Archives par étiquette : Littérature américaine

Dans la forêt, robinsonnade de l’effondrement au féminin

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Deux adolescentes, Nell et Eva, se retrouvent seules dans la forêt où leurs parents ont construit leur maison. Dans cette famille fusionnelle, les filles étaient plutôt marginalisées vis à vis des autres enfants, puisque leur père – bien que directeur d’école – avait préféré la scolarisation à domicile de ses enfants. Nell et Eva ont donc évolué à leur propre rythme en suivant leurs passions, lecture pour Nell et danse pour Eva, loin de la socialisation de l’école. Leur mère, ancienne danseuse classique, meurt de maladie avant l’effondrement civilisationnel et leur père plus tard lors d’un accident en forêt. Les deux filles se retrouvent seules. Commence alors la survie, quand on redevient un animal sauvage à l’affût du moindre bruit.

Ces jours-ci, nos corps portent nos chagrins comme s’ils étaient des bols remplis d’eau à ras bord. Nous devons être vigilantes tout le temps ; au moindre sursaut ou mouvement inattendu, l’eau se renverse et se renverse et se renverse. (p.15)

Tout est là. Un style poétique pour décrire l’horreur de la situation et l’envie de vivre, la beauté de la forêt et l’ingéniosité nécessaire, mais aussi l’amour entre les deux sœurs, l’entraide, les tensions, la solitude. Tout est si parfaitement décrit, écrit, que le texte ne lasse jamais. Plus même, malgré le sujet difficile surtout en ce moment où les prémisses décrites de l’effondrement civilisationnel sont notre quotidien, ce roman est rassurant.

Dans la forêt est une sorte de robinsonnade au féminin, nous ne nous trouvons pas sur une île déserte à la suite du naufrage d’un navire, mais dans une forêt à la suite d’un effondrement de la civilisation. Comme Robinson, Nell et Eva doivent se débrouiller seules et trouver leurs propres solutions de survie, même si elles sont bien aidées par leur père qui, avant de mourir, leur a appris à faire un potager et a rempli les placards de la maison de provisions. Ces concessions à notre monde actuel mises à part, les jeunes filles sont confrontées à une situation totalement nouvelle en milieu inconnu. Il y a un abîme entre la connaissance de la forêt lors de jeux et promenades et celle destinée à la survie. Continuer la lecture

Dans la forêt
Jean Hegland
Traduit de l’américain par Josette Chicheportiche
Totem, mai 2018, 368 p., 10,50€
ISBN : 9782351786444

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Betty, les douleurs et la lucidité de la petite Indienne de Tiffany McDaniel

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Devenir femme, c’est affronter le couteau. C’est apprendre à supporter le tranchant de la lame et les blessures. Apprendre à saigner. Et malgré les cicatrices, faire en sorte de rester belle et d’avoir les genoux assez solides pour passer la serpillière tous les samedis. Ou bien on se perd, ou bien on se trouve.

Betty la petite Indienne se trouvera au bout d’un long chemin dans sa famille pleine de chaos, de drames et d’étrangeté.

Le roman de Tiffany McDaniel est inspiré de la vie de sa mère et celle de sa famille.

Alka Lark s’est donnée un peu par hasard à un Indien Cherokee, né pour être père, Landon Carpenter. De cette union naîtront de nombreux enfants à la couleur variée. Betty est la plus sombre, la plus Indienne. Toujours maquillée, un peu indifférente au monde qui l’entoure, dépressive, Alka laisse la maisonnée aux soins de Landon le rêveur. La famille déménage beaucoup au rythme du travail que trouve un Indien dans les années quarante à soixante dans une Amérique raciste et violente. La famille finit par revenir s’installer à l’endroit d’où elle était partie, en Ohio.

