Archives de catégorie : Société

La belle endormie

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Longtemps j’ai rêvé des jardins de Heligan, ces jardins qui, dans leur coin isolé de Cornouilles avaient figuré parmi les plus beaux d’Angleterre avant de quasiment disparaître. L’histoire si romantique de ces jardins était renforcée par la jeune fille de boue, « the mud maid », qui semblait surgir des profondeurs de la terre, endormie, protégée au fil des saisons par la neige ou le lierre.

 

Elle était pour moi la représentation magique de ce jardin oublié pendant des décennies, la résurrection patiente de l’un des plus beaux jardins d’Angleterre et qui avait disparu comme tant de merveilles à la suite de la Première Guerre mondiale.

Pendant des siècles la grande famille des Tremayne avait enrichi ses collections de camélias et de rhododendrons, créé des lacs, une jungle de fougères et un jardin italien sans compter le jardin potager, bien sûr. Le monde entier à disposition lors d’une promenade, métaphore de l’orgueilleux empire britannique. Cette nature en représentation mobilisait la vigilance de vingt-deux jardiniers avant la Première Guerre mondiale, mais seuls huit d’entre eux rentrèrent vivants de la grande boucherie. Ce fut le début du déclin, et les jardins s’endormirent peu à peu, la végétation locale reprit ses droits.

The lost gardens of Heligan, jardins perdus, jardins oubliés pendant des décennies.

Et voilà que mon compagnon exauce mon rêve : nous allons à la rencontre de ces fameux jardins et de cette jeune fille de boue dont je lui ai parlé maintes fois ! Allons contempler la résurrection de ces jardins.

Nous nous trompons plusieurs fois d’embranchement et les routes étroites, tout en lacets, bordées de haies de graminées et d’épineux de deux mètres de haut laissent augurer l’apparition d’une demeure décatie pleine du charme de ce qui a été, un nevermore plein de douceur et de mélancolie. Il faut les mériter, ces jardins…

Tout à coup une vraie route, et des flèches « parking ». À l’entrée des parkings, un jeune garçon nous oriente d’autorité. La billetterie est indiquée, mais il suffit de suivre le flot des visiteurs. Personnel efficace et souriant, plan, cafétéria bucolique et produits de la ferme et des jardins, tout est très anglais, avec abondance de chiens, sans aboiements ou patte levée. Seraient-ils snobs ou très bien élevés ?

L’organisation est parfaite. Entre les parcours fléchés concernant les différentes parties du jardin (regardez les numéros sur votre plan), les espaces où de charmantes jeunes filles expliquent à des personnes peu mobiles le fonctionnement des voiturettes électriques qui sont prêtées et les panneaux barrés en rouge lorsque les sentiers ne sont pas accessibles aux fauteuils pour handicapés, tout est irréprochable. De vastes espaces sont dédiés à un public cible : familles avec jeunes enfants, visiteurs avec chiens. Je guette avec appréhension l’emplacement pour le troisième âge, mais non, on n’aurait su où les mettre, des bancs discrets s’égrainent tout le long des parcours, tout comme les tables de pique-nique.

Avant de partir, nous lisons les panneaux relatant l’histoire de la résurrection des jardins. Après la disparition du dernier descendant direct des Tremayne et la création d’un trust au profit de plusieurs membres de la famille, l’un d’entre eux fît découvrir les jardins à un producteur de disques. La célébrité et l’argent contribuèrent alors à la renaissance des jardins dans les années 90, le tout sous l’œil des caméras de Channel 4. Les pelles mécaniques qui creusent sous l’œil d’une population nombreuse à qui ces parcs donnent du travail, une photo de l’inauguration du pont suspendu avec Camilla qui suit le Prince Charles et n’en mène pas large sur les lames de bois qui bougent à chaque pas, tout montre l’importance pour la région de la résurrection des jardins.

