Le couple de l’hôtel

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Depuis trois jours que nous sommes en vacances, tous les matins, j’entends un bruit régulier sur le carrelage du couloir, un son mat qui résonne dans ma tête ensommeillée.

Et voilà que, au retour du petit déjeuner, ils s’avancent dans notre direction, le géant et sa minuscule compagne. La main gauche de l’homme agrippe l’épaule de sa femme, et de la droite il serre sa canne de toutes ses forces. La canne. Pas encore apprivoisée, maladroite, hasardeuse. Le fragile colosse avance comme si chaque pas était une victoire douloureuse.

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Au moment de nous croiser aucune salutation, pas de sourire poli, la femme garde obstinément les yeux devant le sol, attentive à chaque pas de son compagnon, à chaque obstacle possible. Elle jette à voix basse en italien des consignes que nous ne comprenons pas mais qui sont très claires : fais attention à ce que tes jambes ne s’emmêlent pas, tiens ta canne bien droite. L’angoisse de la chute.

Ils avaient été très beaux, ils le sont encore, mais la pitié et l’effroi devant les ravages du temps ont remplacé l’admiration et peut-être la jalousie. Il était grand et fort, tous les attributs de l’homme protecteur de sa frêle compagne avant l’effondrement et la dépendance.

L’homme nous fixe, nous happe, nous projette le désespoir de ses yeux très bleus : regardez ce que la cruauté du temps et de la maladie a fait de moi. Ce qu’elle peut faire de vous.

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Badjens, la révolte des filles en Iran

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Elle a seize ans et se demande si elle va brûler son voile, malgré les encouragements de la foule, elle a peur, et sa vie défile. Elle est tout insolence, toute révolte, Badjens :

Bad-jens : mot à mot, mauvais genre.

En persan de tous les jours : espiègle ou effrontée. (p. 21)

Une erreur, voilà ce qu’elle est. On l’a prénommée Zahra comme sa grand-mère, une sainte femme confite en religion, mais pour sa mère elle sera Badjens, celle qui n’a pas le bon genre, celle qui se révoltera.

— Dieu, c’est une fille !

Ce cri d’avant ma naissance.

Le cri fondateur.

Originel.

Celui des hommes de ma famille agglutinés au-dessus du ventre de Maman.

Je les imagine, mon père, mon grand-père, ses frères et ses cousins, les yeux scotchés sur l’écran affichant mon fœtus en 3D. L’obstétricienne bafouille « Désolée », « Désolée », et eux, ils sont ahuris comme si la bombe atomique venait de s’écraser sur Chiraz. (p. 15)

Les souvenirs galopent dans la tête de la jeune fille juchée sur la benne à ordures : le petit frère à qui on passe tout, le pouvoir des hommes, la solidarité entre filles, la vie cachée dans la chambre ou l’ordinateur. Vivre intensément pour ne pas étouffer.

Badjens se raconte à ce moment crucial où les jeunes se révoltent contre la dictature des gardiens de la révolution. Au travers de ce qui arrive à son entourage, sa famille et ses amies, nous suivons  la répression, les morts et les actions contre le régime iranien. Le courage de celles qui naissent avec le mauvais genre, mais aussi celui des jeunes hommes qui refusent le régime.

Ce roman est un magnifique condensé de ce que peuvent vivre les filles dans tous les pays où celles qui ont le malheur de naître avec le mauvais genre sont condamnées d’avance. Seulement en Iran il y a eu Mahsa Amini et en automne 2022 de nombreuses Badjens se révoltent.

Ce court et intense roman galope à toute allure, plein de rires, de cruauté  et de révolte. Il se lit en deux heures, impossible de s’arrêter une fois qu’on a commencé tant cette adolescente effrontée pétillante de vie et de révolte vous happe. Et avec elle ce monde d’hommes où naître femme est une erreur.

Delphine Minoui, la journaliste qui connaît si bien cette partie du monde, nous immerge dans une réalité qui nous peinons à imaginer.  Elle la restitue dans ce court texte, mieux que tout essai.

Badjens
Delphine Minoui
Éditions du Seuil, août 2024, 160 p., 18€
ISBN : 978-2-02-154172-4

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Robert Badinter, hommages et miroir navrant

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L’artisan de l’abolition de la peine de mort en France Robert Badinter nous a quittés, mais jamais il n’aura été aussi présent dans le paysage médiatique français. Les hommages appuyés qui lui sont rendus depuis hier envahissent la radio d’état qu’est France Inter, mais les journaux ne sont pas en reste. De tous bords, les journaux.

Certains évoquent déjà le Panthéon, Aux grands Hommes la Patrie reconnaissante.