Le lien profond entre tous ces enfants si différents, c’est leur père et ses magnifiques histoires. Malgré le baume au cœur que ces dernières mettent sur ses blessures, Betty souffre du racisme et de toutes les vexations qu’elle subit à l’école. Une de ses sœurs lui demande de ne pas se mettre à côté d’elle dans le car scolaire : elle est blanche et ne veut rien avoir de commun avec la petite Indienne en dehors du cercle familial. Exclusion, humiliations, Betty découvre que le monde des Blancs est très éloigné de la philosophie et de la poésie cherokee de son père. La petite fille aimerait pouvoir blanchir sa peau. Continuer la lecture

Betty
Tiffany McDaniel
traduit de l’américain par François Happe
Gallmeister, août 2020, 720 p., 26,40 €
ISBN : 978-2-35178-245-3

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Le Chant des revenants de Jesmyn Ward : cruel, douloureux et poétique

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Le-chant-des-revenantsLe Chant des revenants de l’Américaine Jesmyn Ward est un roman sauvage et douloureux, d’une violence qui vous prend au ventre et à la gorge, d’une poésie qui vous instille une douleur poignante mêlée de douceur. Il a été couronné par le National Book Award, en 2017. La version origi­nale anglaise du titre est « Sing, unburied, sing », c’est-à-dire « Chante, défunt sans sépulture, chante », ce qui est plus exact que la traduction française, même si celle-ci est belle.

Le roman dresse un état des lieux actuel du Mississippi, ce Sud profond qui n’a jamais exorcisé ses démons et où le racisme règne toujours, accompagné de l’injustice, du rejet de la population noire et de la violence.

Joseph dit Jojo, treize ans, vit avec sa petite sœur Kayla ainsi que sa mère Léonie  accro à la drogue – chez ses grands-parents. Son grand père River lui apprend la vie à travers ses récits qui parlent de violence, de mort et d’exclusion, pendant que sa grand-mère Philomène se meurt d’un cancer. Jojo est né des amours adolescentes de ses parents, peu de temps après que le frère aîné de Léonie s’est fait tuer par un blanc, meurtre impuni bien sûr. Et le meurtrier n’était autre que le cousin de Michael, le père des enfants. Continuer la lecture

Le chant des revenants
Jesmyn Ward
traduit de l’américain par Charles Recoursé
Belfond, février 2019, 272 p., 21 €
ISBN : 9782714454133

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Les romans de John Fante : uppercut assuré

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Connaissez-vous l’auteur américain John Fante ? Cet insupportable matamore, cet odieux mari, cet individu qui remue les moulins à vent de la postérité et se débat avec sa misère et ses contradictions ? Ce magnifique écrivain italo-américain qui n’a été vraiment reconnu que peu avant sa mort, alors qu’il était devenu aveugle, amputé des jambes, soutenu par sa femme qui ne l’a jamais abandonné et à qui il a dicté son dernier livre ?

Pendant que je mangeais, Jim parlait.

« Tu lis tout le temps, il m’a dit. T’as jamais essayé d’écrire un livre ? »

Ça a fait tilt. Dès cet instant, j’ai voulu devenir écrivain.

« J’en écris un en ce moment même », j’ai dit.

Il a voulu savoir quel genre de livre.

« Ma prose n’est pas à vendre, j’ai répondu. J’écris pour la postérité.

— J’ignorais ça, il a fait. T’écris quoi ? Des nouvelles ? Ou de la fiction pure ?

— Les deux. J’suis ambidextre.

— Oh ! J’ignorais ça aussi.

John Fante romans IVoilà ce qu’il écrit au début de La route de Los Angeles et ce sera le projet de toute sa vie. Dès le départ il trouve son personnage, son alter ego Arturo Bandini. Et son langage si personnel, mélange d’un style parlé balançant entre humour et dérision.

Ce premier livre, John Fante aura beaucoup de mal à le faire publier, ce roman choque l’Amérique : trop excessif, le Rital semble avoir résisté au laminoir américain. Recalé. La religiosité envahissante de sa mère et de sa sœur, les galères, mais surtout sa quête de la femme ont de quoi choquer l’Amérique :

Une femme est entrée dans le magasin […] Son âge importait peu : elle était là – voilà ce qui comptait. Elle n’avait rien de remarquable, elle était plutôt banale, mais je devinais cette femme. Sa présence a bondi à travers la pièce pour aspirer l’air hors de mes poumons. C’était comme un déluge électrique. Ma chair tremblait d’excitation. Je me suis senti au bord de l’asphyxie, alors que le sang rouge se ruait dans mes veines.

