pour le voir. Oui, il était bien là, comme son petit à elle ! Ils ont grandi tous les deux, l’arbre a envahi le paysage, son fils est parti.

Pourquoi tu restes, maman ?

Il s’est sauvé, avec la mauvaise foi comme protection contre le remords.

Au fond, tu dois y trouver ton compte aux coups du père, non ?

Il est trop jeune pour comprendre que les barreaux de la terreur engendrent la plus solide des prisons.

La monotonie des jours et l’absence de surprises. Survivre aux coups, aux humiliations, à la solitude. Elle a appris à se rouler en boule pour protéger sa tête lorsqu’il cogne. Pendant qu’Alfred se défoule elle pense à sa famille d’Amazonie, celle qui ne détourne pas la tête devant les marques noires. Le double qu’elle s’est inventé s’appelle Amanda. La jeune femme se jette dans le puits à sa place et lui tient compagnie. Petit à petit Amanda est suivie par toute sa famille : sa mère, son père, sa nourrice. C’est une famille pleine de drames et de souffrance, elle n’a pas assez d’imagination pour inventer le bonheur.

Il y a de la bise aujourd’hui, et des feuilles rouges s’envolent en direction du ciel bleu.

Amandine, qu’est-ce que tu fais encore, le café n’est pas sur la table !

Un dernier regard et elle ferme la fenêtre.

Amandine, c’est l’heure du déjeuner, il faut descendre, viens…

La vieille dame se secoue. Cet arbre n’est pas son arbre, Alfred est mort et Jean l’a mise dans une maison de retraite. Quelque chose se noue au niveau du plexus, alors elle esquive la douleur et regarde encore une fois l’arbre avant d’accompagner sa voisine de chambre.

De nouvelles feuilles se libèrent des branches et se jettent dans l’inconnu.

Cela lui donne des idées.

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Un jardin en Australie, correspondances et liens entre deux femmes

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Il y a longtemps, en Australie, une femme a planté des citronniers de Sicile.

L’incipit de ce jardin en Australie de Sylvie Tanette est un appel à l’imaginaire et à la surprise : des citronniers de Sicile en Australie, en plein cœur de l’île-continent, chaleur extrême, désert et sable rouge ?

Elle vivait à peu près au centre de l’actuel État du Territoire du Nord, dans une région où le paysage se résume à une plaine aride, un désert de sable rouge et des collines écorchées. Au XIXe siècle, des colons ont édifié ici la petite cité minière de Salinasburg, et son agglomération s’effiloche aujourd’hui sur plusieurs kilomètres.

Les lignes suivantes pour vous montrer le style de l’autrice, tout en épure, avec des trouvailles subtiles de peintre – cette agglomération qui s’effiloche – !

Virginia Woolf parlait d’une chambre à soi, ici il s’agit d’un jardin à soi, mais c’est la même exigence de liberté, à soixante-dix ans de distance, pour deux jeunes femmes dans ce « lieu d’où les morts ne partent pas » selon les légendes aborigènes.

Très jeune, Ann a quitté la vie bourgeoise de sa famille à Sydney pour suivre le beau Justin dans « le cœur violent » de l’Australie, dans le Territoire du Nord. Très vite son ambition de créer un jardin verger qui révolutionnerait l’économie de la région devient dévorante… C’était dans les années 30, Ann est morte depuis longtemps, mais elle reste dans cette maison déglinguée, incapable de quitter le rêve de son jardin, cette obsession qui a dirigé sa vie et peut-être contribué au désastre final.

Soixante-dix ans plus tard surgit un jeune couple français dont le mari Frédéric vient de trouver un poste de médecin dans la petite ville, quant à sa femme Valérie, elle va diriger un centre d’art contemporain.

J’ai enjambé la barrière pour aller faire le tour du jardin, j’étais envoûtée. La maison semblait avoir traversé toutes sortes de cataclysmes mais elle était là, avec ses murs pâles et sa galerie de bois. Autour on devinait les vestiges d’un ancien verger envahi de broussailles, un potager retourné à l’état sauvage. C’était un désordre d’herbes sèches et de ronces, de fleurs aussi. J’ai remarqué quelques arbres fruitiers, des agrumes. Une clématite magnifique s’agrippait à un pilier. Ensuite c’était le désert et tout au fond on voyait les Hills. L’endroit était magique. Frédéric, je l’ai vu à son sourire, avait deviné. Je voulais vivre ici. (p. œœœhttps://www.grasset.fr/livre/un-jardin-en-australie-9782246818403/28)

Le jeune couple s’installe dans ce lieu dont personne ne veut avec sa petite Elena. Valérie ambitionne de mettre la région en valeur grâce au festival et aux artistes aborigènes qu’elle découvre. Elle se met à défricher le jardin, voudrait lui restituer la splendeur qu’elle devine. Cela l’aide à lutter contre son inquiétude de mère : sa petite Elena ne parle pas alors qu’elle a trois ans.

