Le Club des optimistes

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Ils sont une douzaine à s’agiter dans l’atelier, hommes et femmes, avec une majorité d’hommes, bien sûr, la parité ce sera pour l’au-delà. Ils sont tous en combinaison verte et orange ; le sponsor du club a fait pression pour que tous portent l’oriflamme de la marque. C’était donnant-donnant, « gagnant-gagnant » avait dit le directeur commercial quand il avait reçu Guillaume : l’entreprise Parker, leader du matériel électrique, acceptait de payer la moitié du loyer du local, l’autre revenant à la mairie ; elle fournissait et installait GRATUITEMENT une machine à bois, une raboteuse, des ponceuses, perceuses et visseuses pour douze postes de travail, elle assurait la maintenance des machines. De plus, elle offrait une formation gratuite et complète à tous les aspirants membres pour l’utilisation du matériel. Une seule contrepartie, bien minime à vrai dire… Ce n’était pas négociable.

— Bah, avait murmuré Guillaume, quand ils avaient déballé le gros colis et trouvé les combinaisons criardes dans leur emballage de plastique, qu’est-ce que ça peut faire qu’on porte cette combinaison ou une autre ?

— Tu as raison, et comme ça si tout le monde est ridicule, personne ne l’est.

— Ne fais pas de mauvais esprit, Fred…

— Vous avez lu l’article du journal ? Le club des optimistes utilise le matériel Parker… Et la légende de la photo ? L’entreprise Parker vous accompagne dans toutes les étapes de votre vie ! Et à quoi on ressemblait sur cette photo ? Des pompistes sur le retour ! Excuse-moi, Lucie, ne le prends pas pour toi, mais quand même, on avait l’air de drôles de vieux pingouins… Le club est une aubaine pour l’entreprise, une publicité originale et inespérée !

— Je n’ai pas pu négocier, vous le savez. C’était ça ou rien. Un club qui débute contre l’avis de la mairie, des finances inexistantes, le coût du matériel, je n’étais pas en position de force.

Ils ressentent tous l’humiliation de ces combinaisons agressives avec leur gros logo sur la poitrine, de leur position fragile alors qu’ils ont travaillé toute leur vie. Lucie répète alors ce que sa fille lui a craché l’après-midi même au cours d’une dispute : les Japonais ont un mot pour qualifier les retraités, quelque chose comme « feuille morte collant sur le trottoir après la pluie »… Tout le monde contemple les emballages en silence, puis Marc sourit :

— Vert et orange, comme les couleurs des feuilles à l’automne quand il est à son plus beau moment, c’est tout à fait nous !

Ils s’efforcent de sourire, l’effort de Marc pour leur remonter le moral est méritoire. Ils se tiennent au centre de l’atelier et viennent d’essayer les machines. Rien à dire, le matériel est neuf, performant. L’espace est vaste, toute la place pour douze personnes, c’est vrai, et les hautes fenêtres qui ceignent le bâtiment sur trois côtés fournissent un bel éclairage. La poussière danse sous le soleil de l’après-midi.

— Les elfes nous protègent et soutiennent notre travail, s’extasie Marc, mais chacun sait qu’il est un peu fêlé.

Elle les entend de loin ; sur le chemin déjà, à vingt mètres du hangar ça s’interpelle, ça rit, parfois même les échanges semblent un peu vifs ; voix éraillées, voix flûtées, voix usées. En bruit de fond incessant : des lamentations de scies, des grondements agressifs de perceuses et des feulements assourdissants de rabots.

Ces rires… comme s’ils disaient tous : « Bienvenue au club des optimistes ». C’est là qu’elle a envie de se trouver, là, dans ce bâtiment un peu rouillé, beaucoup trop sonore, sans doute trop chaud l’été et trop froid l’hiver, limite intenable pour une personne aussi habituée au confort que Marie, une personne si délicate, si fragile, ma poupée de porcelaine disait Tristan avec tendresse. Elle rebrousse chemin, personne ne m’a vue, pense-t-elle avec soulagement. Et puis elle se sent tout à coup ridicule avec ses lunettes noires et son fichu de soie sur la tête, elle vire le tout dans son sac. Elle a plus de soixante-cinq ans et elle a peur de rencontrer un de ses enfants.

