Archives par étiquette : Littérature américaine

L’Affranchie, western créatif et récréatif

Shares

Bridget a seize ans, elle est rousse, belle et plutôt insolente. Elle vient de perdre son père, et marche dans la prairie jusqu’à ce qu’elle atteigne une petite ville de l’Ouest où elle se retrouvera bientôt pensionnaire dans le bordel de la ville, le Buffalo Queen.

Nous nous trouvons dans l’Ouest américain, avec un shérif, des bandits, des cow-boys et des fusillades, mais pas d’Indiens à l’horizon. On ne quitte pratiquement pas le bordel (même pour assister à une pendaison les filles ne quittent pas le balcon), on croit entendre le beuglant, les filles aguichent et boivent du thé pendant le service, nous sommes dans un western. Mais féministe, le western, avec les femmes qui s’épaulent, se jalousent parfois. Les prostituées (au grand cœur, souvent mais à la faible cervelle) servent habituellement de décor dans les westerns, mais là elles tiennent le rôle principal et les hommes sont réduits à leur fonction et leur désir animal. Continuer la lecture

L’Affranchie
Claudia Cravens
traduction de l’anglais(États-Unis) par Carine Chichereau
Éditions Les Escales, août 2024, 352 p., 23€
ISBN : 978-2-36569-792-7

Shares

Les semeuses d’espoir et de révolte de Diane Wilson

Shares

Le superbe premier roman de l’autrice amérindienne Diane Wilson, best-seller aux États-Unis en 2022, nous est parvenu deux ans plus tard avec la belle traduction de Nino S. Dufour aux éditions Rue de l’échiquier. Celui-ci commence par un poème et finit par une prière, et entre ceux-ci trois femmes appartenant à des époques différentes nous transmettent la tragédie de l’oppression coloniale américaine et la force de l’espoir des Amérindiennes.

Le titre original en anglais, The Seed Keeper (la gardienne des semences) renvoie à l’une des premières femmes Dakhotas qui avaient compris que, après la guerre que les Indiens Sioux du Minnesota venaient de perdre face aux colons blancs, il faudrait nourrir la tribu. Elles avaient caché les graines dans les ourlets de leur jupe pour assurer la survie de leur peuple.

Le titre choisi en français, Les Semeuses, renvoie aux diverses héroïnes du roman et à leur sens de la  transmission.

Où que je regarde, je voyais les graines tenir la trame du monde, elles peuplaient les forêts, couvraient les prés de fleurs sauvages, germaient dans les brèches des trottoirs ou restaient en sommeil jusqu’à ce qu’advienne le moment tant attendu, signalé par le feu, la pluie ou la chaleur. Elles remplissaient les supermarchés. Les graines respiraient et parlaient une langue à elles. Chacune d’entre elles contenait, telle une minuscule capsule temporelle, des années d’histoire dans sa tendre chair. Je me sentais si ignorante à côté du génie contenu dans une simple graine. […]

Je comprenais peu à peu que lorsqu’on garde ces graines, lorsqu’on sélectionne lesquelles replanter, nos vies s’entrelacent aux histoires de vie de ces plantes. (p.242-243)

Continuer la lecture

Les Semeuses
Diane Wilson
traduit de l’anglais (États-Unis) par Nino S. Dufour
Éditions Rue de l’échiquier, mars 2024, 384 p., 24 €
ISBN : 978-2-37425-440-1

Shares

Mazie, la drôle de sainte de Jami Attenberg

Shares

Jami Attenberg est journaliste à New York. Un jour elle tombe sur un article du New Yorker faisant le portrait d’une dénommée Mazie, « la reine du Bowery ». Le Bowery est un quartier du sud de l’arrondissement de Manhattan, siège de nombreux music-halls, mais également symbole de la dépression économique et de la misère des années 30, ainsi qu’un haut-lieu de la criminalité new-yorkaise.

Un personnage fascinant et un quartier très particulier de New York : Jami Attenberg tient un très beau sujet qu’elle convertit en un roman magnifique, grouillant d’humanité et de pittoresque.

Nous plongeons dans la vie de Mazie grâce au journal qu’elle tient depuis ses dix ans, mais aussi au travers de divers témoignages récoltés par un éditeur en vue d’écrire un livre sur Mazie. Le journal constitue la partie la plus importante du texte, mais les interventions des autres personnages éclairent certains points qui seraient restés obscurs (un journal est toujours plein de non-dits évidents pour la personne qui écrit) et ajoutent un piquant supplémentaire au récit. C’est très subtil, très ingénieux et cela donne un livre original, extrêmement vivant. Continuer la lecture

Mazie, sainte patronne des fauchés et des assoiffés
Jami Attenberg
traduit de l’anglais (États-Unis) par Karine Reignier-Guerre
Les Escales, août 2016, 391 p., 21,90 €
ISBN : 978-2-365-69145-1

Shares

Louise Erdrich et La Sentence, abondance et confusion

Shares

Louise Erdrich dédicace La Sentence

« À toutes celles et ceux qui ont travaillé à Birchbark Books, à nos clients, à nos fantômes ».

