Archives par étiquette : Société

Trois nonnes octogénaires s’évadent de leur maison de retraite

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© Ricardalovesmonuments sur wikimedia, licence CC-BY-SA-4.0.

Le château de Goldenstein à Elsbethen

Sœur Bernadette, Sœur Regina et Sœur Rita, respectivement âgées de 88, 86 et 81 ans, sont entrées au couvent juste après la Seconde Guerre mondiale, dans le château de Goldenstein, une austère bâtisse perchée à 2000 mètres d’altitude. Elles y ont mené une vie communautaire rythmée par les prières et l’enseignement également, car le monastère servait d’école de filles depuis le XIXe siècle.

Le temps a passé, les vocations se sont raréfiées, vint le moment où les trois religieuses se retrouvèrent seules dans le château ; leur hiérarchie les plaça d’autorité en maison de retraite en 2023. Sans leur demander leur avis. Pour quoi faire ? Elles avaient juré obéissance, et le diocèse voulait récupérer l’immense et beau château.

Voilà les octogénaires placées en maison de retraite près de Salzbourg. Mais elles supportent mal ce qu’elles considèrent comme une claustration – rien à voir avec la clôture qu’elles ont choisie dans leur jeunesse. La plus âgée, Sœur Bernadette, leur propose de s’évader. Elles prennent le temps de laisser mûrir leur projet. Les trois nonnes reçoivent des visites et sollicitent l’aide de leurs anciennes élèves. Ces dernières louent un véhicule, et le 11 septembre 2025 les trois octogénaires se font la belle et regagnent le couvent où elles ont passé presque toute leur vie et comptent bien y mourir. Pas si simple : pour rendre les lieux inhabitables, l’électricité a été coupée, les monte-escaliers enlevés, les douches inutilisables et les portes fermées à clé.

Un serrurier rouvre les portes, et en quelques jours, la solidarité s’organise pour venir en aide aux religieuses : on leur rétablit l’eau, l’électricité et un médecin se propose pour les soigner.

J’ai été obéissante toute ma vie, mais c’était trop, explique Sœur Bernadette aux télévisions qui se pressent pour voir les fugitives.

On peut avoir été cloîtrée toute sa vie et avoir compris le pouvoir des médias. Les trois religieuses se prêtent obligeamment aux demandes des réseaux sociaux et des télévisions de différents pays, on les voit marcher avec leur déambulateur dans le jardin, prier, préparer leur repas et manger sur une nappe immaculée.

L’Église autrichienne ordonne aux trois fugitives de revenir à la maison de retraite et leur rappelle qu’elles ont fait vœu d’obéissance.

Sœur Bernadette rappelle qu’elles ont signé un papier spécifiant qu’elles passeraient toute leur vie au couvent, jusqu’à leur mort.

L’Église autrichienne dénonce une mise en scène médiatique.

Tout le monde aime la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Que se passera-t-il maintenant ? Nul ne le sait. Trois vieilles dames fragiles contre la hiérarchie à laquelle elles ont obéi toute leur vie. Cette stupéfiante transgression me fait penser à l’héroïne de Par la fenêtre qui s’évadait de sa maison de retraite pour vivre son rêve. Lorsqu’on s’approche de la mort, on trouve parfois une liberté que l’on n’a jamais connue.

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Roman d’amour et cabale extrémiste

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Perumal Murugan est un auteur indien de langue tamoule très connu en Inde. Avec Femme pour moitié il nous offre un superbe roman d’amour qui se déroule dans sa région d’origine, dans le sud de l’Inde.

Dans la campagne du Tamil Nadu, Ponna et Kali, s’aiment passionnément. Une seule ombre à la vie de ce couple de paysans : bien que  mariés depuis douze ans, ils n’ont pas d’enfant. Cela ne gêne pas Kali, mais il en va autrement chez Ponna qui vit très douloureusement les pressions et avanies de la part de leur entourage social et familial. Le couple se rend dans tous les temples où les dieux pourraient exaucer son vœu de maternité, en vain.

Le texte nous raconte par le menu le quotidien d’une campagne indienne reculée, et nous voilà plongés dans un autre monde. L’évocation de la vie quotidienne est si imagée avec son tricotage serré de religion, de coutumes et de superstitions, sa description par le menu de l’absence d’intimité des couples et l’importance de la famille, que nous voyons vivre Ponna et Kali. Pourtant l’histoire est universelle : deux êtres s’aiment passionnément, mais quelque chose manque – l’infertilité dans le cas précis – et c’est la porte ouverte à la tragédie à venir.