Ils ont fait une drôle de tête lorsqu’elle leur a fait part de son intention. Lyne s’est mise à pleurer, les garçons ont crispé la mâchoire. Crise familiale imminente.

— Maman, c’est quoi cette histoire de club, tu n’es pas bien avec nous ? Papa et toi vous formiez un couple merveilleux, il nous manque autant qu’à toi, mais ce n’est pas une raison pour vouloir le rejoindre ! Pense à nous, pense à nos enfants, tout le monde a besoin de toi ici !

Elle était sûre que cela commencerait par Lyne : lamentations et trémolos dans la voix, sa spécialité. Sa cadette a peur que la grand-mère gâteau soit moins disponible pour garder ses enfants.

— Rassurez-vous, je n’ai pas de pensées morbides, et je continuerai à garder les petits comme je l’ai toujours fait, mais j’ai besoin de contacts avec les gens de mon âge, j’ai besoin de diversifier la dernière partie de ma vie, de socialiser.

— Pourquoi tu ne retournes pas au club de bridge, tu n’y es plus allée depuis la mort de papa, toutes tes amies demandent de tes nouvelles…

— Et le club de tricot ? La peinture sur porcelaine ? Tu as des tas de possibilités de socialiser comme tu dis ! Mais une histoire aussi tordue, vraiment, tu perds un peu la boule !

Olivier éructait. Il réagissait déjà comme ça quand il était tout petit, crises de colère et manque de réflexion, cela ne l’a pas mené très loin dans la vie. Sa femme est partie et sans son frère aîné qui lui a concocté un poste où il ne peut pas faire de dégâts dans l’entreprise familiale, il serait en mauvaise posture. Etienne restait silencieux et l’examinait comme un objet d’étude. Marie les contemplait tous les trois. Ils avaient si peu d’imagination, ils étaient si prévisibles qu’elle avait pitié d’eux ; en même temps elle ressentait une vague de colère contre elle-même : quelle éducation leur avait-elle donnée pour qu’ils soient tous aussi conformistes ! Le tricot ! La porcelaine ! Et la chorale de l’église, ils l’avaient oubliée ? Et les Contemporains, le regroupement de chenus chevrotant leur antique jeunesse ?

Elle les gratifia de son sourire lumineux, si tendre, si doux, et ils fondirent, rejouant la cérémonie de leur enfance, tous les quatre en grappe, leur mère, cette petite chose perdue depuis la mort de leur père, leur mère au centre de la célébration de l’harmonie familiale. Moment d’émotion.

Le lendemain Marie se rendit à la permanence du club des optimistes pour poser sa candidature, mais rien ne se passa comme elle l’avait prévu. Elle avait pensé qu’il suffirait d’arriver, cils battants et sourire en bandoulière pour qu’on soit honoré de l’accepter dans le groupe. Ce n’était pas comme ça du tout. Il fallait d’abord suivre le cours obligatoire de formation donné par l’entreprise Parker, deux semaines pour apprendre en accéléré à travailler le bois, lui avait expliqué Guillaume. Est-ce qu’elle connaissait le travail du bois ? Non ? Au club il y avait bien sûr de l’entraide, mais chacun était responsable de sa création, et cela impliquait beaucoup d’efforts et de constance. Au bout du compte, la satisfaction d’avoir créé exactement ce qu’on voulait, loin des modèles traditionnels d’une banalité si effarante, se payait par un travail assidu. Ils refusaient tous les amateurs, ceux dont ils pensaient qu’ils laisseraient leur ouvrage en plan. Le filtre, c’était le stage Parker pendant deux semaines.

Elle était rentrée complètement déstabilisée. Serait-elle capable, elle qui était si maladroite, si petite, de manier de lourdes machines ? De faire un travail éreintant physiquement, elle qui n’avait même jamais fait le ménage ?

Le cours obligatoire de formation donné par l’entreprise Parker… La stupéfaction et la condescendance du formateur lorsqu’il l’avait vue, si menue, se présenter à l’atelier de démonstration. Une erreur de casting, elle ne va pas rester la matinée, elle a confondu le bois avec la dentelle, la pauvre petite femme !