Les chapitres se succèdent et s’enroulent comme la clématite sur le pilier de la maison. La vie des deux jeunes femmes s’enlacent, l’une cherchant à connaître la vie passée de celle qui l’a précédée en ce lieu, l’autre cherchant à protéger celle qui vient d’arriver. Les deux femmes possèdent beaucoup de points communs : rejet de leur famille d’origine, volonté d’exister par elles-mêmes et de créer quelque chose de grand. Petit à petit, avec beaucoup de subtilité et de sensibilité, l’autrice nous dévoile la vie de ces deux femmes.

Et il y a le jardin, ce lien magnifique par-delà le temps, symbole d’une liberté toujours à conquérir.

Un jardin en Australie
Sylvie Tanette
Grasset, mars 2019, 180 p., 16,90 €
ISBN : 978-2-246-81840-3

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Les éléments de John Boyne, noir tissage du destin

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Dans son roman Les éléments John Boyne reprend la théorie de l’antiquité selon que la matière de l’univers était composée de quatre éléments : l’eau, la terre, le feu et l’air. Cela lui permet de mettre en scène quatre personnages qui se croisent ou s’affrontent autour de la thématique de l’abus sexuel et de tout ce qui peut en dériver.

Vanessa se réfugie dans une petite île de Cornouailles  pour mettre à distance le séisme qui a ravagé la vie de sa famille. Aurait-elle pu empêcher le désastre si elle avait compris l’appel au secours de sa fille Emma ?

Non, balbutiai-je d’une voix éteinte tout en secouant la tête, refusant d’admettre ne serait-ce qu’un instant que ce qu’elle suggérait était possible. Non, c’est faux. Il ne ferait jamais ça. Impossible. Tu te trompes. Il ne ferait jamais une chose pareille à sa propre fille. Il l’aimait. Pourquoi tu dis ça ? Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Mais bon sang, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? (p.104)

Evan quitte l’île en même temps que Rebecca. L’adolescent fuit la honte que lui vaut son homosexualité. Il fuit son père qui voit en lui un grand footballeur alors qu’il rêve de devenir peintre. Mais la réalité le rattrape, il se retrouve avili lorsqu’il se prostitue, devient footballeur. Lorsqu’il se retrouve accusé de complicité dans un viol qu’il a filmé, sa vie bascule.

La docteure Freya Petrus, cheffe de service des grands brûlés, a subi de graves sévices lorsqu’elle avait douze ans de la part d’ados de quatorze ans. Elle ne peut s’empêcher de s’intéresser aux garçons de quatorze ans.

Il n’a rien à craindre. C’est plutôt moi qui pourrais avoir peur.

Après tout, un médecin spécialiste des grands brûlés devrait savoir qu’il vaut mieux ne pas jouer avec le feu. (p.267)

Aaron Umber ne s’est jamais remis de son viol, lorsqu’il avait quatorze ans, par une femme adulte et cela a contribué au naufrage de son couple. Il part avec son fils Emmet, quatorze ans, rejoindre son ex-femme Rebecca sur l’île où son ex-belle-mère Vanessa a voulu être enterrée.

Voici la trame de ce roman qui démontre que tout est lié alors que les éléments sont indépendants. En fait, que l’on change d’époque, de lieu, de statut, si l’on a vécu quelque chose de terrible cela nous poursuit, avec son lot de culpabilité et d’impossibilités à avancer.

Chaque récit semble indépendant, mais le lecteur comprend vite qu’il est pris dans une toile. Cette impression est décuplée par le choix de l’auteur de faire s’exprimer le héros de chaque récit à la première personne, supprimant toute distance pour le lecteur. C’est particulièrement éprouvant et dérangeant concernant l’élément feu qui nous brûle et nous glace tout à la fois. Le terrible passé d’un criminel excuse-t-il ses crimes ? La violence se retrouve à différents endroits du roman, et la haine, et la cruauté. Mais l’amour aussi, avec des personnages lumineux comme le prêtre nigérian de l’île, dont le prénom Iféchi signifie « lumière de Dieu ».

