Archives par étiquette : Littérature française

Drôle de mère que cette Daronne

Shares

Envie de sucrer la morosité ambiante ? J’ai le remède : La Daronne de Hannelore Cayre.

Patience Portefeux, issue d’une famille de fraudeurs d’envergure, végète depuis vingt-cinq ans comme traductrice de l’arabe pour le ministère de la Justice. Elle a cinquante-trois ans,  une mère en EHPAD dont il faut payer la pension et deux honnêtes filles qui ne roulent pas sur l’or. Lorsqu’elle a l’occasion de voler une grosse cargaison de cannabis, les gènes familiaux se réveillent.

Que dire devant ce roman à l’héroïne improbable, au cynisme assumé et à l’humour décapant ? Continuer la lecture

La Daronne
Hannelore Cayre
Éditions Points, février 2020, 192 p., 6,95€
ISBN : 978-2-7578-8291-7

Shares

Fantômes à l’ombre de Winnicott

Shares

Le titre du roman À l’ombre de Winnicott m’a immédiatement fait penser au célèbre psychiatre anglais avec sa mère moyenne, «  good enough mother », la mère assez bonne, quand ma fille se plaignait de la sienne. Je ne voyais pas très bien ce que la couverture avait à voir avec Winnicott, et je fus fort surprise de découvrir un roman gothique que je m’apprêtais à refermer. Autant le dire tout de suite, je ne suis pas amatrice de ce genre de littérature. Mais dès la première page du texte, le mélange de stéréotypes et d’humour est détonant :

Viviane Lombard, puisque tel était son nom, hésita à s’engager dans l’allée cavalière encadrée de bois denses et bordée de chênes moussus dont les ramures se rejoignaient en une voûte de branches dénudées. Lui vint alors à l’esprit l’idée qu’elle pouvait encore faire demi-tour et reprendre un train pour Londres,

où se jeter sous un train pour Londres.

Non, cela créerait trop de désagréments au chef de gare, aux voyageurs, à tout le monde. Et causerait beaucoup trop de chagrin à Émilienne, sa cousine. (p.11)

J’étais intriguée et déjà conquise. Pourtant nous avons affaire à tous les stéréotypes du genre. Un jeune couple innocent (et fortuné) vient d’emménager dans un inquiétant manoir perdu dans la campagne du Sussex, en Angleterre, pays où les fantômes sont estampillés d’origine. Ils ont hérité la demeure de Winnicott Hall où ils comptent vivre avec leur fils de dix ans qui est aveugle. Une gouvernante française vient s’occuper de l’enfant. Nous avons donc un château hanté, un enfant aveugle, une mère un peu snob, un père archéologue (comme le deuxième mari d’Agatha Christie), une gouvernante gothique et dépressive, ainsi qu’un majordome quintessence de Down Town Abbey, des jeunes bonnes un peu évaporées et une cuisinière rassurante ; il ne manque plus que les fantômes ! Justement, « Y en a aussi », comme on dit dans les Tontons flingueurs. Continuer la lecture

À l’ombre de Winnicott
Ludovic Manchette / Christian Niemiec
Le Cherche Midi, août 2024, 504 p., 22,50 €
ISBN : 978-2-7491-7992-6

À l’ombre de Winnicott
Ludovic Manchette / Christian Niemiec
Le Cherche Midi, août 2024, 504 p., 22,50 €
ISBN : 978-2-7491-7992-6

Shares

Les doigts coupés, plongée dans les origines de la domination masculine

Shares

Hannelore Cayre se lance dans un projet plutôt culotté avec ce roman qui se présente comme la première scène de crime de l’histoire, mais aussi l’explication de la domination des hommes et de la violence.

On découvre par hasard deux squelettes, l’un féminin, l’autre masculin dans une grotte, dont les murs sont ornés de mains avec des doigts coupés. Des mains de femmes mutilées, protestations imprimées sur la roche depuis 35 000 ans durant la période de l’Aurignacien. Cela se passe en Dordogne, et nous savons que durant cette période charnière, les Homo Sapiens durent rencontrer les hommes de Néandertal puisque les traces de ces derniers figurent dans notre ADN.