Impossible de ne pas l’entendre penser, le grand benêt narquois au regard de bovidé. Marie lui avait renvoyé un regard irénique qui avait mis le macho KO debout : Oui, je comprends ta surprise, nous ne faisons pas partie du même monde, mais nous allons très bien nous entendre, tu vas voir. Un uppercut, un direct à l’âme, le genre de truc qu’elle avait perfectionné dès son adolescence et qui lui avait permis d’obtenir tout ce qu’elle voulait dans la vie. Une experte de la manipulation douce.

Tous les jours de la formation, à chaque instant, le grand Albert se tient à côté d’elle pour vérifier ses exercices à la perceuse et au rabot tellement il a peur qu’elle se blesse. Marie devine ce qui s’est passé : le DRH a sans doute sursauté lorsqu’il a lu son nom sur la fiche, il a convoqué le gros moustachu et l’a prévenu que le moindre bobo chez la vieille dame pourrait virer en procès. Depuis, la moustache stalinienne se perle d’anxiété, Albert est toujours dans son dos, Marie sent sa chaleur et sa tension. Elle doit lutter pour ne pas lui vriller un tibia et en même temps les compliments excessifs qu’il lui balance lui font pitié.

— Bien, bien, vraiment Marie vous m’épatez ! Si les femmes sont toutes de votre acabit, les gars ont du souci à se faire !

Elle sourit, bien sûr, pour ne pas le mordre ou l’humilier.

La fatigue, la difficulté de tenir la perceuse, trop lourde pour elle. Elle serre les dents. Jamais elle n’a voulu si fort quelque chose, elle comprend petit à petit comment ruser avec son corps et avec la machine, écarte les jambes pour soulager son dos, prend appui. Le formateur ne lui épargne rien, sa formation doit être encore plus approfondie que pour les autres postulants. Malgré l’énervement elle doit se concentrer sur la perceuse, le changement de foret, la bande vibrante de la ponceuse. Le soir elle part, bien droite, sous le regard soulagé de l’homme qui conserve sa place un jour de plus, elle ne s’effondre qu’une fois dans sa voiture. Arrivée chez elle, Marie note tout ce qu’elle a appris dans la journée. Elle n’a plus la force de se faire chauffer un repas, et le lendemain cela recommence. Marie révise le mode d’emploi de l’outillage en avalant un bol de céréales, puis voiture, puis atelier. Au fil des jours elle sent naître en elle et autour d’elle quelque chose qui ressemble à de l’estime. Tristan lui envoie des vibrations : continue ma chérie, continue !

Enfin elle franchit le seuil du très convoité Club des optimistes. Elle est accueillie par une sorte de géante aux cheveux rouges qui lui démonte à moitié la main. Lucie est l’ancienne pompiste du garage où Tristan se fournissait, elle est très, très, TRÈS heureuse de ne plus être la seule femme du club, et elle se souvient très bien de Tristan, un si bel homme ! Tout en crachotant ses messages chaleureux et désordonnés la volubile rouquine lui présente tous les membres de l’équipe. Comme ils sont vieux ! pense Marie. Calvities, bedaines, maigreur extrême, les stigmates du temps, l’usure qui creuse, arrondit, transperce, déforme jusqu’à brouiller le message : qui est cette personne ? Lucie parle, parle, trop de monde à la fois, trop de prénoms qu’elle ne peut pas retenir. Vertiges…

On prend un café et des biscuits, Lucie amène toujours un sac isolant, les hommes ça ne pense à rien, dit-elle. Marie se sent mieux.

Après le café, Fred, gros verres à double foyer et bras comme des ceps de vigne, lui indique le coin de l’atelier qui sera le sien ; André dit Dédé, bedaine tendue sur le tissu de la combinaison, pose les tréteaux et les règle à sa taille : « Adieu le mal de dos ! Avec les tréteaux réglables, tu verras c’est très confortable… » C’est vrai, elle n’avait pas pensé au tutoiement, elle devra faire attention. Ensuite Guillaume et Henri, les plus grands, la pilotent vers le fond de l’atelier où se trouvent des échantillons de bois. Les autres se concentrent sur leur travail. Guillaume est l’initiateur du club, son président ; avec Henri, ce sont les seuls permanents, ceux qui trient les arrivants et cernent leurs motivations. Guillaume lui explique que le bois est à la charge de chacun, les vernis et peintures étant répartis dans le groupe. Quant aux fantaisies et décorations, chacun est libre et amène ses fournitures, ils ont des prix chez les commerçants spécialisés. Marie choisit du chêne d’Amérique tirant sur le rouge, un bois magnifique. Quand Guillaume lui signale le prix du stère, elle ne cille pas, et l’homme s’incline, une légère distance s’installe… Il prépare la commande sur l’ordinateur, elle paie par carte bleue sans même regarder le montant.