Birchbark Books, la librairie dédiée à la littérature autochtone de l’autrice, se trouve à Minneapolis, lieu de l’action du roman qui se déroule – à part les digressions temporelles – essentiellement durant l’année 2020, avec la Covid et surtout la flambée de violence qui a suivi l’assassinat de George Floyd, le 25 mai 2020 à Minneapolis.

La narratrice amérindienne, Tookie – une Ojibwé, comme la mère de Louise Erdrich –, a été condamnée à soixante ans d’emprisonnement à la suite d’un crime rocambolesque : pour faire plaisir à une amie, elle a volé un cadavre dont les aisselles étaient bourrées de cocaïne. Au bout de dix ans d’incarcération, elle a droit à une liberté conditionnelle et, à peine sortie, épouse Pollux, le policier tribal qui l’avait arrêtée. Elle trouve du travail dans une librairie de sa ville, Minneapolis, dont la patronne s’appelle Louise. Nous savons donc dès le départ que fiction et autofiction vont se mêler dans ce roman inscrit dans un lieu et un temps précis.

En novembre 2019 une cliente assidue de la librairie meurt, et bientôt son fantôme vient hanter la librairie et ses employés, en particulier Tookie la narratrice. La fille de Flora offre à Tookie un livre que sa mère aimait beaucoup, et tout se complique, car le livre a du pouvoir, et Flora l’avait volé. Ce texte est un texte autobiographique intitulé « La Sentence », comme le titre du roman : Continuer la lecture

La sentence
Louise Erdrich
Albin Michel, septembre 2023, 448 p., 23,90 €
ISBN : 978-2-226-47490-2

La sentence
Louise Erdrich
Albin Michel, septembre 2023, 448 p., 23,90 €
ISBN : 978-2-226-47490-2

Shares

Le bleu de la nuit, ode funèbre à la vie

Shares

Impossible, lorsqu’on a lu L’Année de la pensée magique en apnée, de ne pas continuer avec Le Bleu de la nuit. Joan Didion écrit ce livre après la mort de sa fille Quintana qui suit de peu celle de son mari John. Comment survivre à l’impensable, le décès coup sur coup de son mari et de sa fille unique ? Comment survivre à une telle concentration de malheur ? En écrivant. Sans pathos, sans plan élaboré : la vie telle qu’elle revient par accès, les souvenirs, le tout se mélangeant aux compte-rendus des analyses de l’hôpital et aux réflexions sur la mort ou la vieillesse. Nous sommes dans la tête et le cœur de Joan Didion, une femme ravagée mais debout qui mélange dans ce texte son combat de mère décidée à se battre devant l’avancée vers la mort de sa fille Quintana. Cette dernière s’était-elle rendu compte de ce qui se passait ?

Elle ne voulait pas parler de cette nouvelle tournure.

Elle voulait croire que, à condition de ne pas « s’appesantir dessus », elle se réveillerait un beau matin et les événements auraient repris leur cours normal.

C’est comme quand quelqu’un meurt, avait-elle dit un jour pour expliquer son approche des choses, mieux vaut ne pas s’appesantir dessus.

La même volonté de vivre chez la mère et la fille. Comme les souvenirs sont cruels lors de l’effondrement de son monde ! Quintana enfant, puis jeune femme, avec sa façon de transformer un événement triste en quelque chose d’heureux, depuis toute petite.

Comment pourrais-je ne pas avoir encore besoin de cette enfant auprès de moi ? (p. 225)

Le déchirement d’une mère dit sans pathos, en peu de mots.

Quand nous perdons ce sens du possible, nous le perdons vite.

Un jour, nous nous affairons à bien nous habiller, à suivre l’actualité, à tenir bon, à ce qu’on pourrait appeler rester vivant ; le lendemain, plus du tout.

Cette ode funèbre est pleine de vie, mais la vie lorsqu’elle cogne et fait mal, au seuil de la vieillesse. On s’interroge : y aurait-il eu une autre façon d’agir qui aurait mené la vie sur un autre chemin ? Et puis non, on ne peut pas détourner la fatalité, il y a les faits, la mort, la douleur. Mais jamais d’apitoiement, une douleur d’une pudeur incroyable. Quelle force dans ce texte ! Quelle finesse également pour décrire le refus de la vieillesse avant la reddition ! Devant les petits accrocs de la vue qui change, les cheveux qui blanchissent et autres signes évidents, on s’accroche aux illusions : Continuer la lecture

Le Bleu de la nuit
Joan Didion
traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty
Grasset, janvier 2013, 240 p., 18,60 €
ISBN : 9 782246 789734

Shares