Robert Badinter en 2007

Lui qui n’était pas dupe du cirque politique doit sourire et son regard malicieux sous ses sourcils broussailleux doit briller depuis l’éternité. Se rendent-ils compte de ce qu’ils font ?

Tant de battage médiatique pour un honnête homme qui s’est battu toute sa vie pour ses convictions possède un terrible effet de miroir sur l’actualité de la vie politique française. Celui qui n’a éprouvé ni l’ivresse du pouvoir ni les calculs mesquins et les coups bas est célébré jusqu’à l’excès.

Une question se pose en filigrane : où se trouvent les grands serviteurs actuels de la République et de l’État de droit ? Les grandes personnalités morales qui ne traînent pas de casseroles ?

On comprend que les hommages continuent de pleuvoir pour masquer le vide actuel de grandes figures.

 

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Louise Erdrich et La Sentence, abondance et confusion

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Louise Erdrich dédicace La Sentence

« À toutes celles et ceux qui ont travaillé à Birchbark Books, à nos clients, à nos fantômes ».

Birchbark Books, la librairie dédiée à la littérature autochtone de l’autrice, se trouve à Minneapolis, lieu de l’action du roman qui se déroule – à part les digressions temporelles – essentiellement durant l’année 2020, avec la Covid et surtout la flambée de violence qui a suivi l’assassinat de George Floyd, le 25 mai 2020 à Minneapolis.

La narratrice amérindienne, Tookie – une Ojibwé, comme la mère de Louise Erdrich – , a été condamnée à soixante ans d’emprisonnement à la suite d’un crime rocambolesque : pour faire plaisir à une amie, elle a volé un cadavre dont les aisselles étaient bourrées de cocaïne. Au bout de dix ans d’incarcération, elle a droit à une liberté conditionnelle et, à peine sortie, épouse Pollux, le policier tribal qui l’avait arrêtée. Elle trouve du travail dans une librairie de sa ville, Minneapolis, dont la patronne s’appelle Louise. Nous savons donc dès le départ que fiction et autofiction vont se mêler dans ce roman inscrit dans un lieu et un temps précis.

En novembre 2019 une cliente assidue de la librairie meurt, et bientôt son fantôme vient hanter la librairie et ses employés, en particulier Tookie la narratrice. La fille de Flora offre à Tookie un livre que sa mère aimait beaucoup, et tout se complique, car le livre a du pouvoir, et Flora l’avait volé. Ce texte est un texte autobiographique intitulé « La Sentence », comme le titre du roman :

Deux jours plus tard, le soir, j’ai enfin ouvert le livre de Flora. L’ouvrage lui-même contrastait avec sa calme couverture blanche, il s’agissait d’un très vieux journal intime aux pages de garde marbrées imprimées à la main, avec des volutes rouge sombre, indigo et dorées. […] Un genre de page de titre disait

LA SENTENCE

Une captivité indienne

1862-1883

Le reste était difficile à comprendre : des noms flous, des dates qui n’étaient plus que des taches claires.

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La sentence
Louise Erdrich
Albin Michel, septembre 2023, 448 p., 23,90 €
ISBN : 978-2-226-47490-2

La sentence
Louise Erdrich
Albin Michel, septembre 2023, 448 p., 23,90 €
ISBN : 978-2-226-47490-2

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Viviane et Nicolas

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« Viviane et Nicolas ». Je crois que j’ai toujours prononcé leurs prénoms d’une traite, sans virgule, sans souffle entre les deux tellement ils ne faisaient qu’un.

Nous nous sommes rencontrés assez tard, happés par le quotidien, l’éloignement géographique et le silence qui s’établit de part et d’autre au fil du temps et de l’oubli. La vie n’attend pas, il faut avancer, on n’a pas le choix. Puis le chemin ralentit, la pente augmente et se fait caillouteuse, on se retourne alors sur tous ces embranchements que l’on n’a pas empruntés, tous ces cheminements que l’on a négligés, et les cousins oubliés réapparaissent, le lien se recrée comme si nous nous étions quittés la veille. Comment avons-nous pu vivre toutes ces années sans nous rencontrer, sans être émus par l’entité « Viviane et Nicolas » ?

La chaleur de leur accueil dans leur petite maison, jamais je ne l’oublierai. Pas plus que l’harmonie qui se dégageait de leur couple. Il est de bon ton de murmurer « C’est magnifique » en apprenant qu’un couple s’aime depuis un demi-siècle, mais on dit cela de la même façon que « enchanté », c’est juste une formule : comment peut-on s’aimer si longtemps, impossible, c’est une façade, cela ne se fait plus…

Comme c’est triste, ce désenchantement  ! Continuer la lecture

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