Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Mot du jour : réveil

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Entrée du musée de la résistance et de la Déportation au sein de la citadelle de Besançon.

C’est un objet devant lequel les jeunes qui se sont toujours réveillés à l’aide du smartphone campé près de leur oreille doivent passer sans s’arrêter.

Il est pourtant intéressant, ce petit réveil destiné au peuple allemand, c’est un exemple typique de la propagande visuelle nazie. L’idéologie nazie a utilisé tous les supports à sa disposition, y compris des objets aussi triviaux que celui-ci. L’image du Führer et la croix gammée sont omniprésentes sur tous les objets ou images de cette époque.

Sur un fond bucolique de campagne représentant l’Allemagne éternelle, le Führer en uniforme regarde le peuple allemand s’éveiller pendant qu’une croix gammée égrène les secondes, tic-tac, tic-tac : lève-toi, la nation a besoin de toi ! Le premier « Heil Hitler » de la journée, écrit sur le cadran, imprègne la rétine des travailleurs en même temps que l’heure.

Au début de l’été 2025, un jeune en sortie pédagogique au musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon, a fait un salut nazi face à un drapeau exposé. Je gage qu’il n’a pas vu le petit réveil dans la vitrine du musée.

Ce petit réveil qui s’est remis à faire « tic-tac » depuis quelques années dans la tête de beaucoup de monde, tic-tac, éternité du pays et chasse aux immigrés qui ont remplacé les Juifs d’autrefois comme boucs émissaires, est-il encore possible de l’arrêter ?

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Le Club des optimistes

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Ils sont une douzaine à s’agiter dans l’atelier, hommes et femmes, avec une majorité d’hommes, bien sûr, la parité ce sera pour l’au-delà. Ils sont tous en combinaison verte et orange ; le sponsor du club a fait pression pour que tous portent l’oriflamme de la marque. C’était donnant-donnant, « gagnant-gagnant » avait dit le directeur commercial quand il avait reçu Guillaume : l’entreprise Parker, leader du matériel électrique, acceptait de payer la moitié du loyer du local, l’autre revenant à la mairie ; elle fournissait et installait GRATUITEMENT une machine à bois, une raboteuse, des ponceuses, perceuses et visseuses pour douze postes de travail, elle assurait la maintenance des machines. De plus, elle offrait une formation gratuite et complète à tous les aspirants membres pour l’utilisation du matériel. Une seule contrepartie, bien minime à vrai dire… Ce n’était pas négociable.

— Bah, avait murmuré Guillaume, quand ils avaient déballé le gros colis et trouvé les combinaisons criardes dans leur emballage de plastique, qu’est-ce que ça peut faire qu’on porte cette combinaison ou une autre ?

— Tu as raison, et comme ça si tout le monde est ridicule, personne ne l’est. Continuer la lecture

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L’arbre devant la fenêtre

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Elle regarde par la fenêtre de la chambre et admire l’arbre qui se découpe dans l’ouverture. Il est déjà roux, comment est-ce possible ? Hier encore elle s’émerveillait de sa floraison blanche, si fugace qu’elle en a toujours eu le cœur serré.

Tous les matins de sa vie depuis qu’elle est mariée elle regarde par la fenêtre. Au début l’arbre que lui avait donné son ancienne patronne était si petit qu’elle devait se pencher pour le voir. Oui, il était bien là, comme son petit à elle ! Ils ont grandi tous les deux, l’arbre a envahi le paysage, son fils est parti.

Pourquoi tu restes, maman ?

Il s’est sauvé, avec la mauvaise foi comme protection contre le remords.

Au fond, tu dois y trouver ton compte aux coups du père, non ?

Il est trop jeune pour comprendre que les barreaux de la terreur engendrent la plus solide des prisons.

La monotonie des jours et l’absence de surprises. Survivre aux coups, aux humiliations, à la solitude. Elle a appris à se rouler en boule pour protéger sa tête lorsqu’il cogne. Pendant qu’Alfred se défoule elle pense à sa famille d’Amazonie, celle qui ne détourne pas la tête devant les marques noires. Le double qu’elle s’est inventé s’appelle Amanda. La jeune femme se jette dans le puits à sa place et lui tient compagnie. Petit à petit Amanda est suivie par toute sa famille : sa mère, son père, sa nourrice. C’est une famille pleine de drames et de souffrance, elle n’a pas assez d’imagination pour inventer le bonheur.