Ces jardins oubliés, ces jardins perdus ont fait place à un énorme complexe où les Anglais conjuguent leur amour des jardins avec celui de leurs animaux, un ensemble bienveillant dont toute poésie est exclue.

Et la jeune fille de boue ? me direz-vous. Nous avons suivi le parcours fléché et avons attendu notre tour pour la photographier. Elle est l’œuvre d’un couple d’artistes locaux, un mélange de boue et de terre très accueillant au fil du temps pour les mousses et les plantes amenées par le vent. Elles la recouvrent, la rendent vivante, l’une s’effaçant au profit d’une autre au fil des saisons. La jeune fille n’est donc jamais tout à fait la même au fil du temps. Comme nous. Est-ce cet aspect qui la rend si émouvante ?

Très vite, dans le sous-bois à la lumière changeante, nous sommes restés seuls face à cette belle endormie, et la magie est venue avec le bruissement des feuilles de peupliers dans le silence.

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Trois nonnes octogénaires s’évadent de leur maison de retraite

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© Ricardalovesmonuments sur wikimedia, licence CC-BY-SA-4.0.

Le château de Goldenstein à Elsbethen

Sœur Bernadette, Sœur Regina et Sœur Rita, respectivement âgées de 88, 86 et 81 ans, sont entrées au couvent juste après la Seconde Guerre mondiale, dans le château de Goldenstein, une austère bâtisse perchée à 2000 mètres d’altitude. Elles y ont mené une vie communautaire rythmée par les prières et l’enseignement également, car le monastère servait d’école de filles depuis le XIXe siècle.

Le temps a passé, les vocations se sont raréfiées, vint le moment où les trois religieuses se retrouvèrent seules dans le château ; leur hiérarchie les plaça d’autorité en maison de retraite en 2023. Sans leur demander leur avis. Pour quoi faire ? Elles avaient juré obéissance, et le diocèse voulait récupérer l’immense et beau château.

Voilà les octogénaires placées en maison de retraite près de Salzbourg. Mais elles supportent mal ce qu’elles considèrent comme une claustration – rien à voir avec la clôture qu’elles ont choisie dans leur jeunesse. La plus âgée, Sœur Bernadette, leur propose de s’évader. Elles prennent le temps de laisser mûrir leur projet. Les trois nonnes reçoivent des visites et sollicitent l’aide de leurs anciennes élèves. Ces dernières louent un véhicule, et le 11 septembre 2025 les trois octogénaires se font la belle et regagnent le couvent où elles ont passé presque toute leur vie et comptent bien y mourir. Pas si simple : pour rendre les lieux inhabitables, l’électricité a été coupée, les monte-escaliers enlevés, les douches inutilisables et les portes fermées à clé.

Un serrurier rouvre les portes, et en quelques jours, la solidarité s’organise pour venir en aide aux religieuses : on leur rétablit l’eau, l’électricité et un médecin se propose pour les soigner.

J’ai été obéissante toute ma vie, mais c’était trop, explique Sœur Bernadette aux télévisions qui se pressent pour voir les fugitives.

On peut avoir été cloîtrée toute sa vie et avoir compris le pouvoir des médias. Les trois religieuses se prêtent obligeamment aux demandes des réseaux sociaux et des télévisions de différents pays, on les voit marcher avec leur déambulateur dans le jardin, prier, préparer leur repas et manger sur une nappe immaculée.

L’Église autrichienne ordonne aux trois fugitives de revenir à la maison de retraite et leur rappelle qu’elles ont fait vœu d’obéissance.

Sœur Bernadette rappelle qu’elles ont signé un papier spécifiant qu’elles passeraient toute leur vie au couvent, jusqu’à leur mort.

L’Église autrichienne dénonce une mise en scène médiatique.

Tout le monde aime la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Que se passera-t-il maintenant ? Nul ne le sait. Trois vieilles dames fragiles contre la hiérarchie à laquelle elles ont obéi toute leur vie. Cette stupéfiante transgression me fait penser à l’héroïne de Par la fenêtre qui s’évadait de sa maison de retraite pour vivre son rêve. Lorsqu’on s’approche de la mort, on trouve parfois une liberté que l’on n’a jamais connue.

