Archives par étiquette : Vieillesse

Le couple de l’hôtel

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Depuis trois jours que nous sommes en vacances, tous les matins, j’entends un bruit régulier sur le carrelage du couloir, un son mat qui résonne dans ma tête ensommeillée.

Et voilà que, au retour du petit déjeuner, ils s’avancent dans notre direction, le géant et sa minuscule compagne. La main gauche de l’homme agrippe l’épaule de sa femme, et de la droite il serre sa canne de toutes ses forces. La canne. Pas encore apprivoisée, maladroite, hasardeuse. Le fragile colosse avance comme si chaque pas était une victoire douloureuse.

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Au moment de nous croiser aucune salutation, pas de sourire poli, la femme garde obstinément les yeux devant le sol, attentive à chaque pas de son compagnon, à chaque obstacle possible. Elle jette à voix basse en italien des consignes que nous ne comprenons pas mais qui sont très claires : fais attention à ce que tes jambes ne s’emmêlent pas, tiens ta canne bien droite. L’angoisse de la chute.

Ils avaient été très beaux, ils le sont encore, mais la pitié et l’effroi devant les ravages du temps ont remplacé l’admiration et peut-être la jalousie. Il était grand et fort, tous les attributs de l’homme protecteur de sa frêle compagne avant l’effondrement et la dépendance.

L’homme nous fixe, nous happe, nous projette le désespoir de ses yeux très bleus : regardez ce que la cruauté du temps et de la maladie a fait de moi. Ce qu’elle peut faire de vous.

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À nos âges…

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Cela nous prend le cœur dès la première minute, pourtant il n’y a pas si longtemps que nous l’avons vu, quelques mois tout au plus. Son dos s’est courbé un peu plus, et sa peau cireuse accentue l’impression de fragilité. Ses beaux yeux bleus se sont voilés petit à petit, mais désormais une paupière se ferme de manière intempestive et l’on a l’impression qu’il s’endort, épuisé par une conversation qui ne vient que de commencer.

La vieillesse lui est tombé dessus comme une météorite. Lui qui a toute sa vie montré un enthousiasme pour les autres et pour les idées, lui qui semblait indestructible et était capable de vivre dans des conditions spartiates sans même s’en apercevoir descend l’escalier avec des précautions nouvelles.

Il y a peu de temps qu’il a vraiment pris conscience de la vieillesse et de la finitude. Bien sûr il en parlait, mais avec un tel recul que, tapie dans un recoin de son esprit, l’idée rassurante que cela ne concernait que les autres calmait son angoisse.

« À nos âges, dit-il, il faut faire attention à…  » Et la liste des renoncements commence.

À nos âges… Il entraîne les autres dans son naufrage comme les souverains antiques. Nous comprenons tellement. Il continue à s’intéresser aux autres, à les aimer, à leur apporter tout ce qu’il peut encore leur donner – et il peut beaucoup. Sa conversation est toujours aussi riche, sa mémoire intacte, sa culture impressionnante. Son humour plein de tendresse, sa gentillesse et son amour pour sa compagne transfigurent son visage, éloignent le tic-tac de l’horloge.

Que la Camarde l’oublie longtemps, même si elle est tapie au coin du bois et nous regarde tous passer, prête à bondir on ne sait sur qui.

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Le bleu de la nuit, ode funèbre à la vie

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Impossible, lorsqu’on a lu L’Année de la pensée magique en apnée, de ne pas continuer avec Le Bleu de la nuit. Joan Didion écrit ce livre après la mort de sa fille Quintana qui suit de peu celle de son mari John. Comment survivre à l’impensable, le décès coup sur coup de son mari et de sa fille unique ? Comment survivre à une telle concentration de malheur ? En écrivant. Sans pathos, sans plan élaboré : la vie telle qu’elle revient par accès, les souvenirs, le tout se mélangeant aux compte-rendus des analyses de l’hôpital et aux réflexions sur la mort ou la vieillesse. Nous sommes dans la tête et le cœur de Joan Didion, une femme ravagée mais debout qui mélange dans ce texte son combat de mère décidée à se battre devant l’avancée vers la mort de sa fille Quintana. Cette dernière s’était-elle rendu compte de ce qui se passait ?

Elle ne voulait pas parler de cette nouvelle tournure.

Elle voulait croire que, à condition de ne pas « s’appesantir dessus », elle se réveillerait un beau matin et les événements auraient repris leur cours normal.

C’est comme quand quelqu’un meurt, avait-elle dit un jour pour expliquer son approche des choses, mieux vaut ne pas s’appesantir dessus.

La même volonté de vivre chez la mère et la fille. Comme les souvenirs sont cruels lors de l’effondrement de son monde ! Quintana enfant, puis jeune femme, avec sa façon de transformer un événement triste en quelque chose d’heureux, depuis toute petite.

Comment pourrais-je ne pas avoir encore besoin de cette enfant auprès de moi ? (p. 225)

Le déchirement d’une mère dit sans pathos, en peu de mots.

Quand nous perdons ce sens du possible, nous le perdons vite.

Un jour, nous nous affairons à bien nous habiller, à suivre l’actualité, à tenir bon, à ce qu’on pourrait appeler rester vivant ; le lendemain, plus du tout.