Il y a de la bise aujourd’hui, et des feuilles rouges s’envolent en direction du ciel bleu.

Amandine, qu’est-ce que tu fais encore, le café n’est pas sur la table !

Un dernier regard et elle ferme la fenêtre.

Amandine, c’est l’heure du déjeuner, il faut descendre, viens…

La vieille dame se secoue. Cet arbre n’est pas son arbre, Alfred est mort et Jean l’a mise dans une maison de retraite. Quelque chose se noue au niveau du plexus, alors elle esquive la douleur et regarde encore une fois l’arbre avant d’accompagner sa voisine de chambre.

De nouvelles feuilles se libèrent des branches et se jettent dans l’inconnu.

Cela lui donne des idées.

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Un jardin en Australie, correspondances et liens entre deux femmes

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Il y a longtemps, en Australie, une femme a planté des citronniers de Sicile.

L’incipit de ce jardin en Australie de Sylvie Tanette est un appel à l’imaginaire et à la surprise : des citronniers de Sicile en Australie, en plein cœur de l’île-continent, chaleur extrême, désert et sable rouge ?

Elle vivait à peu près au centre de l’actuel État du Territoire du Nord, dans une région où le paysage se résume à une plaine aride, un désert de sable rouge et des collines écorchées. Au XIXe siècle, des colons ont édifié ici la petite cité minière de Salinasburg, et son agglomération s’effiloche aujourd’hui sur plusieurs kilomètres.

Les lignes suivantes pour vous montrer le style de l’autrice, tout en épure, avec des trouvailles subtiles de peintre – cette agglomération qui s’effiloche – !

Virginia Woolf parlait d’une chambre à soi, ici il s’agit d’un jardin à soi, mais c’est la même exigence de liberté, à soixante-dix ans de distance, pour deux jeunes femmes dans ce « lieu d’où les morts ne partent pas » selon les légendes aborigènes.

Très jeune, Ann a quitté la vie bourgeoise de sa famille à Sydney pour suivre le beau Justin dans « le cœur violent » de l’Australie, dans le Territoire du Nord. Très vite son ambition de créer un jardin verger qui révolutionnerait l’économie de la région devient dévorante… C’était dans les années 30, Ann est morte depuis longtemps, mais elle reste dans cette maison déglinguée, incapable de quitter le rêve de son jardin, cette obsession qui a dirigé sa vie et peut-être contribué au désastre final.

Soixante-dix ans plus tard surgit un jeune couple français dont le mari Frédéric vient de trouver un poste de médecin dans la petite ville, quant à sa femme Valérie, elle va diriger un centre d’art contemporain.

J’ai enjambé la barrière pour aller faire le tour du jardin, j’étais envoûtée. La maison semblait avoir traversé toutes sortes de cataclysmes mais elle était là, avec ses murs pâles et sa galerie de bois. Autour on devinait les vestiges d’un ancien verger envahi de broussailles, un potager retourné à l’état sauvage. C’était un désordre d’herbes sèches et de ronces, de fleurs aussi. J’ai remarqué quelques arbres fruitiers, des agrumes. Une clématite magnifique s’agrippait à un pilier. Ensuite c’était le désert et tout au fond on voyait les Hills. L’endroit était magique. Frédéric, je l’ai vu à son sourire, avait deviné. Je voulais vivre ici. (p. œœœhttps://www.grasset.fr/livre/un-jardin-en-australie-9782246818403/28)

Le jeune couple s’installe dans ce lieu dont personne ne veut avec sa petite Elena. Valérie ambitionne de mettre la région en valeur grâce au festival et aux artistes aborigènes qu’elle découvre. Elle se met à défricher le jardin, voudrait lui restituer la splendeur qu’elle devine. Cela l’aide à lutter contre son inquiétude de mère : sa petite Elena ne parle pas alors qu’elle a trois ans.

Les chapitres se succèdent et s’enroulent comme la clématite sur le pilier de la maison. La vie des deux jeunes femmes s’enlacent, l’une cherchant à connaître la vie passée de celle qui l’a précédée en ce lieu, l’autre cherchant à protéger celle qui vient d’arriver. Les deux femmes possèdent beaucoup de points communs : rejet de leur famille d’origine, volonté d’exister par elles-mêmes et de créer quelque chose de grand. Petit à petit, avec beaucoup de subtilité et de sensibilité, l’autrice nous dévoile la vie de ces deux femmes.