Dans ce roman où présent et passé s’entremêlent parce que nos vies sont tissées de tous ces fils, même ceux que l’on voudrait enlever, culpabilité, remords et impuissance ne peuvent être contrebalancés que par l’amour, et la fin du roman laisse entrevoir une lumière.

Tous les éléments se mêlent pour revenir à l’eau primordiale, comme une chaîne dont il faut se libérer mais accepter la réalité.

Les éléments
John Boyne
JC Lattès, août 2025, 512 p., 23,90€
ISBN : 9 782709 674300

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La belle endormie

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Longtemps j’ai rêvé des jardins de Heligan, ces jardins qui, dans leur coin isolé de Cornouilles avaient figuré parmi les plus beaux d’Angleterre avant de quasiment disparaître. L’histoire si romantique de ces jardins était renforcée par la jeune fille de boue, « the mud maid », qui semblait surgir des profondeurs de la terre, endormie, protégée au fil des saisons par la neige ou le lierre.

 

Elle était pour moi la représentation magique de ce jardin oublié pendant des décennies, la résurrection patiente de l’un des plus beaux jardins d’Angleterre et qui avait disparu comme tant de merveilles à la suite de la Première Guerre mondiale.

Pendant des siècles la grande famille des Tremayne avait enrichi ses collections de camélias et de rhododendrons, créé des lacs, une jungle de fougères et un jardin italien sans compter le jardin potager, bien sûr. Le monde entier à disposition lors d’une promenade, métaphore de l’orgueilleux empire britannique. Cette nature en représentation mobilisait la vigilance de vingt-deux jardiniers avant la Première Guerre mondiale, mais seuls huit d’entre eux rentrèrent vivants de la grande boucherie. Ce fut le début du déclin, et les jardins s’endormirent peu à peu, la végétation locale reprit ses droits.

The lost gardens of Heligan, jardins perdus, jardins oubliés pendant des décennies.

Et voilà que mon compagnon exauce mon rêve : nous allons à la rencontre de ces fameux jardins et de cette jeune fille de boue dont je lui ai parlé maintes fois ! Allons contempler la résurrection de ces jardins.

Nous nous trompons plusieurs fois d’embranchement et les routes étroites, tout en lacets, bordées de haies de graminées et d’épineux de deux mètres de haut laissent augurer l’apparition d’une demeure décatie pleine du charme de ce qui a été, un nevermore plein de douceur et de mélancolie. Il faut les mériter, ces jardins…

Tout à coup une vraie route, et des flèches « parking ». À l’entrée des parkings, un jeune garçon nous oriente d’autorité. La billetterie est indiquée, mais il suffit de suivre le flot des visiteurs. Personnel efficace et souriant, plan, cafétéria bucolique et produits de la ferme et des jardins, tout est très anglais, avec abondance de chiens, sans aboiements ou patte levée. Seraient-ils snobs ou très bien élevés ?

L’organisation est parfaite. Entre les parcours fléchés concernant les différentes parties du jardin (regardez les numéros sur votre plan), les espaces où de charmantes jeunes filles expliquent à des personnes peu mobiles le fonctionnement des voiturettes électriques qui sont prêtées et les panneaux barrés en rouge lorsque les sentiers ne sont pas accessibles aux fauteuils pour handicapés, tout est irréprochable. De vastes espaces sont dédiés à un public cible : familles avec jeunes enfants, visiteurs avec chiens. Je guette avec appréhension l’emplacement pour le troisième âge, mais non, on n’aurait su où les mettre, des bancs discrets s’égrainent tout le long des parcours, tout comme les tables de pique-nique.

Avant de partir, nous lisons les panneaux relatant l’histoire de la résurrection des jardins. Après la disparition du dernier descendant direct des Tremayne et la création d’un trust au profit de plusieurs membres de la famille, l’un d’entre eux fît découvrir les jardins à un producteur de disques. La célébrité et l’argent contribuèrent alors à la renaissance des jardins dans les années 90, le tout sous l’œil des caméras de Channel 4. Les pelles mécaniques qui creusent sous l’œil d’une population nombreuse à qui ces parcs donnent du travail, une photo de l’inauguration du pont suspendu avec Camilla qui suit le Prince Charles et n’en mène pas large sur les lames de bois qui bougent à chaque pas, tout montre l’importance pour la région de la résurrection des jardins.