Ensuite, elle doit choisir une combinaison dans le carton. Perplexité : entre les XXL, les XL et les L, impossible de trouver un S. Elle finit par enfiler par-dessus ses vêtements la plus petite combinaison du lot et tout le monde hurle de rire devant le vieux clown fluo dont les manches traînent presque jusqu’au sol et dont les jambes plissent en accordéon. Elle aussi rit beaucoup avant de l’enlever pour éviter un accident.

Marie ne peut pas demander à sa couturière habituelle de reprendre la combinaison, sa fille lui a fait promettre que personne ne saurait qu’elle avait rejoint le club. Lyne considère son entêtement comme une maladie honteuse ou les premiers signes de démence sénile, ses fils évitent absolument le sujet de conversation. Le lendemain Marie retrouve sa boîte à couture et entreprend de reprendre la largeur de la combinaison, rogne les manches et raccourcit les canons des jambes. Cela lui prend la journée, elle s’énerve beaucoup. La combinaison ne ressemble plus à rien, de toute façon c’est un déguisement.

Le jeudi suivant, elle se rend au club, mais elle est déçue : le bois n’est pas encore arrivé. Elle salue tout le monde et Willy, barbe mal taillée et cheveux trop longs, bedaine mettant à l’épreuve la solidité de la combinaison, lui montre un rideau qu’elle n’avait pas remarqué au fond de l’atelier :

— Avant il n’y avait que Lucie, ça ne comptait pas, lui explique Willy, inconscient de sa muflerie.

Le rideau sépare en deux l’espace où les membres du club se changent et mettent leur fameuse combinaison Parker ; il a été rajouté à son intention, maintenant qu’il devient manifeste qu’il y aura des femmes dans l’atelier. Pendant qu’elle se change, Willy lui explique qu’il a été marié trois fois comme si c’était un indice de sa virilité. Elle apprendra plus tard qu’il traîne seul devant la télé avec son chat et ses bières quand il n’est pas au club. Pour lui son ouvrage n’est ni un passe-temps, ni une création, mais une indispensable économie.

— Dix fois moins cher que sur le marché, tu te rends compte ?

Non, elle ne se rend pas compte, elle n’a jamais été concernée par l’aspect économique de l’existence. Une privilégiée, toute sa vie. Enfant unique, épouse adulée. Trois enfants, belle maison, belles toilettes. Être belle et attentionnée, correspondre à l’image de la femme et mère idéale, voilà toutes les qualités que l’on attendait d’elle. Et puis il y avait eu la mort de Tristan. D’abord cette descente vers la maladie, les joues qui se creusent, qui se grisent, la découverte angoissante qu’ils avaient vieilli tous les deux, qu’il n’était plus l’homme fort sur lequel elle avait ancré sa vie, qu’il n’allait plus la protéger longtemps. Ce vertige, ce vide, ce silence. Les enfants comme un bruitage de fond avec leur tendresse maladroite. Ce mensonge de la vie qui continue, sourire, comme elle est courageuse, mensonge, mensonge.

Jusqu’à l’article dans le journal sur le Club des optimistes l’affreuse photo et les magnifiques sourires des membres du club. Le journaliste détaillait avec complaisance et incompréhension le travail du club ; le président, Guillaume Yonec, soulignait la force de vie, la réflexion et l’amitié qui entouraient le projet.

Le déclic, la décharge qui l’avait rendue à la vie. La surprise des enfants, leur incompréhension, leur malaise ; leur déception de constater qu’ils ne lui suffisaient pas. Leur mère qui avait consacré toute sa vie à sa famille avait une lubie et ils la découvraient têtue.

Elle s’est changée. Tout le monde rit encore, impossible de faire breveter son modèle, elle en convient. Elle se propose pour aider Lucie à poncer le vernis, bavardages de femmes. On rit beaucoup à l’atelier. Elle se sent bien. Dans son dos, elle sent la présence de Tristan, moment de grâce.

