Le titre du roman À l’ombre de Winnicott m’a immédiatement fait penser au célèbre psychiatre anglais avec sa mère moyenne, « good enough mother », la mère assez bonne, quand ma fille se plaignait de la sienne. Je ne voyais pas très bien ce que la couverture avait à voir avec Winnicott, et je fus fort surprise de découvrir un roman gothique que je m’apprêtais à refermer. Autant le dire tout de suite, je ne suis pas amatrice de ce genre de littérature. Mais dès la première page du texte, le mélange de stéréotypes et d’humour est détonant :
Viviane Lombard, puisque tel était son nom, hésita à s’engager dans l’allée cavalière encadrée de bois denses et bordée de chênes moussus dont les ramures se rejoignaient en une voûte de branches dénudées. Lui vint alors à l’esprit l’idée qu’elle pouvait encore faire demi-tour et reprendre un train pour Londres,
où se jeter sous un train pour Londres.
Non, cela créerait trop de désagréments au chef de gare, aux voyageurs, à tout le monde. Et causerait beaucoup trop de chagrin à Émilienne, sa cousine. (p.11)
J’étais intriguée et déjà conquise. Pourtant nous avons affaire à tous les stéréotypes du genre. Un jeune couple innocent (et fortuné) vient d’emménager dans un inquiétant manoir perdu dans la campagne du Sussex, en Angleterre, pays où les fantômes sont estampillés d’origine. Ils ont hérité la demeure de Winnicott Hall où ils comptent vivre avec leur fils de dix ans qui est aveugle. Une gouvernante française vient s’occuper de l’enfant. Nous avons donc un château hanté, un enfant aveugle, une mère un peu snob, un père archéologue (comme le deuxième mari d’Agatha Christie), une gouvernante gothique et dépressive, ainsi qu’un majordome quintessence de Down Town Abbey, des jeunes bonnes un peu évaporées et une cuisinière rassurante ; il ne manque plus que les fantômes ! Justement, « Y en a aussi », comme on dit dans les Tontons flingueurs.
Et ils ne sont pas tristes, ces fantômes, du genre assassin et enfant bizarre, c’est original, même pour des Anglais.
Lucille avait toujours le plus grand mal à trouver le sommeil et cette nuit-là ne fit pas exception.
« … j’ai l’honneur, mesdames et messieurs, de me dessaisir de cette affaire », acheva Poirot.
Seule dans son lit, avec le bruit du vent pour seul compagnon, elle venait d’achever la lecture du Crime de l’Orient-Express, le dernier roman d’Agatha Christie. Estomaquée par le final, elle se releva et alla frapper à la porte d’Archie pour partager son enthousiasme. Malheureusement, il s’était endormi sur son propre livre, alors que le roi Hattusili 1er, en guerre contre le royaume hourrite, assiégeait la ville d’Urshu, sur la rive ouest de l’Euphrate, mille six cents et quelques années avant Jésus-Christ.
À l’étage au-dessus, George tentait de résister à une envie pressante. Il allait se lever lorsqu’il entendit le plancher de sa chambre grincer.
Plusieurs fois.
À divers endroits.
Comme si l’on marchait.
Soudain, il en eut la certitude, ce n’était pas comme si l’on marchait : quelqu’un déambulait bien autour de son lit ! …)
Il se rendit compte qu’il ne respirait plus, à l’affût du moindre bruit. Le hululement d’un hibou quelque part dans la nuit acheva de le terroriser. Son ours en peluche et lui disparurent sous les draps jusqu’au matin.
Tout le roman est de cette eau, avec sans cesse des écarts par rapport à ce qui est attendu, l’humour du texte, décalé, omniprésent, déstabilise et rend le lecteur captif. On rit beaucoup dans ce roman, le manoir glauque de l’ancêtre est empli de trouvailles, quant à la campagne elle est magnifique, et les personnages décrits avec humour. Toutes les techniques de la narration sont utilisées à la pelle, comme une sorte de clin d’œil au lecteur, allons, ceci n’est pas sérieux ! Bien sûr certains fantômes se montrent particulièrement inquiétants, même celui d’un enfant peut devenir un danger mortel, bien sûr il y a un véritable mort dans l’histoire qui recèle son pesant d’émotion, autrement le texte serait artificiel.
Vous l’aurez compris : entre l’humour du texte, les clins d’œil culturels, le jeu sur les stéréotypes, vous ne pourrez pas quitter cette histoire de fantômes avant de l’avoir achevée. Cela tient du page turner, avec des pirouettes, des surprises, et de la tendresse. Les dialogues sont percutants, et les références littéraires ou cinématographiques nombreuses, mais jamais appuyées. Si les auteurs se sont inspirés de la nouvelle le Tour d’écrou de Henri James, difficile de savoir si c’est grâce au livre ou aux nombreuses adaptations cinématographiques dont elle a fait l’objet. On ne peut pas lâcher ce roman que l’on comptait refermer au bout du premier chapitre et qui nous a fait passer, de page en page, du rire à la tendresse et à l’émotion.
Et le titre, me direz-vous ? Un rapport avec le psychiatre ? Pensez à Lucille, la mère de George, ou à Viviane, qui devient si proche de l’enfant aveugle et s’éloigne en Inde sans jamais cesser d’écrire à son protégé.
Je n’aime pas la littérature gothique, sauf lorsqu’elle est prétexte à quelque chose d’autre que la peur des fantômes.
Ludovic Manchette / Christian Niemiec
Le Cherche Midi, août 2024, 504 p., 22,50 €
ISBN : 978-2-7491-7992-6
Ludovic Manchette / Christian Niemiec
Le Cherche Midi, août 2024, 504 p., 22,50 €
ISBN : 978-2-7491-7992-6