Ponna n’est qu’une Femme pour moitié puisqu’elle ne peut enfanter, le titre nous semble limpide, mais Perumal Murugan nous donne les raisons de son choix, autrement plus subtiles.

Le titre de ce roman fait référence à une des formes du dieu Shiva qui est représenté moitié homme moitié femme, l’être divin étant formé par la fusion totale des deux aspects de l’être humain. Métaphoriquement les héros du roman, Ponna et Kali, symbolisent cette fusion totale, parce qu’ils ne font qu’un par le corps et par l’esprit. Jusqu’à ce que les mères respectives des époux pensent que la seule solution sera d’envoyer Ponna à un festival du temple de Kali…

C’est le moment clé du roman, une bacchanale éblouissante avec le désespoir de Kali en contrepoint.

La sensualité frémissante du texte est superbement rendue par la traduction de Léticia Ibanez.

Ce roman magnifique a eu beaucoup de succès en Inde, mais les choses se sont gâtées pour l’auteur lorsque la traduction anglaise a paru. Une véritable cabale des extrémistes hindouistes s’en est suivie, avec lynchage médiatique et violences physiques et menaces contre sa famille. Les déchaînements de haine dont l’auteur a été victime l’ont affecté, au point qu’il a annoncé son suicide littéraire dans Facebook :

L’écrivain Perumal Murugan est mort. Comme il n’est pas un dieu, il ne va pas ressusciter. Il ne croit pas non plus à la réincarnation. Enseignant ordinaire, il vivra désormais sous le nom de P. Murugan… Laissez-le tranquille…

Il a dû s’exiler à Madras.

L’histoire se termine bien, puisqu’une mobilisation intellectuelle ainsi que le rejet par la Haute Cour de Madras des poursuites judiciaires contre l’auteur ont rendu sa vie d’écrivain à Perumal Murugan. Mais fragilisé par la violence de l’épisode, l’autocensure ne le quitte plus.

Femme pour moitié
Perumal Murugan
traduit du tamoul par Léticia Ibanez
Gallimard, 2025, 224 p., 21,50 €
ISBN : 978-2-07-301092-6

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Soudain, seuls: un sens de la survie qui laisse K.O.

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Un jeune couple part faire un tour du monde à bord d’un voilier ; Ludovic, grand jeune homme sûr de lui, est amoureux de Louise, petite femme passionnée de montagne. Au cours de leur périple à bord de leur bateau, Jason, ils décident d’aborder sur une île déserte interdite à la visite entre la Patagonie et le cap Horn. Et soudain le drame : leur bateau disparaît dans la tempête, les laissant seuls sur cette île peuplée de manchots, d’otaries, d’éléphants de mer et de rats.

Comment survivre ? Les jeunes gens investissent une ancienne base baleinière, fabriquent des outils, apprennent à tuer les animaux qu’ils défendaient autrefois par conviction écologique. Ils se transforment, évoluent vers une dureté qui leur aurait parue impossible autrefois. L’instinct de survie est décrit avec une acuité, une rudesse et une précision qui laisse le lecteur pantelant.

Une peur animale les envahit, une peur froide et dure qui les absorbe. Au début, ils essaient d’en parler, se murmurent des histoires d’avant, du temps où la vie était normale. Mais, rapidement, cela devient un trop grand effort, tant leur esprit n’est tourné que vers le vacarme du dehors. Ils sont là, prostrés comme des bêtes, les poings serrés, sursautant aux à-coups du vent. (p. 99)

Dès les premières pages on se laisse happer par cette histoire qui n’a rien d’une robinsonnade. Ici la nature n’est pas pourvoyeuse de fruits délicieux et de douceurs accessibles. Elle est violente, secoue les naufragés de spasmes de froid, de faim, de désespoir. Pas d’éclaircies dans ce ciel changeant, épreuve après épreuve les lecteurs participent au calvaire de ces trentenaires qui avaient juste voulu faire l’excursion de trop. Nous assistons aux violentes disputes et aux réconciliations du couple :  survivre impose peu à peu un retour à une sauvagerie qui exclut tout sentimentalisme. Continuer la lecture

Soudain, seuls
Isabelle Autissier
Le Livre de poche, novembre 2016, 224 p., 7,40 €
ISBN : 978-2-253-09899-7

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L’ego des parents ou Les enfants sont rois ?