Et il y a le jardin, ce lien magnifique par-delà le temps, symbole d’une liberté toujours à conquérir.

Un jardin en Australie
Sylvie Tanette
Grasset, mars 2019, 180 p., 16,90 €
ISBN : 978-2-246-81840-3

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Les éléments de John Boyne, noir tissage du destin

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Dans son roman Les éléments John Boyne reprend la théorie de l’antiquité selon que la matière de l’univers était composée de quatre éléments : l’eau, la terre, le feu et l’air. Cela lui permet de mettre en scène quatre personnages qui se croisent ou s’affrontent autour de la thématique de l’abus sexuel et de tout ce qui peut en dériver.

Vanessa se réfugie dans une petite île de Cornouailles  pour mettre à distance le séisme qui a ravagé la vie de sa famille. Aurait-elle pu empêcher le désastre si elle avait compris l’appel au secours de sa fille Emma ?

Non, balbutiai-je d’une voix éteinte tout en secouant la tête, refusant d’admettre ne serait-ce qu’un instant que ce qu’elle suggérait était possible. Non, c’est faux. Il ne ferait jamais ça. Impossible. Tu te trompes. Il ne ferait jamais une chose pareille à sa propre fille. Il l’aimait. Pourquoi tu dis ça ? Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Mais bon sang, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? (p.104)

Evan quitte l’île en même temps que Rebecca. L’adolescent fuit la honte que lui vaut son homosexualité. Il fuit son père qui voit en lui un grand footballeur alors qu’il rêve de devenir peintre. Mais la réalité le rattrape, il se retrouve avili lorsqu’il se prostitue, devient footballeur. Lorsqu’il se retrouve accusé de complicité dans un viol qu’il a filmé, sa vie bascule.

La docteure Freya Petrus, cheffe de service des grands brûlés, a subi de graves sévices lorsqu’elle avait douze ans de la part d’ados de quatorze ans. Elle ne peut s’empêcher de s’intéresser aux garçons de quatorze ans.

Il n’a rien à craindre. C’est plutôt moi qui pourrais avoir peur.

Après tout, un médecin spécialiste des grands brûlés devrait savoir qu’il vaut mieux ne pas jouer avec le feu. (p.267)

Aaron Umber ne s’est jamais remis de son viol, lorsqu’il avait quatorze ans, par une femme adulte et cela a contribué au naufrage de son couple. Il part avec son fils Emmet, quatorze ans, rejoindre son ex-femme Rebecca sur l’île où son ex-belle-mère Vanessa a voulu être enterrée.

Voici la trame de ce roman qui démontre que tout est lié alors que les éléments sont indépendants. En fait, que l’on change d’époque, de lieu, de statut, si l’on a vécu quelque chose de terrible cela nous poursuit, avec son lot de culpabilité et d’impossibilités à avancer.

Chaque récit semble indépendant, mais le lecteur comprend vite qu’il est pris dans une toile. Cette impression est décuplée par le choix de l’auteur de faire s’exprimer le héros de chaque récit à la première personne, supprimant toute distance pour le lecteur. C’est particulièrement éprouvant et dérangeant concernant l’élément feu qui nous brûle et nous glace tout à la fois. Le terrible passé d’un criminel excuse-t-il ses crimes ? La violence se retrouve à différents endroits du roman, et la haine, et la cruauté. Mais l’amour aussi, avec des personnages lumineux comme le prêtre nigérian de l’île, dont le prénom Iféchi signifie « lumière de Dieu ».

Dans ce roman où présent et passé s’entremêlent parce que nos vies sont tissées de tous ces fils, même ceux que l’on voudrait enlever, culpabilité, remords et impuissance ne peuvent être contrebalancés que par l’amour, et la fin du roman laisse entrevoir une lumière.

Tous les éléments se mêlent pour revenir à l’eau primordiale, comme une chaîne dont il faut se libérer mais accepter la réalité.

Les éléments
John Boyne
JC Lattès, août 2025, 512 p., 23,90€
ISBN : 9 782709 674300

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