Ce qui choque peut-être, plus que cette bouffée d’hormones, c’est que le jeune homme insiste : la femme n’est ni belle, ni jeune, ni bien vêtue. Continuer la lecture

Romans 1: La route de Los Angeles/Bandini/Demande à la poussière
John Fante
Christian Bourgois, juin 2013, 752 p., 22 €
ISBN : 978-2-267-02512-5

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La tache de Philip Roth : mensonge, hypocrisie et désastre

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la tacheLa tache, titre américain The human stain (la tache, la souillure, la honte, la flétrissure humaine), est le troisième roman de la fresque américaine de Philip Roth. Pastorale américaine parlait de la guerre du Viêt Nam, et J’ai épousé un communiste du maccarthysme. En 1998, moment où Philip Roth commence son roman, l’Amérique est en pleine affaire Monika Lewinsky, cette histoire sexuelle qui a pris des proportions délirantes, avec aveux télévisuels du président et le parlement qui doit voter la destitution de Bill Clinton. C’est l’ancrage temporel très précis de ce roman écrit en pleine actualité américaine. Le roman a été publié dans sa version originale en 2000 et sa traduction française en 2002. Il a obtenu le prix Médicis étranger.

La tache est l’allusion transparente à ce qui a souillé la robe de la jeune Monika et dont toute l’Amérique, choquée et enchantée, a fait ses choux gras pendant des mois, mais le titre américain est beaucoup plus général que le titre français : la souillure humaine, quasi la honte originelle.

Le livre commence très fort, comme une sorte de transcription de ce qui anime l’Amérique cet été-là :

À l’été 1998, mon voisin Coleman Silk, retraité depuis deux ans, après une carrière à l’université d’Athena où il avait enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine d’années puis occupé le poste de doyen les seize années suivantes, m’a confié qu’à l’âge de soixante-et-onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l’université qui n’en avait que trente-quatre.

Cet aveu d’une transgression salace n’annonce pas une duplication de l’actualité mais un véritable réquisitoire contre le « politiquement correct », ce conformisme intellectuel qui peut virer à la chasse aux sorcières. Philip Roth nous présente une université gangrenée par la médiocrité et les obsessions du moment, comme le racisme ou le féminisme.

Ancien doyen de la faculté d’Athéna, le très honoré professeur de littérature grecque ancienne Coleman Silk a été accusé deux ans avant le début du roman de racisme par deux élèves qu’il n’avait jamais vus à son cours. Il les avait traités de zombies ; malheureusement le terme a une acception particulière dans le langage populaire, quelque chose comme bamboula. Les deux élèves en question sont noirs, la machine s’emballe. Le professeur démissionne et sa femme Iris meurt peu après. Coleman demande à son voisin et écrivain Nathan Zuckerman d’écrire la façon dont on a assassiné sa femme. Nathan Zuckerman, le double de l’auteur que l’on retrouve dans nombre de ses romans.

L’inculture crasse des étudiants américains devant lesquels s’inclinent leurs professeurs par veulerie et opportunisme est soulignée à plusieurs reprises par Philip Roth ; soit par l’intermédiaire de Delphine Roux, la Française ennemie jurée de Coleman dans le département de littérature ou celui d’Ernestine,  la sœur de Coleman :

Du temps de mes parents, et encore du mien et du vôtre, les ratages étaient mis sur le compte de l’individu. Maintenant, on remet la matière en cause. C’est trop difficile d’étudier les auteurs de l’Antiquité, donc c’est la faute de ces auteurs. Aujourd’hui, l’étudiant se prévaut de son incompétence comme d’un privilège. Je n’y arrive pas, c’est donc que la matière pèche, c’est surtout que pèche ce mauvais professeur qui s’obstine à l’enseigner. Il n’y a plus de critères, monsieur Zuckerman, il n’y a plus que des opinions. (p. 406)

La carrière d’un homme qui a rendu à l’université son prestige intellectuel en virant tous les médiocres et les paresseux, celle d’un homme qui a engagé le premier enseignant noir d’Athéna, est ruinée parce qu’il a utilisé un terme dans son acception réelle et non argotique. Coleman Silk ne trouvera aucun soutien parmi les enseignants qu’il a nommés, pas même auprès de ce professeur qui lui doit sa carrière.

