Joan Didion et son mari John Dunne, tous deux écrivains et scénaristes, viennent de rendre visite à leur fille Quintana qui se trouve aux soins intensifs dans un état critique. John s’effondre juste avant le dîner, foudroyé par une crise cardiaque.
La vie change vite.
La vie change dans l’instant.
On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête.
La question de l’apitoiement. (p. 9)
Telles sont les premières lignes de ce texte écrit sans pathos, sans apitoiement justement. Joan Didion décrit avec une précision clinique tout ce qui a entouré la mort de son mari, elle donne des détails triviaux d’une grande brutalité. Rien sur ses sentiments, son effarement, le traumatisme, la souffrance. Les moments où elle réfléchit sur le chagrin qu’elle éprouve ne sont pas directement autobiographiques, même si tout le texte est une compilation des chocs et gestes qui la roulent dans la rivière de l’indicible. « La question de l’apitoiement » qu’elle refuse dans un premier temps. Comme si le fait de s’épancher ouvrirait des digues qu’elle sait ne pas pouvoir maîtriser. Alors elle se concentre sur le concret, parle de son expérience en utilisant un « nous » permettant la distanciation :
Le chagrin du deuil, en fin de compte, est un état qu’aucun de nous ne connaît avant de l’avoir atteint. Nous envisageons (nous savons) qu’un de nos proches pourrait mourir, mais nous ne voyons pas au-delà des quelques jours ou quelques semaines qui suivent immédiatement cette mort imaginée. Même de ces quelques jours ou quelques semaines, nous nous faisons une idée erronée. Nous nous attendons peut-être, si la mort est soudaine, à ressentir un choc. Nous ne nous attendons pas à ce que ce choc oblitère tout, disloque le corps comme l’esprit. Nous nous attendons peut-être à être prostrés, inconsolables, fous de chagrin. Nous ne nous attendons pas à être littéralement fous, à être la cliente pas difficile qui croit que son mari va bientôt revenir et avoir besoin de ses chaussures. […] Nous n’avons aucun moyen de savoir […] que les funérailles en elles-mêmes seront un événement anodin, une sorte de régression narcotique que nous traversons enveloppés dans l’attention prodiguée par les autres, dans la gravité et le sens de l’instant. Pas plus que nous ne pouvons avoir conscience à l’avance […] de l’absence infinie qui s’ensuit, le vide, l’exact opposé du sens, la succession interminable de ces moments où nous serons confrontés au contraire même du sens, à l’absurdité. (p. 231-232)
Elle sait si bien décrire les vieux couples qui s’aiment !
Impossible de compter toutes les fois, au cours d’une journée ordinaire, où il se passait soudain quelque chose qu’il fallait que je lui raconte. Ce réflexe n’a pas disparu avec sa mort. Ce qui a disparu, c’est la possibilité d’une réponse. […] (p. 238-239)
Et ce lien si fort que l’idée même qu’il sera rompu un jour confine au vertige :
Nous étions tous deux incapables d’envisager la réalité de la vie l’un sans l’autre. […] Le mariage, ce n’est pas seulement le temps : c’est aussi paradoxalement le déni du temps. Pendant quarante ans, je me suis vue à travers le regard de John. Je n’ai pas vieilli. Cette année, […] pour la première fois, j’ai compris que j’avais de moi-même l’image d’une personne beaucoup plus jeune.
Il faudrait recopier des pages et des pages de ce livre sur le deuil, ce livre sans pathos, sans apitoiement, composé d’un mélange d’absence à soi-même et d’une obligation d’être présente pour sa fille Quintana qui passe d’un service de soins intensifs à un autre. Joan est tout à la fois cette épouse effondrée par la perte brutale de celui qui la structurait et cette mère qui apprend le vocabulaire des soins intensifs, qui surveille, qui suggère, qui agace parfois les soignants.
Comment fait-elle pour rester debout, acharnée à protéger la vie vacillante de sa fille en mettant de côté son désastre personnel ? D’ordinaire je n’apprécie pas l’autofiction avec ses justifications, ses retours, ses re-créations, ses complaisances, souvent. Mais dans L’Année de la pensée magique, rien de tel. Joan Didion accumule les faits matériels, parfois à la limite de la suffocation du lecteur, avec seulement quelques moments où elle réfléchit sur ce qu’est la réalité du deuil. La plupart du temps, elle se trouve dans l’urgence, dans la volonté de maintenir le souffle de vie de sa fille qui semble toujours prête à partir. Ce livre est une construction fascinante, un témoignage brut, les notes très précises, très factuelles, que l’autrice tape sur son clavier d’ordinateur :
Je veux de ces fragments étayer mes ruines.
Et l’accumulation de ces fragments, magnifiés par la souffrance et le talent de Joan Didion aboutit à une œuvre d’une puissance sidérante. Joan reste debout, assemblée par tous les mots de son déchirement, par la littérature peut-être. Le tombeau littéraire qu’a érigé Joan Didion pour son époux John Dunne a obtenu le National Book Award.
Joan Didion
traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty
Le Livre de Poche, novembre 2009, 288 p., 7,70€
ISBN : 978-2-253-12633-1