La semaine suivante le bois est arrivé. Il embaume, elle est heureuse, mais elle ne peut pas se mettre au travail tout de suite et continue d’aider les autres. C’est beaucoup plus long qu’elle l’imaginait. Certes les plans sont disponibles sur Internet, mais la fabrication est complexe, Guillaume, aidé de Henri, a évalué les dimensions nécessaires, puis reporté les mesures sur le panneau choisi. Ensuite les deux hommes ont préparé les pièces sur la grande machine à bois.

— Éloigne-toi pendant qu’on découpe, tu n’as pas mis tes protections auriculaires.

Les deux hommes sont déjà en train de régler les découpes, on dirait qu’ils ont travaillé le bois toute leur vie alors que l’un dirigeait des employés et l’autre était agent d’assurances avant la retraite. Le bruit lancinant qui vrille les oreilles, la sciure de bois qui s’entasse en petits tas sous la machine comme le sable dans un sablier, l’odeur du bois qui domine celle des vernis quand le silence revient.

Même procédé pour les autres pièces, ensuite ils prennent la première pièce pour la monter sur les tréteaux.

— On fait toujours comme ça, c’est plus pratique. Les spécialistes de la découpe, pour l’instant c’est nous. On va chercher les autres morceaux et après tout le monde aidera pour le pré-montage, de façon à ce que tout soit parfait ! Une caisse mal montée est fichue, et on n’aime pas gâcher le matériel, le beau bois se respecte. Henri s’occupe de la colle à bois, Lucie positionnera les sangles et Willy les mettra en place. Toi, tu vas prendre la perceuse et tu vas visser les côtés sur le fond.

La sueur tout à coup, et l’air qui manque, pendant qu’on lui apporte la visseuse et les forets. Examen de passage, elle va se tromper, déraper sur les doigts qui tiennent les panneaux, elle a tout oublié du cours, l’imbécile dans son dos avec son crayon fiché au coin de la bouche et ses conseils lui manque. Elle prend la visseuse, les mains moites ; la première vis tombe dans la sciure, mais pas la seconde. Perpendiculaire. Ne pas trembler. Bien viser. Doucement, avant-trou. Changer de vis. Et le sourire approbateur du groupe : bravo, pas une esquille, de la belle ouvrage ! Visser le reste prend du temps, elle se concentre, ne tremble plus. Lorsque c’est terminé elle prend conscience que les autres n’ont pas bougé, qu’ils tiennent toujours toutes les pièces jusqu’à ce qu’elle ait terminé. Marie surprend ici ou là quelques grimaces de douleur, arthrite, arthrose, elle ne sait pas, une seule chose : elle éprouve une immense reconnaissance.

Enfin, tout le monde se détend ; la caisse tient toute seule, présence massive, solide, brute.

Alors ils partent fêter leur travail au bistrot pendant que la colle sèche. Elle offre le pot, selon la tradition qu’ils ont instituée très peu de temps auparavant.

Elle a réussi son intégration. Les hommes la charrient sur son gabarit poids plume mais admirent la sûreté de son perçage, elle sent un peu de drague, des compliments galants fusent. Cela fait longtemps qu’elle ne s’est pas sentie aussi bien.

— Bienvenue au Club des optimistes, Marie !

Et tout le monde lève un dernier verre dans sa direction avant de retourner à l’atelier.

Depuis, tous les mardis et jeudis après-midi, elle retrouve les onze retraités à la lisière de la ville. Quartier tranquille, atelier au fond d’une impasse, accessible en bus bien que tout le monde penne sa voiture au cas où il y aurait du matériel à amener. Personne n’avouerait avoir des problèmes pour marcher et que les deux cents mètres à pied semblent bien longs pour des jambes incertaines. Son travail avance lentement, elle veut que tout soit parfait.

Quelques minutes plus tôt, Willy a remis la maigre participation de la mairie sur le tapis.

— On doit payer le bois, les vernis, les peintures et le reste, vous trouvez ça normal ? Vous savez le montant de la subvention du club des vieilles voitures ?

