« Pour moi, tout épris que je puisse être de ma chétive personne, je sais bien que je ne dépasserai pas ma vie. On déterre dans des îles de Norvège quelques urnes gravées ornées de caractères indéchiffrables. À qui appartiennent ces cendres ? Les vents n’en savent rien. » La vie de Rancé est le dernier texte écrit par Chateaubriand qui fit de la vieillesse, par la grâce de son écriture, un état existentiel et non, comme il le souhaitait, une demi-mort. C’est en le lisant et en le relisant qu’est venu le désir du titre de ce livre, La voyageuse de nuit : « La vieillesse est une voyageuse de nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus que le ciel. » (p. 140)
Un essai sur la vieillesse ? N’en avons-nous pas assez des EHPAD en ce moment, avec leurs vieux que l’on veut vacciner en priorité contre la Covid ? N’en ai-je pas assez après la publication de Par la fenêtre, avec sa maison de retraite et sa vieille pensionnaire qui s’évade pour enfin vivre un rêve puissant ? Avec cette vieille dame qui fuit les conventions, l’attente de la mort et du goûter, celle du printemps ou des visites pour vivre intensément, se confronter à des jeunes et leur offrir une très belle expérience de vie ?
Je le croyais.
Je pensais que Simone de Beauvoir avait tout dit dans La Vieillesse, et puis non, l’essai, le coup de sang, le cri de colère, appelez-le comme vous voudrez, de Laure Adler m’a embarquée. Par son implication personnelle, puisque l’auteure (soixante-dix ans et une silhouette de jeune fille) se met dans le lot des débarqués de la société. Elle parle des autres mais aussi d’elle, d’expériences douloureuses, de chômage, de mise à l’écart, y compris par sa plus jeune fille à un moment donné. Elle ne s’épargne pas, mais cet essai n’a rien d’un lamento nombriliste, il est vivant, vibrant.
Laure Adler parle des autres, énormément, avec empathie, avec grâce. Elle nous restitue la présence magique du chorégraphe et danseur Thierry Thieû Niang dans un service de gériatrie, son attention, son amour et son respect de ceux qui se trouvent dans le très grand âge. Thierry rend la vie par la danse à ceux qui sont empêchés (p. 156 et sq). Magnifique passage, mais il y en a tant ! Comme des coups de gueule, d’ailleurs, contre les faiseurs de profit, ceux qui excluent de la vie les plus fragiles en oubliant qu’un jour ils en feront partie.
Aujourd’hui les vieilles, les vieux sont traités comme des citoyens de troisième zone : encore actifs, on les tolère dans les associations et on se félicite de leur utilité puis, à un âge certain on les rend invisibles, on les range, on les garde, on les conserve. Progressivement on en fait des malades « naturels ». Comme de toutes les maladies, le monde moderne tente de s’en débarrasser. À quel prix? […] La vieillesse, tel un aimant, attire la limaille de nos effrois et de nos hantises. (p. 210-211)
La voyageuse de nuit est un essai plein de rage et de vie, de petits bonheurs et de grandes émotions, et je n’ai pas pu lâcher avant de l’avoir terminé. C’est un livre de rencontres humaines, mais aussi de culture, et les références que cite l’auteure sont particulièrement éclairantes. C’est également un livre politique, car il ne faut pas se voiler la face, la façon dont on traite le dernier âge de la vie se décide dans les instances dirigeantes liées aux lobbies économiques.
La grande vieillesse rejoint, à mon avis, la jeunesse actuelle : les deux sont empêchées, brimées, mais ceci est le sujet d’un autre livre.