La Grande Roue de Diane Peylin : sidération et engrenage

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Diane Peylin place son magnifique roman La Grande Roue sous les auspices de la Métamorphose de Frank Kafka :

 En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. […]

Qu’est-ce qui m’est arrivé ? pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve.

La-grande-roue_002Qu’est-ce qui m’est arrivé ? pense Emma : elle a trouvé le Prince Charmant au pied de la Grande Roue, et voilà que celui-ci, au fil d’événements qu’elle ne comprend pas, se transforme en tortionnaire après la naissance de leur premier enfant, et ce n’est pas un mauvais rêve.

Tous les personnages nous sont présentés dès la première page du roman : Tess, Emma, David et Nathan.

Emma est le seul personnage qui avance dans son histoire avec ces marqueurs temporels précis : la date exacte de sa rencontre avec Marc,  la progression rapide de leur histoire d’amour, avec ses débuts lumineux : un vrai conte de fée ! Puis l’isolement, l’évolution incompréhensible de Marc, devenu son mari, à la fois amoureux et amant grandiose qui glisse vers le dégoût devant son corps marqué par la maternité. Tout est dit avec une finesse et une force confondantes. La prison de l’amour, le désir de « guérir » celui qui est malade, l’acceptation des coups, tout. On vit la descente aux enfers d’Emma en apnée.

Au début c’est compliqué, pourtant,  cette histoire avec ses personnages sans liens apparents les uns avec les autres, on s’irrite même un peu : où l’autrice veut-elle en venir ? Les personnages restent mystérieux, presque indéterminés, et l’autrice distille flou et informations de façon à égarer subtilement les lecteurs. Mais très vite on est happé par la puissance de l’écriture :

Le corps dans l’habitacle se détend. Le volant n’est plus lacéré par les mains crispées. Les poumons retrouvent la place qui leur manquait pour respirer. Le regard du conducteur n’est plus figé et peut maintenant se perdre au-delà de l’asphalte. S’évanouir dans l’immensité. C’est ce que l’âme dans le corps ressent. Cette immensité multicolore qui fracasse l’enfermement blanc soulage. Pourtant, malgré le relief et ses couleurs, le corps se sent toujours aussi vide. Creux. Errant. Où est le cœur ? Où sont les souvenirs ? D’où vient cette cicatrice ? (p. 25-26)

 

La belle Tess en robe rouge et manteau noir nous offre tout de même un indice pour nous éclairer :

Tess a trouvé un banc. Et elle voit le livre sur ce banc. […] Sur la couverture jaune une boule qui pourrait être une boule de cristal et un titre, La Grande Roue. Au-dessus du titre, écrit plus petit, le nom de l’auteur, Ray Bradbury. Tess aimerait connaître ce nom et lui donner un regard et un visage. Elle l’ouvre, et dès les premiers mots entend sa voix. (p. 95-96)

Je n’en dirai pas plus. Le passage est éblouissant, éclairant : Tess et Joseph Pikes, le héros de la nouvelle de Bradbury se répondent, fusionnent, avancent ensemble dans leur narration croisée : du grand art, vraiment !

La parole des femmes se libère, et les violences faites aux femmes sortent de la chape de silence et de honte où elles étaient cantonnées. Le roman de Diane Peylin s’inscrit clairement dans ce registre, avec sa dédicace « Pour Elles ». Mais c’est aussi un roman d’une écriture superbe, avec une construction qui vous emprisonne dans un labyrinthe dont vous ne pouvez et ne voulez sortir. C’est une parfaite métaphore des brutalités faites aux femmes qui les conduit à la mort.

 Les jours et les semaines passent et cette routine se confirme, insultes et raclées pour plus de câlins et de mots tendres. Emma s’accommode de ça. Elle a trouvé une parade pour le supporter. Elle passe au travers, tout simplement. Quand elle sent que la situation dérape et qu’elle va avoir mal, elle disparaît. Se reconnecte à sa transparence initiale. Elle sort de son corps, le laisse seul avec le bourreau, puis revient quand tout est fini. Elle est là sans être là, les mains de Marc frappent sa peau qu’elle a rendue perméable le temps du massacre, ses mots humiliants traversent ses oreilles qu’elle a momentanément disjonctées et ses yeux plongent dans les fissures des murs, les traces ou les plis de la moquette. Ils font diversion. Elle perd un peu la raison. Et ça passe. Tout passe. Jusqu’à ce que Marc redevienne Marc. (p. 179)

Je savais que le roman allait se dénouer à la toute fin, mais on ne se refait pas, je désirais comprendre quels liens unissaient les différents personnages. Un seul m’a résisté, et j’ai été saisie d’admiration devant la fin de La Grande Roue, un dernier tour dans la lumière bien nécessaire après toute cette noirceur.

La grande roue
Diane Peylin
Les Escales, janvier 2018, 256 p., 17,90 €
ISBN : 978-2-36569-352-3

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2 réflexions sur « La Grande Roue de Diane Peylin : sidération et engrenage »

  1. Edmée De Xhavée

    Oh ce sortir de son corps et le laisser aux mains du bourreau, j’ai connu… Comme disjoncter ses oreilles. Trouver des cachettes en soi, s’y racrapoter… Et ce qui est tellement, mais tellement surprenant, est que les bourreaux (hommes ou femmes d’ailleurs) sont parmi nous, indécelables, parfaits comédiens. Or on nous dit toujours « tu es allée de le chercher » « tu as vraiment eu le pompon pour choisir »… Comme si ce que les autres ne voyaient pas, on devait le voir, nous!

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      Chère Edmée,
      Ce que tu écris là me bouleverse. Je ne pouvais deviner que la personne pleine d’humour et de gaieté qui écris de si beaux textes concernant son passé a pu faire partie des victimes de la violence. Je t’embrasse très fort…
      Nicole.

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