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Le mage du Kremlin, manipulations et puissance

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Un chercheur français est convoqué dans une magnifique demeure par un puissant, c’est le narrateur. En face de lui Vadim Baranov va raconter à cet auditeur attentif et muet (il ne s’exprime jamais) comment lui et quelques autres ont réussi à hisser Vladimir Poutine au sommet de l’état. Le narrateur argument s’efface d’ailleurs dès le troisième chapitre pour laisser toute la place à celui qui est le personnage du roman. Baranov est fictif, mais tout le monde reconnaîtra Vladislav Sourkov, le puissant idéologue du Kremlin. Toutes les personnes importantes citées dans le roman existent ou ont existé avant leur fin tragique, les oligarques Boris Berezovsky et Mikhaïl Khodorkovski par exemple.

Si l’argument bateau de la structure du texte surprend un peu par son extrême banalité, il est en réalité très habile. Un peu comme si l’auteur nous faisait un clin d’œil pour que nous ne soyons pas dupes devant ce qui se présente comme une fiction. Au vu de sa connaissance intime des rouages de la Russie de Poutine, on est très vite embarqués, et on oublie que l’auteur ne nous livre pas une version historique de faits attestés, mais la façon dont ils ont pu se passer, nuance.

N’empêche, le lecteur est embarqué dans l’intimité des puissants qui ont pensé créer Vladimir Poutine, et c’est fascinant. Baranov et ses semblables ont voulu restaurer la Grande Russie, et lui donner un Tsar qu’ils pensaient malléable. Ils ont voulu

Construire le mythe de notre puissance  (p. 222)

Ce livre nous plonge dans l’intimité de ceux qui ont éprouvé une humiliation devant la décadence de la Russie et éprouvaient un formidable désir de revanche.

Notre chef-d’œuvre a été la construction d’une nouvelle élite qui concentre le maximum de pouvoir et le maximum de richesse. Des hommes forts, capables de s’asseoir à n’importe quelle table sans le complexe de vos politiciens loqueteux et de vos businessmen impuissants. Des personnages complets, capables d’utiliser toute la gamme des instruments qui servent à produire un impact sur la réalité : le pouvoir, l’argent, même la violence quand cela est indispensable. Vos pseudo-dirigeants ne sont pas équipés pour faire face à une élite de ce genre, qui semble venir directement d’un autre âge, du temps glorieux des patriciens de la Rome antique, celle des fondateurs des empires de tous les temps. (p. 166)

Écrit avant la guerre en Ukraine, malgré certaines faiblesses ce livre nous éclaire sur le désir de puissance de la Russie avec lequel il nous faudra compter.

Le Mage du Kremlin aurait-il eu autant de succès si les lecteurs l’avaient considéré uniquement comme un roman ? Si l’auteur du livre, Giuliano da Empoli n’était pas un politologue très connu ? S’il n’y avait eu l’omniprésence de Vladimir Poutine dans les médias et notre conscience ?

J’ai lu Le Mage du Kremlin en parallèle avec La danseuse de Kiev et la vision de la série documentaire sur les oligarques de Poutine disponible sur Arte.tv. Ce mélange de points de vue, d’images d’archives et d’immersion me semble très important.

Le mage du Kremlin
Giuliano Da Empoli
Gallimard, avril 2022, 279 p., 20 €
ISBN : 988-2-07-295816-8

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La ballerine de Kiev, danse de mort et de vie en Ukraine

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Svitlana et Dmytro, tous deux danseurs étoile à l’opéra de Kiev, sont unis sur scène comme à la ville.

