Svitlana et Dmytro, tous deux danseurs étoile à l’opéra de Kiev, sont unis sur scène comme à la ville.
Quand ils sortent de l’Opéra après la représentation, en cette soirée glacée d’hiver, les nouvelles ne sont pas bonnes. Les téléphones frémissent de rumeurs, les bruits de bottes se rapprochent. Pendant qu’ils dansaient, tout s’est accéléré, ce n’est plus qu’une question d’heures à présent. […]
Les premiers obus russes tordent le ciel à l’aube. À 5 h 07, précisément.
Ce 24 février 2022 la vie de tout un pays bascule. Dès lors, chaque chapitre du roman porte la date et parfois l’heure du jour de la guerre, avant la relation des événements selon le point de vue de l’un ou l’autre membre de l’opéra de Kiev. Ce choix confère une intensité dramatique au quotidien rythmé par les bombes et la mort, l’héroïsme ou la lâcheté, et le désespoir, souvent.
Stéphanie Perez, grand reporter de guerre dans le civil, connaît bien ce dont elle parle, elle a fait plusieurs séjours en Ukraine pour des reportages. Elle nous livre une réflexion riche et sensible de ce qu’est la guerre au niveau des êtres humains. Tous les choix de l’autrice se révèlent d’une grande subtilité, à commencer par celui du lieu et des personnages principaux. L’Opéra de Kiev est un lieu élitiste, quant à ses danseurs, leur préoccupation majeure concernait la perfection du corps et des mouvements. Et tout à coup la guerre, avec l’engagement de Dmytro et celle de son rival Vadim, avec certaines défections ou trahisons. Chacun réagit comme il peut en fonction de son histoire et de sa sensibilité : courageux ou lâche ? Issu(e) d’une famille russophone ? D’une famille pro-russe ? Chargé de famille ?
Ce microcosme représente à son échelle le drame de tout un pays. Stéphanie Perez nous plonge dans le quotidien de la vie des habitants : les bombes qui sifflent, puis les bruits sourds des explosions, les abris où l’on se réfugie parfois plusieurs jours d’affilée, la peur, la tension permanente. Et bien sûr la mort et les corps mutilés sur lesquels l’autrice n’insiste pas. Elle sait que l’imagination des lecteurs et les souvenirs des reportages télévisés suppléent aux mots éludés. Il y a aussi les drames liés aux danseurs, l’amputation d’un danseur étoile et d’une petite fille qui rêvait d’être danseuse, les défections de proches, le retour d’un soldat brisé lors d’un échange avec les Russes.
Tout est dit ou suggéré dans ce magnifique roman d’une rare sensibilité. L’enthousiasme patriotique du départ qui fait place à la lassitude ; cette guerre incompréhensible avec un pays frère, cette « opération spéciale » qui s’éternise. La danse classique et l’art en général ne sont-ils pas dérisoires face à la guerre ? Non, il faut danser, pour garder foi en la civilisation et faire acte de résistance. Il y a dans le roman de bouleversants moments de grâce, comme lorsque les danseurs dansent dans une cave pendant un bombardement. Il faut résister, quand cela est possible, et chacun à sa manière.
Ce roman, je crois qu’il faut absolument le lire. On est bouleversé à chaque page, parce qu’on s’identifie à ces Ukrainiens parachutés dans un univers de violence absolue où ils doivent faire des choix. Il n’y a pas de descriptions gores dans La Ballerine de Kiev. Seulement une réalité qui se trouve à nos portes et l’immersion dans un pays écrasé sous les bombes et sidéré par ce qui lui arrive. Cette forme de résistance par l’art de la danse afin que la barbarie ne triomphe pas est un bouleversant témoignage d’humanité. Faut-il ajouter que dans la réalité une ballerine telle que celle qui est montrée existe et continue de danser dans les caves pour que les enfants soient moins terrifiés ?