Le roman alterne entre deux personnages féminins, d’un côté l’ambitieuse paléontologue Adrienne Célarier, de l’autre, surgie de ces temps qui ne connaissaient pas l’écriture, Oli, dont le corps a été soigneusement isolé des bêtes sauvages par des pierres.

Le projet est original : le discours de présentation de la découverte de la grotte et des deux corps ainsi que les investigations des scientifiques, nous éclaire sur certains aspects de la vie des groupes préhistoriques. Il ne masque pas les interrogations devant ce que nous ne comprenons pas et supposons seulement. Il présente les éléments attestés par le matériau retrouvé ainsi que la comparaison avec les conclusions des anthropologues sur les usages des sociétés dites primitives. C’est passionnant.

Ce discours pourrait être indigeste s’il n’était fragmenté, dispensé entre deux épisodes de la vie d’Oli que l’on suit très vite avec fascination. On découvre  en suivant la jeune femme les animaux de l’époque, les conditions de vie, la solitude, la violence, les rencontres entre les différents groupes. On pénètre rapidement dans ce monde dont on connaît si peu de choses parce que les personnages, au-delà de leur étrangeté, nous ressemblent par leurs sentiments et leurs pensées. C’est malin.

Mais surtout ce roman noir nous présente la découverte de ce moment-clé dans l’histoire humaine : les enfants ne viennent pas de nulle part mais de la semence des hommes dans le ventre des femmes. Ce qui signifie que les hommes ne meurent pas tout à fait, et les femmes ne peuvent pas leur refuser d’être le réceptacle de leur semence. Immense et fondamental moment qui va susciter le chaos. Roman noir, donc.

Cette plongée dans la préhistoire n’a rien à voir avec les grandes sagas comme Les enfants de la Terre de Jean Auel, c’est plutôt la démonstration étayée par l’anthropologie de la domination masculine dans la préhistoire. L’interdiction faite aux femmes de chasser se retrouve en de nombreuses sociétés : aux hommes la chasse et les armes, aux femmes la reproduction et le soin aux enfants. Les femmes ont-elles toujours accepté ces diktats ? La paléontologie nous montre que non, les grottes ornées de leurs mains mutilées sont assez parlantes à ce sujet.

Ce court roman nous fait découvrir de nombreux rites et usages venus du fond des temps, il nous interroge aussi sur l’héritage inconscient que cela nous a laissé dans la distribution traditionnelle des rôles masculins-féminins. Et si on ne coupe plus les doigts des femmes pour les punir de leur insoumission, on fait parfois pire que cela.

La lumière vacillante d’une lampe à graisse reflétée par les cristaux de calcite révèle un corps puis suit des traces de pas d’enfants et d’adultes le contournant jusqu’à un second corps entouré de divers objets et enfin remonte sur les parois couvertes d’empreintes négatives dont toutes ont une ou plusieurs phalanges manquantes. Puis, l’intégralité de la grotte s’éclaire, révélant deux panneaux couverts de centaines de pochoirs de mains mutilées. (p. 17)

Les doigts coupés
Hannelore Cayre
Métailié, mars 2024, 192 p., 18€
ISBN : 979-10-226-1350-7

Shares

Badjens, la révolte des filles en Iran

1Shares
1

Elle a seize ans et se demande si elle va brûler son voile, malgré les encouragements de la foule, elle a peur, et sa vie défile. Elle est tout insolence, toute révolte, Badjens :

Bad-jens : mot à mot, mauvais genre.

En persan de tous les jours : espiègle ou effrontée. (p. 21)

Une erreur, voilà ce qu’elle est. On l’a prénommée Zahra comme sa grand-mère, une sainte femme confite en religion, mais pour sa mère elle sera Badjens, celle qui n’a pas le bon genre, celle qui se révoltera.

— Dieu, c’est une fille !

Ce cri d’avant ma naissance.

Le cri fondateur.

Originel.

Celui des hommes de ma famille agglutinés au-dessus du ventre de Maman.