Lâcheté et fuite en avant des milieux intellectuels, démission devant la médiocrité.

Le professeur ne sert pas seulement à une brillante démonstration, il est le héros de cette tragédie grecque dont il a enseigné la violence et la cruauté à ses élèves. On n’échappe pas à son destin, nous disent les tragédies antiques, on se rebelle mais on paie le prix fort.

Coleman Silk (la soie en anglais, faut-il le préciser) a transgressé toute sa vie. Il a refusé le destin qui lui était imposé, s’est créé une identité qui lui a imposé la rupture totale avec sa famille d’origine. Cette histoire de sexe de la fin de sa vie avec une femme qui se prétend illettrée est peut-être la dernière transgression dont il s’est rendu coupable. La fin ne peut être que tragique, bien sûr, et les commérages qui suivront sa mort rappelleront l’actualité américaine à l’origine du roman.

La tache est un texte d’une grande puissance, un torrent qui étrille cette Amérique bien-pensante que vomit l’auteur. Il met à nu la façon dont on a traité les anciens combattants du Viêt Nam avec Les Farley, l’ex mari de Faunia la femme de ménage. Il montre l’exploitation des miséreux avec Faunia. Le conformisme et le naufrage de l’éducation à travers l’université d’Athéna et la façon dont elle a traité un homme respecté.

Nous sommes loin d’un roman à thèses, plutôt dans une immersion au bord de l’asphyxie dans la vie des personnages. L’extraordinaire travail sur les personnages secondaires comme Delphine Roux, l’ennemie intime de Coleman dans le département me sidère. Ce roman contient plusieurs romans qui pourraient se suffire à eux-mêmes. Bien sûr, Nathan Zuckerman est présent, le plus discret des personnages comme il se doit pour un prédateur qui doit engloutir la vie des autres pour mieux la restituer. Coleman est conscient de ce qu’il offre au romancier :

Que je sombre dans les confidences. Que j’égrène le passé en sa compagnie. Que je le fasse m’écouter. Que je lui aiguise son sens de la réalité, à ce romancier. Que je nourrisse la conscience d’un romancier, avec ses mandibules toujours prêtes. Chaque catastrophe qui s’abat lui est matière première. La catastrophe, c’est sa chair à canon. Mais moi, en quoi la transformer ? elle me colle à la peau. Je n’ai pas le langage, moi, la forme, la structure, la signification ; je me passe de la règle des trois unités, de la catharsis, de tout. (p. 215)

Mais le romancier ne vit pas sans danger :

Voilà ce qui arrive quand on écrit des livres. Ce n’est pas seulement qu’une force vous pousse à partir à la découverte des choses ; une force les met sur votre route. Tout à coup, tous les chemins de traverse se mettent à converger sur votre obsession. (p. 422-423)

Un romancier se prend pour Dieu, et lui aussi doit payer le prix de sa transgression.

J’aimerais faire mention de la superbe traduction de Josée Kamoun en donnant pour exemple la description de Coleman par le narrateur-écrivain :

Vu de près, ce visage était talé et abîmé comme un fruit tombé de son étal et dans lequel les chalands successifs ont donné des coups de pieds au passage. (p. 24) […]

Coleman avait cette joliesse incongrue, ce visage de marionnette presque, que l’on voit aux acteurs vieillissants jadis célèbres à l’écran dans des rôles d’enfants espiègles, et sur qui l’étoile juvénile s’est imprimée, indélébile. (p. 27)

Si La tache vous a échappé lors de sa parution, réparez votre erreur : les tares de l’Amérique ne sont pas guéries…

La tache
Philip Roth
Trad. de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun
Gallimard, août 2002, 448 p., 25 €
ISBN : 9782070759071

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