Ces jardins oubliés, ces jardins perdus ont fait place à un énorme complexe où les Anglais conjuguent leur amour des jardins avec celui de leurs animaux, un ensemble bienveillant dont toute poésie est exclue.

Et la jeune fille de boue ? me direz-vous. Nous avons suivi le parcours fléché et avons attendu notre tour pour la photographier. Elle est l’œuvre d’un couple d’artistes locaux, un mélange de boue et de terre très accueillant au fil du temps pour les mousses et les plantes amenées par le vent. Elles la recouvrent, la rendent vivante, l’une s’effaçant au profit d’une autre au fil des saisons. La jeune fille n’est donc jamais tout à fait la même au fil du temps. Comme nous. Est-ce cet aspect qui la rend si émouvante ?

Très vite, dans le sous-bois à la lumière changeante, nous sommes restés seuls face à cette belle endormie, et la magie est venue avec le bruissement des feuilles de peupliers dans le silence.

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Trois nonnes octogénaires s’évadent de leur maison de retraite

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© Ricardalovesmonuments sur wikimedia, licence CC-BY-SA-4.0.

Le château de Goldenstein à Elsbethen

Sœur Bernadette, Sœur Regina et Sœur Rita, respectivement âgées de 88, 86 et 81 ans, sont entrées au couvent juste après la Seconde Guerre mondiale, dans le château de Goldenstein, une austère bâtisse perchée à 2000 mètres d’altitude. Elles y ont mené une vie communautaire rythmée par les prières et l’enseignement également, car le monastère servait d’école de filles depuis le XIXe siècle.

Le temps a passé, les vocations se sont raréfiées, vint le moment où les trois religieuses se retrouvèrent seules dans le château ; leur hiérarchie les plaça d’autorité en maison de retraite en 2023. Sans leur demander leur avis. Pour quoi faire ? Elles avaient juré obéissance, et le diocèse voulait récupérer l’immense et beau château.

Voilà les octogénaires placées en maison de retraite près de Salzbourg. Mais elles supportent mal ce qu’elles considèrent comme une claustration – rien à voir avec la clôture qu’elles ont choisie dans leur jeunesse. La plus âgée, Sœur Bernadette, leur propose de s’évader. Elles prennent le temps de laisser mûrir leur projet. Les trois nonnes reçoivent des visites et sollicitent l’aide de leurs anciennes élèves. Ces dernières louent un véhicule, et le 11 septembre 2025 les trois octogénaires se font la belle et regagnent le couvent où elles ont passé presque toute leur vie et comptent bien y mourir. Pas si simple : pour rendre les lieux inhabitables, l’électricité a été coupée, les monte-escaliers enlevés, les douches inutilisables et les portes fermées à clé.

Un serrurier rouvre les portes, et en quelques jours, la solidarité s’organise pour venir en aide aux religieuses : on leur rétablit l’eau, l’électricité et un médecin se propose pour les soigner.

J’ai été obéissante toute ma vie, mais c’était trop, explique Sœur Bernadette aux télévisions qui se pressent pour voir les fugitives.

On peut avoir été cloîtrée toute sa vie et avoir compris le pouvoir des médias. Les trois religieuses se prêtent obligeamment aux demandes des réseaux sociaux et des télévisions de différents pays, on les voit marcher avec leur déambulateur dans le jardin, prier, préparer leur repas et manger sur une nappe immaculée.

L’Église autrichienne ordonne aux trois fugitives de revenir à la maison de retraite et leur rappelle qu’elles ont fait vœu d’obéissance.

Sœur Bernadette rappelle qu’elles ont signé un papier spécifiant qu’elles passeraient toute leur vie au couvent, jusqu’à leur mort.

L’Église autrichienne dénonce une mise en scène médiatique.

Tout le monde aime la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Que se passera-t-il maintenant ? Nul ne le sait. Trois vieilles dames fragiles contre la hiérarchie à laquelle elles ont obéi toute leur vie. Cette stupéfiante transgression me fait penser à l’héroïne de Par la fenêtre qui s’évadait de sa maison de retraite pour vivre son rêve. Lorsqu’on s’approche de la mort, on trouve parfois une liberté que l’on n’a jamais connue.

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