Archives par étiquette : Littérature américaine

Mazie, la drôle de sainte de Jami Attenberg

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Jami Attenberg est journaliste à New York. Un jour elle tombe sur un article du New Yorker faisant le portrait d’une dénommée Mazie, « la reine du Bowery ». Le Bowery est un quartier du sud de l’arrondissement de Manhattan, siège de nombreux music-halls, mais également symbole de la dépression économique et de la misère des années 30, ainsi qu’un haut-lieu de la criminalité new-yorkaise.

Un personnage fascinant et un quartier très particulier de New York : Jami Attenberg tient un très beau sujet qu’elle convertit en un roman magnifique, grouillant d’humanité et de pittoresque.

Nous plongeons dans la vie de Mazie grâce au journal qu’elle tient depuis ses dix ans, mais aussi au travers de divers témoignages récoltés par un éditeur en vue d’écrire un livre sur Mazie. Le journal constitue la partie la plus importante du texte, mais les interventions des autres personnages éclairent certains points qui seraient restés obscurs (un journal est toujours plein de non-dits évidents pour la personne qui écrit) et ajoutent un piquant supplémentaire au récit. C’est très subtil, très ingénieux et cela donne un livre original, extrêmement vivant. Continuer la lecture

Mazie, sainte patronne des fauchés et des assoiffés
Jami Attenberg
traduit de l’anglais (États-Unis) par Karine Reignier-Guerre
Les Escales, août 2016, 391 p., 21,90 €
ISBN : 978-2-365-69145-1

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Louise Erdrich et La Sentence, abondance et confusion

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Louise Erdrich dédicace La Sentence

« À toutes celles et ceux qui ont travaillé à Birchbark Books, à nos clients, à nos fantômes ».

Birchbark Books, la librairie dédiée à la littérature autochtone de l’autrice, se trouve à Minneapolis, lieu de l’action du roman qui se déroule – à part les digressions temporelles – essentiellement durant l’année 2020, avec la Covid et surtout la flambée de violence qui a suivi l’assassinat de George Floyd, le 25 mai 2020 à Minneapolis.

La narratrice amérindienne, Tookie – une Ojibwé, comme la mère de Louise Erdrich – , a été condamnée à soixante ans d’emprisonnement à la suite d’un crime rocambolesque : pour faire plaisir à une amie, elle a volé un cadavre dont les aisselles étaient bourrées de cocaïne. Au bout de dix ans d’incarcération, elle a droit à une liberté conditionnelle et, à peine sortie, épouse Pollux, le policier tribal qui l’avait arrêtée. Elle trouve du travail dans une librairie de sa ville, Minneapolis, dont la patronne s’appelle Louise. Nous savons donc dès le départ que fiction et autofiction vont se mêler dans ce roman inscrit dans un lieu et un temps précis.

En novembre 2019 une cliente assidue de la librairie meurt, et bientôt son fantôme vient hanter la librairie et ses employés, en particulier Tookie la narratrice. La fille de Flora offre à Tookie un livre que sa mère aimait beaucoup, et tout se complique, car le livre a du pouvoir, et Flora l’avait volé. Ce texte est un texte autobiographique intitulé « La Sentence », comme le titre du roman :

Deux jours plus tard, le soir, j’ai enfin ouvert le livre de Flora. L’ouvrage lui-même contrastait avec sa calme couverture blanche, il s’agissait d’un très vieux journal intime aux pages de garde marbrées imprimées à la main, avec des volutes rouge sombre, indigo et dorées. […] Un genre de page de titre disait

LA SENTENCE

Une captivité indienne

1862-1883

Le reste était difficile à comprendre : des noms flous, des dates qui n’étaient plus que des taches claires.

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La sentence
Louise Erdrich
Albin Michel, septembre 2023, 448 p., 23,90 €
ISBN : 978-2-226-47490-2

La sentence
Louise Erdrich
Albin Michel, septembre 2023, 448 p., 23,90 €
ISBN : 978-2-226-47490-2

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Le bleu de la nuit, ode funèbre à la vie

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Impossible, lorsqu’on a lu L’Année de la pensée magique en apnée, de ne pas continuer avec Le Bleu de la nuit. Joan Didion écrit ce livre après la mort de sa fille Quintana qui suit de peu celle de son mari John. Comment survivre à l’impensable, le décès coup sur coup de son mari et de sa fille unique ? Comment survivre à une telle concentration de malheur ? En écrivant. Sans pathos, sans plan élaboré : la vie telle qu’elle revient par accès, les souvenirs, le tout se mélangeant aux compte-rendus des analyses de l’hôpital et aux réflexions sur la mort ou la vieillesse. Nous sommes dans la tête et le cœur de Joan Didion, une femme ravagée mais debout qui mélange dans ce texte son combat de mère décidée à se battre devant l’avancée vers la mort de sa fille Quintana. Cette dernière s’était-elle rendu compte de ce qui se passait ?

Elle ne voulait pas parler de cette nouvelle tournure.