Marie supporte mal les conflits, elle a toujours eu tendance à les résoudre en crises d’asthme. Elle se dirige vers la sortie, pousse difficilement la porte coulissante du hangar et va prendre une gorgée d’air. Comme il fait beau ! Comme cette journée de fin d’automne la poigne de nostalgie et de tendresse, Tristan adorait l’automne. L’air est souvent irrespirable dans l’atelier, tout le monde ou presque en est aux finitions à part les nouveaux adhérents comme elle, et les odeurs de vernis et de peinture saturent l’atmosphère. Produits écologiques, vraiment ?

Marc la rejoint à pas menus ; il trottine sur le chemin comme il a sans doute avancé toute sa vie, à petits pas, de peur de se faire remarquer. Marie se retourne et lui sourit, flattée et irritée de l’attention du ravi de la crèche. Elle aurait préféré attirer le regard de Guillaume, le géant placide et ancien gérant du principal centre commercial de la ville ; elle sait pourquoi : il ressemble un peu à Tristan. Un soupir saisi au vol par le doux rêveur :

— Les heurts, les éclats, ça fait partie de la vie, tu sais, au fond notre groupe, même éphémère, est très soudé. Tu n’es pas là depuis assez longtemps pour t’en rendre compte, mais bientôt tu comprendras la part de jeu qu’il y a dans ces altercations, rien qui résiste à une bonne bouteille au bistrot du coin.

— Merci, Marc… Je crois qu’on peut revenir maintenant, l’air m’a fait du bien.

Les dos orange légèrement penchés vers les tréteaux, les « V » vert fluo formés par les jambes de ceux qui, bien campés sur le sol, enfilent les dernières vis, tout le monde a repris son travail. Personne ne lève la tête, elle fait partie du groupe. Elle existe. Une autre vie qu’elle ne se serait jamais cru capable de vivre. Une femme âgée en tenue de menuisier fluo dont un ongle est noir, écrasé par un marteau. Au Club des optimistes cette femme est considérée, estimée. Tout le monde apprécie sa patience infinie, sa minutie qui confine à la maniaquerie. Elle est si précise, si sérieuse, ponçant soigneusement le bois à toutes les étapes, entre toutes les couches de vernis.

— Ma parole, tu veux que cela dure pour l’éternité : quatre couches de vernis, tu crois que c’est nécessaire ?

Tout le monde éclate de rire à la plaisanterie. Les membres du club passent la main sur le bois, constatent la perfection lisse du bois, reviennent à cette caresse parfaite : pas une aspérité.

Elle met du temps à passer à la décoration extérieure de la caisse. C’est comme si le soin maniaque qu’elle prodigue au vernis était un rempart contre l’angoisse de l’étape suivante. Elle peint ce qui ressemble à des branches bien vertes sur le couvercle, attend qu’elles sèchent. Encore du vernis, et du vernis, encore. La semaine suivante elle revient à l’atelier avec une série de longs rubans de tissu comme en utilisent les couturières, et à l’aide de morceaux de scotch elle les positionne tout autour du coffre. L’ensemble forme des petites ligne comme des lignes de commissions, c’est bizarre, pas très joli. Personne ne comprend ce que Marie veut faire, elle leur explique que ce sont des mots. Et que ces mots forment un très vieux poème.

Elle a amené un tabouret réglable pour pouvoir travailler sans se faire mal au dos. Elle décalque les mots lettre après lettre, le travail avance lentement ; le regard vide, elle oublie le monde qui l’entoure. Elle râpe encore et encore une sorte de bloc noir dans un bol de pierre ; elle ajoute du liquide puis écrase le tout avec un pilon. Longuement. Vont naître bientôt des lettres noires qu’elle tire de la laque épaisse, brillante, et sensuelle, qu’elle étire avec un fin pinceau de martre. Les autres s’arrêtent souvent pour regarder sa main qui avance lentement, sans trembler. Une sorte de rite sacré qu’ils ne comprennent pas mais respectent en silence. Cela l’épuise, son dos est en sueur, mais elle doit le faire.