Cette ode funèbre est pleine de vie, mais la vie lorsqu’elle cogne et fait mal, au seuil de la vieillesse. On s’interroge : y aurait-il eu une autre façon d’agir qui aurait mené la vie sur un autre chemin ? Et puis non, on ne peut pas détourner la fatalité, il y a les faits, la mort, la douleur. Mais jamais d’apitoiement, une douleur d’une pudeur incroyable. Quelle force dans ce texte ! Quelle finesse également pour décrire le refus de la vieillesse avant la reddition ! Devant les petits accrocs de la vue qui change, les cheveux qui blanchissent et autres signes évidents, on s’accroche aux illusions : Continuer la lecture

Le Bleu de la nuit
Joan Didion
traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty
Grasset, janvier 2013, 240 p., 18,60 €
ISBN : 9 782246 789734

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Évadée de l’EHPAD au volant d’un camion de pompiers

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Véhicule de secours et assistance aux victimes

Kevin. B, CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons

L’histoire d’Amandine Berthet s’évadant de sa maison de retraite pour rentrer chez elle, puis réaliser enfin un de ses rêves les plus chers a semblé de la fiction à nombre de lecteurs. Parfois la réalité dépasse la fiction : fin mars une retraitée s’est évadée de sa maison de retraite au volant… d’un camion de pompiers. Elle a profité, comme Amandine dans mon roman, de ce moment propice qui ne se reproduira sans doute jamais et qu’il faut saisir.

Le samedi 27 mars, rapporte le Progrès de l’Ain, les pompiers sont appelés dans une résidence de Châtillon-sur-Chalaronne pour porter secours à un résident de l’EHPAD La Montagne. Une résidente qui n’a pas perdu tout sens de l’observation constate que dans leur précipitation les pompiers ont laissé la clé de contact. Aussitôt, alors que tout l’établissement est occupé à porter secours ou à regarder les pompiers s’activer, elle se glisse dans le camion, le met en route et se sauve.

Elle veut retourner chez elle, comme Amandine dans Par la fenêtre.

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La voyageuse de nuit de Laure Adler : les vieux sont bien vivants !

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« Pour moi, tout épris que je puisse être de ma chétive personne, je sais bien que je ne dépasserai pas ma vie. On déterre dans des îles de Norvège quelques urnes gravées ornées de caractères indéchiffrables. À qui appartiennent ces cendres ? Les vents n’en savent rien. » La vie de Rancé est le dernier texte écrit par Chateaubriand qui fit de la vieillesse, par la grâce de son écriture, un état existentiel et non, comme il le souhaitait, une demi-mort. C’est en le lisant et en le relisant qu’est venu le désir du titre de ce livre, La voyageuse de nuit : « La vieillesse est une voyageuse de nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus que le ciel. » (p. 140)

Un essai sur la vieillesse ? N’en avons-nous pas assez des EHPAD en ce moment, avec leurs vieux que l’on veut vacciner en priorité contre la Covid ? N’en ai-je pas assez après la publication de Par la fenêtre, avec sa maison de retraite et sa vieille pensionnaire qui s’évade pour enfin vivre un rêve puissant ? Avec cette vieille dame qui fuit les conventions, l’attente de la mort et du goûter, celle du printemps ou des visites pour vivre intensément, se confronter à des jeunes et leur offrir une très belle expérience de vie ?

Je le croyais.

Je pensais que Simone de Beauvoir avait tout dit dans La Vieillesse, et puis non, l’essai, le coup de sang, le cri de colère, appelez-le comme vous voudrez, de Laure Adler m’a embarquée. Par son implication personnelle, puisque l’auteure (soixante-dix ans et une silhouette de jeune fille) se met dans le lot des débarqués de la société. Elle parle des autres mais aussi d’elle, d’expériences douloureuses, de chômage, de mise à l’écart, y compris par sa plus jeune fille à un moment donné. Elle ne s’épargne pas, mais cet essai n’a rien d’un lamento nombriliste, il est vivant, vibrant.

Laure Adler parle des autres, énormément, avec empathie, avec grâce. Elle nous restitue la présence magique du chorégraphe et danseur Thierry Thieû Niang dans un service de gériatrie, son attention, son amour et son respect de ceux qui se trouvent dans le très grand âge. Thierry rend la vie par la danse à ceux qui sont empêchés (p. 156 et sq). Magnifique passage, mais il y en a tant ! Comme des coups de gueule, d’ailleurs, contre les faiseurs de profit, ceux qui excluent de la vie les plus fragiles en oubliant qu’un jour ils en feront partie.

Aujourd’hui les vieilles, les vieux sont traités comme des citoyens de troisième zone : encore actifs, on les tolère dans les associations et on se félicite de leur utilité puis, à un âge certain on les rend invisibles, on les range, on les garde, on les conserve. Progressivement on en fait des malades « naturels ». Comme de toutes les maladies, le monde moderne tente de s’en débarrasser. À quel prix? […] La vieillesse, tel un aimant, attire la limaille de nos effrois et de nos hantises. (p. 210-211)

La voyageuse de nuit est un essai plein de rage et de vie, de petits bonheurs et de grandes émotions, et je n’ai pas pu lâcher avant de l’avoir terminé. C’est un livre de rencontres humaines, mais aussi de culture, et les références que cite l’auteure sont particulièrement éclairantes. C’est également un livre politique, car il ne faut pas se voiler la face, la façon dont on traite le dernier âge de la vie se décide dans les instances dirigeantes liées aux lobbies économiques.

La grande vieillesse rejoint, à mon avis, la jeunesse actuelle : les deux sont empêchées, brimées, mais ceci est le sujet d’un autre livre.

La voyageuse de nuit
Laure Adler
Grasset, septembre 2020, 224 p., 19€
ISBN : 978-2-246-82601-9

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