Elle voulait croire que, à condition de ne pas « s’appesantir dessus », elle se réveillerait un beau matin et les événements auraient repris leur cours normal.

C’est comme quand quelqu’un meurt, avait-elle dit un jour pour expliquer son approche des choses, mieux vaut ne pas s’appesantir dessus.

La même volonté de vivre chez la mère et la fille. Comme les souvenirs sont cruels lors de l’effondrement de son monde ! Quintana enfant, puis jeune femme, avec sa façon de transformer un événement triste en quelque chose d’heureux, depuis toute petite.

Comment pourrais-je ne pas avoir encore besoin de cette enfant auprès de moi ? (p. 225)

Le déchirement d’une mère dit sans pathos, en peu de mots.

Quand nous perdons ce sens du possible, nous le perdons vite.

Un jour, nous nous affairons à bien nous habiller, à suivre l’actualité, à tenir bon, à ce qu’on pourrait appeler rester vivant ; le lendemain, plus du tout.

Cette ode funèbre est pleine de vie, mais la vie lorsqu’elle cogne et fait mal, au seuil de la vieillesse. On s’interroge : y aurait-il eu une autre façon d’agir qui aurait mené la vie sur un autre chemin ? Et puis non, on ne peut pas détourner la fatalité, il y a les faits, la mort, la douleur. Mais jamais d’apitoiement, une douleur d’une pudeur incroyable. Quelle force dans ce texte ! Quelle finesse également pour décrire le refus de la vieillesse avant la reddition ! Devant les petits accrocs de la vue qui change, les cheveux qui blanchissent et autres signes évidents, on s’accroche aux illusions : Continuer la lecture

Le Bleu de la nuit
Joan Didion
traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty
Grasset, janvier 2013, 240 p., 18,60 €
ISBN : 9 782246 789734

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Comment tenir debout quand tout s’effondre ?

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Joan Didion et son mari John Dunne, tous deux écrivains et scénaristes, viennent de rendre visite à leur fille Quintana qui se trouve aux soins intensifs dans un état critique. John s’effondre juste avant le dîner, foudroyé par une crise cardiaque.

La vie change vite.

La vie change dans l’instant.

On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête.

La question de l’apitoiement. (p. 9)

Telles sont les premières lignes de ce texte écrit sans pathos, sans apitoiement justement. Joan Didion décrit avec une précision clinique tout ce qui a entouré la mort de son mari, elle donne des détails triviaux d’une grande brutalité. Rien sur ses sentiments, son effarement, le traumatisme, la souffrance. Les moments où elle réfléchit sur le chagrin qu’elle éprouve ne sont pas directement autobiographiques, même si tout le texte est une compilation des chocs et gestes qui la roulent dans la rivière de l’indicible. « La question de l’apitoiement » qu’elle refuse dans un premier temps. Comme si le fait de s’épancher ouvrirait des digues qu’elle sait ne pas pouvoir maîtriser. Alors elle se concentre sur le concret, parle de son expérience en utilisant un « nous »  permettant la distanciation : Continuer la lecture

L’année de la pensée magique
Joan Didion
traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty
Le Livre de Poche, novembre 2009, 288 p., 7,70€
ISBN : 978-2-253-12633-1

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Billy Summers : Stephen King au pays de la tendresse et de la mort

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Cela démarre de manière classique : avant de se retirer, un tueur à gages accepte un dernier contrat sur un individu qu’il ne connaît pas, et le lecteur sait bien sûr qu’il n’aurait pas dû l’accepter.

Classique ? Pas vraiment. Les premières pages sont à enseigner dans les universités, tant elles indiquent en peu de phrases la complexité du personnage. Billy Summers offre à ses clients l’image d’un simplet surdoué du tir qui n’accepte de supprimer que des « méchants » tandis que son discours intérieur nous dévoile un connaisseur intime du roman de Zola, Thérèse Raquin. Deux extrêmes, l’idiot et le lettré réunis dans la même personne. C’est d’une telle fluidité, d’une telle simplicité, cette introduction aux deux moteurs du roman – d’un côté la cible à abattre, de l’autre la littérature — que j’ai été stupéfaite par une telle maestria. Une vraie leçon d’écriture, vraiment.

Il ne s’occupe que des méchants. Ça lui permet de dormir la nuit. […] Que des méchants le payent pour liquider d’autres méchants ne lui pose aucun problème. Il se voit comme un éboueur armé d’un flingue. (p. 12)

Pour tout avouer, les romans d’épouvante de Stephen King ne sont pas ma tasse de thé, mais là je me suis trouvée scotchée par la tension du texte et les contradictions que celui-ci provoque chez les lecteurs. Très vite on s’attache à Billy Summers, cet assassin vénal dont on aimerait tant, au fil des pages et de l’évolution du personnage, qu’il s’en sorte. Continuer la lecture

Billy Summers
Stephen King
Traduit de l’anglais (américain) par Jean Esch
Albin Michel, septembre 2022, 560 p., 24,90 €
ISBN : 978-2226460332

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