Je les imagine, mon père, mon grand-père, ses frères et ses cousins, les yeux scotchés sur l’écran affichant mon fœtus en 3D. L’obstétricienne bafouille « Désolée », « Désolée », et eux, ils sont ahuris comme si la bombe atomique venait de s’écraser sur Chiraz. (p. 15)

Les souvenirs galopent dans la tête de la jeune fille juchée sur la benne à ordures : le petit frère à qui on passe tout, le pouvoir des hommes, la solidarité entre filles, la vie cachée dans la chambre ou l’ordinateur. Vivre intensément pour ne pas étouffer.

Badjens se raconte à ce moment crucial où les jeunes se révoltent contre la dictature des gardiens de la révolution. Au travers de ce qui arrive à son entourage, sa famille et ses amies, nous suivons  la répression, les morts et les actions contre le régime iranien. Le courage de celles qui naissent avec le mauvais genre, mais aussi celui des jeunes hommes qui refusent le régime.

Ce roman est un magnifique condensé de ce que peuvent vivre les filles dans tous les pays où celles qui ont le malheur de naître avec le mauvais genre sont condamnées d’avance. Seulement en Iran il y a eu Mahsa Amini et en automne 2022 de nombreuses Badjens se révoltent.

Ce court et intense roman galope à toute allure, plein de rires, de cruauté  et de révolte. Il se lit en deux heures, impossible de s’arrêter une fois qu’on a commencé tant cette adolescente effrontée pétillante de vie et de révolte vous happe. Et avec elle ce monde d’hommes où naître femme est une erreur.

Delphine Minoui, la journaliste qui connaît si bien cette partie du monde, nous immerge dans une réalité qui nous peinons à imaginer.  Elle la restitue dans ce court texte, mieux que tout essai.

Badjens
Delphine Minoui
Éditions du Seuil, août 2024, 160 p., 18€
ISBN : 978-2-02-154172-4

1Shares
1

La fête des mères de Richard Morgiève, collier de douleur et d’amour

Shares

Après un grand silence qui m’a fait battre le cœur pour toute la vie, je me suis réveillé. J’ai touché mon visage, mon crâne, pour me rassurer. Vérifier si j’étais moi. J’étais perdu dans mon pyjama, perdu de partout. (p. 13)

Voici les premières phrases de La fête des mères de Richard Morgiève, elles vous saisissent l’âme comme la Gnossienne numéro 1 d’Eric Satie.

Si l’écriture intense est bien celle de l’écrivain, l’histoire ne lui appartient pas, ce que l’auteur explique à la fin du roman. L’homme en question, que Richard Morgiève prénomme Jacques, tient à ce que celui-ci raconte son histoire, lui et personne d’autre. Il a eu raison. Je pense que personne n’aurait pu rendre aussi bien cette terrible famille et la façon dont une mère peut saboter ses enfants, personne n’aurait pu raconter les soubresauts de la vie, les chaos et les douleurs, les éclairs d’amour, les coups du destin comme Richard Morgiève.

J’ai été Jacques Bauchot pendant onze moi. Le Haricot a été subjugué par La fête des mères, il l’a lu trois fois de suite: c’était exactement ça, c’était lui, c’était son histoire.  (p. 417)

Cette fête des mères n’a rien à voir avec une célébration familiale attendrissante et un peu convenue. La mère de Jacques, le narrateur, étend son pouvoir maléfique sur toute la maisonnée, un peu à la manière de celle de Hervé Bazin dans Vipère au poing. Mais dans ce roman, les enfants surnommaient leur mère Folcoche et l’affrontaient ensemble. Le personnage était plus simple, il était plus facile pour ses enfants de la haïr et ainsi de se protéger. La mère de Jacques est tout autre, un mélange de folie et de séduction, et les sévices se mêlent à la perversité. Elle reste Maman pour tous ses enfants, et le désastre est total.

Je me serais tué pour elle, elle était mieux qu’une reine. (p. 84)

Continuer la lecture

La fête des mères
Richard Morgiève
Joëlle Losfeld Éditions, juin 2023, 432 p., 22€
ISBN : 9 782073 027573

Shares