Guillaume et Henri ont terminé leur ouvrage depuis longtemps, pourtant ils restent au club alors qu’il y a tant de demandes, à l’extérieur. Ils ne se résignent pas à s’en aller. C’est eux qui ont fondé le club, se sont occupés des démarches, ont cherché des sponsors. Ils s’occupent des démarches administratives, de la comptabilité… Qui manierait la machine à bois avec leur précision, leur dextérité ? Et puis ils sont utiles aux autres, n’est-ce pas, ils n’ont pas d’endroit chez eux pour entreposer leur ouvrage, leur femme n’en veut pas. Rester là, c’est une façon de suspendre le temps, cela ôte le caractère définitif. Marc ne s’en va pas non plus : pas de place chez lui pour sa caisse.

Les autres s’en vont, les uns après les autres, une fois leur travail terminé. Beaucoup entreposent leur caisse dans l’annexe qui, petit à petit, voit l’entassement progresser. Le club est bien rôdé maintenant, et l’entreprise Parker tient ses engagements. De temps à autre un photographe vient pour une publicité, c’est de bonne guerre. Ceux qui partent offrent un pot, on les aide à embarquer leur ouvrage dans le fourgon loué pour l’occasion, s’ils possèdent un garage ou une grange, et quinze jours après quelqu’un les remplace. Les anciens reviennent souvent dire bonjour et vérifier discrètement si leur ouvrage passe bien l’épreuve du temps. Marie figure parmi les plus anciens membres du club, maintenant, mais aucune femme n’a pris la place de Lucie.

Lucie s’en est allée avant d’avoir terminé le garnissage intérieur. Les autres se sont cotisés et Marie a rajouté toutes les fanfreluches que Lucie voulait mettre pour faire râler sa fille. Elle avait ajouté une dernière touche de violet sur la caisse rose vif, écrit « Lucie » sur le couvercle avec sa belle laque noire. La fille de Lucie n’a rien dit quand elle a vu ce que sa mère avait fabriqué, elle a accepté que les membres du club paient le fourgon et soulèvent la caisse, qu’ils l’accompagnent jusqu’au bout. Manque de moyens financiers ou remords d’avoir si mal traité sa mère ? Marie reste la seule femme du groupe.

— Maman, tu vas continuer longtemps cette sinistre plaisanterie ? Qu’est-ce que tu fais là-bas, dans cet affreux groupe, tu veux me le dire ? Regarde tes mains, à quoi elles ressemblent, avec un ongle cassé et des cals au bout des doigts ? Reviens vers nous, s’il te plaît…

Marie se tait, contemple sa fille qui pleure, serre Lyne dans ses bras et s’en va.

Elle a terminé son travail, la laque brille sur le fond rouge du bois. Le couvercle aussi est terminé : un chèvrefeuille et un noisetier entrelacés, ils brillent sous le vernis. Marie laisse enfin les membres du club lire le poème :

Ils étaient tous deux

Comme le chèvrefeuille

Qui s’enroule autour du noisetier :

Quand il s’y est enlacé

Et qu’il entoure la tige,

Ils peuvent ainsi continuer à vivre longtemps.

Mais si l’on veut ensuite les séparer,

Le noisetier a tôt fait de mourir,

Tout comme le chèvrefeuille.

« Belle amie, ainsi en va-t-il de nous :

Ni vous sans moi, ni moi sans vous ! »

Elle a fait livrer du champagne et des petits fours à l’atelier par un traiteur très connu de la ville, tout le monde rit.

— Eh bien dis donc, tu es fière de ton ouvrage ! Tu as bien raison, il est magnifique !

— C’est pour me faire pardonner que quelqu’un viendra seulement jeudi chercher ma caisse, dit-elle en souriant.

Lorsqu’elle s’en va, Marc, le ravi de la crèche lui murmure, les yeux pleins de larmes :

— Bon voyage, Marie, bon voyage.

Le jeudi suivant un fourgon arrive, deux hommes en descendent. Les fils de Marie ont les yeux rouges. Sans un mot, Marc les accompagne vers le cercueil de Marie :

— C’est celui-là. Le plus beau de tous.

Note de l’autrice :

En Nouvelle-Zélande, une douzaine de clubs de fabrication de cercueils connaissent une affluence grandissante. Réaliser son propre cercueil reviendrait à 250 dollars néo-zélandais, soit 150 euros, un prix qui peut être multiplié par dix dans le commerce. Ce système permet aussi d’imprimer son style à sa dernière demeure tout en « faisant face à l’inévitable d’une manière très saine » estime l’un des retraités, après avoir opté pour des motifs argentés sur son cercueil.

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