Quand ils sortent de l’Opéra après la représentation, en cette soirée glacée d’hiver, les nouvelles ne sont pas bonnes. Les téléphones frémissent de rumeurs, les bruits de bottes se rapprochent. Pendant qu’ils dansaient, tout s’est accéléré, ce n’est plus qu’une question d’heures à présent. […]

Les premiers obus russes tordent le ciel à l’aube. À 5 h 07, précisément.

Ce 24 février 2022 la vie de tout un pays bascule. Dès lors, chaque chapitre du roman porte la date et parfois l’heure du jour de la guerre, avant la relation des événements selon le point de vue de l’un ou l’autre membre de l’opéra de Kiev. Ce choix confère une intensité dramatique au quotidien rythmé par les bombes et la mort, l’héroïsme ou la lâcheté, et le désespoir, souvent.

Stéphanie Perez, grand reporter de guerre dans le civil, connaît bien ce dont elle parle, elle a fait plusieurs séjours en Ukraine pour des reportages. Elle nous livre une réflexion riche et sensible de ce qu’est la guerre au niveau des êtres humains. Tous les choix de l’autrice se révèlent d’une grande subtilité, à commencer par celui du lieu et des personnages principaux. L’Opéra de Kiev est un lieu élitiste, quant à ses danseurs, leur préoccupation majeure concernait la perfection du corps et des mouvements. Et tout à coup la guerre, avec l’engagement de Dmytro et celle de son rival Vadim, avec certaines défections ou trahisons. Chacun réagit comme il peut en fonction de son histoire et de sa sensibilité : courageux ou lâche ? Issu(e) d’une famille russophone ? D’une famille pro-russe ? Chargé de famille ? Continuer la lecture

La ballerine de Kiev
Stéphanie Perez
Récamier, 2024, 247 p., 20,90 €
ISBN : 978-2-38577-089-1

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Le député kleptomane

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Dans la série « Histoire de bras cassés » ou « L’arroseur arrosé » je demande celle du député de l’extrême-droite portugaise Miguel Arruda. Ce député de la CHEGA (en abrégé Ça suffit), élu de Ponta Delgada aux Açores depuis mars 2024, associait immigration et délinquance, comme beaucoup de membres de son parti.

Il faisait des allers-retours entre la ville dont il était le député et la capitale pour se rendre au parlement. Chaque fois muni d’une grande valise. Ses collègues s’étonnaient un peu, mais bon, il devait apporter des cadeaux à sa famille ou à ses électeurs.

Le quadragénaire donc empruntait régulièrement le plus grand aéroport de Lisbonne, l’aéroport Humberto Delgado – ainsi nommé en hommage à une éminente figure d’opposition au dictateur Salazar, ce qui devait le faire souffrir – et celui, beaucoup plus modeste de Ponta Delgada.

Était-ce la fascination des tapis roulants couverts de bagages évoquant un ailleurs exotique ? Une pulsion irrépressible de kleptomane monomaniaque ? Une forme de fétichisme ? Une force si puissante qu’il oubliait les caméras de surveillance présentes dans tous les aéroports du monde ? Une forme d’insondable bêtise peut-être ? Des images de vidéosurveillance le montrèrent en train de saisir deux valises sur le tapis roulant avant de se diriger aux toilettes et d’en revenir avec une seule valise.

Les perquisitions dans ses deux logements permirent de retrouver dix-sept valises et un butin assez conséquent. Il se servait aussi bien à Lisbonne qu’à Ponta Delgada. Pas de jalousie, son sens de la justice en aurait souffert.

Inutile de dire que toute la presse de gauche fait des gorges chaudes devant l’arrestation de celui qui bouillait d’indignation devant les vols commis par les immigrés. Miguel Arruda risque cinq ans de prison.

Voici l’excellent dessin de Christina Sampaio reproduit dans le numéro 1787 de Courrier International qui a attiré mon attention. Je vous conseille vivement d’aller regarder sur sa page facebook le travail de cette dessinatrice portugaise de grand talent.

Le président de la CHEGA demande à l’indélicat député de suspendre son mandat.

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