Le bleu de la nuit, ode funèbre à la vie

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Impossible, lorsqu’on a lu L’Année de la pensée magique en apnée, de ne pas continuer avec Le Bleu de la nuit. Joan Didion écrit ce livre après la mort de sa fille Quintana qui suit de peu celle de son mari John. Comment survivre à l’impensable, le décès coup sur coup de son mari et de sa fille unique ? Comment survivre à une telle concentration de malheur ? En écrivant. Sans pathos, sans plan élaboré : la vie telle qu’elle revient par accès, les souvenirs, le tout se mélangeant aux compte-rendus des analyses de l’hôpital et aux réflexions sur la mort ou la vieillesse. Nous sommes dans la tête et le cœur de Joan Didion, une femme ravagée mais debout qui mélange dans ce texte son combat de mère décidée à se battre devant l’avancée vers la mort de sa fille Quintana. Cette dernière s’était-elle rendu compte de ce qui se passait ?

Elle ne voulait pas parler de cette nouvelle tournure.

Elle voulait croire que, à condition de ne pas « s’appesantir dessus », elle se réveillerait un beau matin et les événements auraient repris leur cours normal.

C’est comme quand quelqu’un meurt, avait-elle dit un jour pour expliquer son approche des choses, mieux vaut ne pas s’appesantir dessus.

La même volonté de vivre chez la mère et la fille. Comme les souvenirs sont cruels lors de l’effondrement de son monde ! Quintana enfant, puis jeune femme, avec sa façon de transformer un événement triste en quelque chose d’heureux, depuis toute petite.

Comment pourrais-je ne pas avoir encore besoin de cette enfant auprès de moi ? (p. 225)

Le déchirement d’une mère dit sans pathos, en peu de mots.

Quand nous perdons ce sens du possible, nous le perdons vite.

Un jour, nous nous affairons à bien nous habiller, à suivre l’actualité, à tenir bon, à ce qu’on pourrait appeler rester vivant ; le lendemain, plus du tout.

Cette ode funèbre est pleine de vie, mais la vie lorsqu’elle cogne et fait mal, au seuil de la vieillesse. On s’interroge : y aurait-il eu une autre façon d’agir qui aurait mené la vie sur un autre chemin ? Et puis non, on ne peut pas détourner la fatalité, il y a les faits, la mort, la douleur. Mais jamais d’apitoiement, une douleur d’une pudeur incroyable. Quelle force dans ce texte ! Quelle finesse également pour décrire le refus de la vieillesse avant la reddition ! Devant les petits accrocs de la vue qui change, les cheveux qui blanchissent et autres signes évidents, on s’accroche aux illusions :

Pas le moindre doute que cela n’était pas irrémédiable.

Quoi que fût « cela ».

j’avais une foi absolue en ma capacité à surmonter la situation.

Quelle que fût la « situation ». (p. 172-173)

Vient le moment où Joan a rejoint l’âge de sa mère et comprend enfin certaines réactions de celle-ci :

Je comprends aujourd’hui qu’elle se sentait fragile.

Je comprends aujourd’hui qu’elle se sentait comme moi aujourd’hui.

Invisible dans la rue.

Cible offerte au premier véhicule venu.

Déséquilibrée au moment de descendre d’un trottoir, de s’asseoir ou de se lever, d’ouvrir ou de fermer la porte d’un taxi.

Intellectuellement mise en difficulté non seulement par de simples calculs arithmétiques mais par les informations les plus banales, […] la mémorisation d’un numéro de téléphone, le plan de table d’un dîner. (p. 174)

Toutes les insidieuses pertes dues à l’avancée dans la vieillesse, toutes les angoisses devant l’inéluctable sont là, dans cette prose sans fioritures en forme de constat douloureux. La description clinique des longues heures d’attente dans les hôpitaux ou chez les médecins pour tenter de réparer ce qui fuit de partout, le naufrage de la santé d’autrefois, cela parle à toute personne qui atteint le stade de la vieillesse. Tout comme la question de la personne qu’il faut appeler en cas d’urgence. Mais à cette demande médicale, Joan Didion n’a aucune réponse. Son mari est mort, sa fille est morte, ses rares parents ou amis habitent très loin. Et cette simple case administrative ravive la douleur de la perte, du deuil impossible.

Ce mélange de souvenirs heureux et atroces, le télescopage des époques et des moments, le retour à l’intellect pour ordonner ce qui est arrivé, pour garder sa lucidité, est parfois difficile. Retour sur l’apprentissage de la maternité (Quintana a été adoptée tout bébé), le fonctionnement de la famille, les angoisses de la petite fille et les moments lumineux :

Il y a certains moments de ces premières années avec elle dont je garde un souvenir très clair. Ces moments très clairs, ressortent, reviennent, me parlent directement, par certains aspects me submergent de plaisir, par d’autres continuent de me briser le cœur.

Le destin de Joan Didion avec son accumulation de malheurs, sa façon de garder le cap, l’aide de l’écriture lui appartiennent. Elle reste debout par la force de ce qu’elle crée et c’est stupéfiant. Mais ses mots, par leur terrible constat, leur sécheresse, l’impossibilité de les contrer, nous mettent aussi, nous lecteurs, en face du tragique de la condition humaine. On peut y voir une incitation sous-jacente à vivre, car un jour, à n’importe quel moment que nous n’aurons pas vu venir, viendront les pertes.

Le bleu de la nuit c’est le contraire de l’agonie de la clarté, c’est aussi son avertissement.

Le Bleu de la nuit
Joan Didion
traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty
Grasset, janvier 2013, 240 p., 18,60 €
ISBN : 9 782246 789734

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