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Les parents qui projettent sur leurs enfants leurs ambitions déçues, cela ne date pas d’hier, mais ce qui est nouveau dans notre société, c’est que grâce aux chaînes YouTube, l’intrusion dans la vie des enfants est plus insidieuse, plus violente. Dans son roman Les enfants sont rois (quelle antiphrase !) Delphine de Vigan nous plonge dans la vie de ces enfants influenceurs qui nous viennent tout droit d’Amérique. La fortune générée par certains enfants commence à faire des émules en France.

Dans la plupart des cas, ce sont les parents qui filment leurs enfants et postent des vidéos plusieurs fois par semaine. Le phénomène a commencé aux États-Unis et s’est développé un peu partout ces trois dernières années parce que cela s’est révélé très, très lucratif. Cette année, le youtubeur qui a gagné le plus d’argent au monde est un petit Américain de huit ans. Il s’appelle Ryan et il est filmé par ses parents depuis ses quatre ans. Rien que pour 2019, le magazine Forbes a estimé ses revenus à vingt-six millions de dollars.

Être reconnu, quel qu’en soit le prix puisque c’est la seule manière de se sentir exister, tant le vide emplit son existence. Mélanie, recalée d’un obscur ersatz du mythique Loft, trouve des années plus tard le moyen de combler ses ambitions déçues grâce à ses enfants, Kimmy et Sammy. Les petits deviennent des enfants influenceurs, comme aux États-Unis, et reçoivent des cadeaux devant lesquels ils s’extasient. Tout s’enchaîne : le succès, l’argent, les heures durant lesquelles les enfants sont filmés par leurs parents pour la chaîne YouTube que ces derniers ont créée. Et puis la petite fille disparaît, nous entrons alors dans une sorte d’enquête policière. Personnellement je ne trouve pas que ce soit une réussite, le happy end est d’un rose bonbon artificiel. L’anticipation sur les adultes que sont devenus les ex-enfants influenceurs me semble plus judicieuse.

Delphine de Vigan possède un talent et une empathie extraordinaires pour décrire de l’intérieur le succès prison, le désarroi des enfants qui ne se retrouvent pas dans cette violation de leur vie privée. Le personnage central de la mère est d’une justesse incroyable, même si dans l’anticipation cette dernière devient presque caricaturale, mais qui sait ? L’avenir peut-être montrera que, dans un univers de coquilles vides où les relations humaines auront cédé la place au Métavers, de nombreuses Mélanie peupleront l’univers de leurs enfants.

Les enfants sont rois
Delphine de Vigan
Gallimard, août 2022, 368 p., 8,40€
ISBN : 9782072977374

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La Grande Roue de Diane Peylin : sidération et engrenage

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Diane Peylin place son magnifique roman La Grande Roue sous les auspices de la Métamorphose de Frank Kafka :

 En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. […]

Qu’est-ce qui m’est arrivé ? pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve.

La-grande-roue_002Qu’est-ce qui m’est arrivé ? pense Emma : elle a trouvé le Prince Charmant au pied de la Grande Roue, et voilà que celui-ci, au fil d’événements qu’elle ne comprend pas, se transforme en tortionnaire après la naissance de leur premier enfant, et ce n’est pas un mauvais rêve.

Tous les personnages nous sont présentés dès la première page du roman : Tess, Emma, David et Nathan.

Emma est le seul personnage qui avance dans son histoire avec ces marqueurs temporels précis : la date exacte de sa rencontre avec Marc,  la progression rapide de leur histoire d’amour, avec ses débuts lumineux : un vrai conte de fée ! Puis l’isolement, l’évolution incompréhensible de Marc, devenu son mari, à la fois amoureux et amant grandiose qui glisse vers le dégoût devant son corps marqué par la maternité. Tout est dit avec une finesse et une force confondantes. La prison de l’amour, le désir de « guérir » celui qui est malade, l’acceptation des coups, tout. On vit la descente aux enfers d’Emma en apnée. Continuer la lecture

La grande roue
Diane Peylin
Les Escales, janvier 2018, 256 p., 17,90 €
ISBN : 978-2-36569-352-3

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