Archives par étiquette : Condition féminine

Roman d’amour et cabale extrémiste

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Perumal Murugan est un auteur indien de langue tamoule très connu en Inde. Avec Femme pour moitié il nous offre un superbe roman d’amour qui se déroule dans sa région d’origine, dans le sud de l’Inde.

Dans la campagne du Tamil Nadu, Ponna et Kali, s’aiment passionnément. Une seule ombre à la vie de ce couple de paysans : bien que  mariés depuis douze ans, ils n’ont pas d’enfant. Cela ne gêne pas Kali, mais il en va autrement chez Ponna qui vit très douloureusement les pressions et avanies de la part de leur entourage social et familial. Le couple se rend dans tous les temples où les dieux pourraient exaucer son vœu de maternité, en vain.

Le texte nous raconte par le menu le quotidien d’une campagne indienne reculée, et nous voilà plongés dans un autre monde. L’évocation de la vie quotidienne est si imagée avec son tricotage serré de religion, de coutumes et de superstitions, sa description par le menu de l’absence d’intimité des couples et l’importance de la famille, que nous voyons vivre Ponna et Kali. Pourtant l’histoire est universelle : deux êtres s’aiment passionnément, mais quelque chose manque – l’infertilité dans le cas précis – et c’est la porte ouverte à la tragédie à venir.

Ponna n’est qu’une Femme pour moitié puisqu’elle ne peut enfanter, le titre nous semble limpide, mais Perumal Murugan nous donne les raisons de son choix, autrement plus subtiles.

Le titre de ce roman fait référence à une des formes du dieu Shiva qui est représenté moitié homme moitié femme, l’être divin étant formé par la fusion totale des deux aspects de l’être humain. Métaphoriquement les héros du roman, Ponna et Kali, symbolisent cette fusion totale, parce qu’ils ne font qu’un par le corps et par l’esprit. Jusqu’à ce que les mères respectives des époux pensent que la seule solution sera d’envoyer Ponna à un festival du temple de Kali…

C’est le moment clé du roman, une bacchanale éblouissante avec le désespoir de Kali en contrepoint.

La sensualité frémissante du texte est superbement rendue par la traduction de Léticia Ibanez.

Ce roman magnifique a eu beaucoup de succès en Inde, mais les choses se sont gâtées pour l’auteur lorsque la traduction anglaise a paru. Une véritable cabale des extrémistes hindouistes s’en est suivie, avec lynchage médiatique et violences physiques et menaces contre sa famille. Les déchaînements de haine dont l’auteur a été victime l’ont affecté, au point qu’il a annoncé son suicide littéraire dans Facebook :

L’écrivain Perumal Murugan est mort. Comme il n’est pas un dieu, il ne va pas ressusciter. Il ne croit pas non plus à la réincarnation. Enseignant ordinaire, il vivra désormais sous le nom de P. Murugan… Laissez-le tranquille…

Il a dû s’exiler à Madras.

L’histoire se termine bien, puisqu’une mobilisation intellectuelle ainsi que le rejet par la Haute Cour de Madras des poursuites judiciaires contre l’auteur ont rendu sa vie d’écrivain à Perumal Murugan. Mais fragilisé par la violence de l’épisode, l’autocensure ne le quitte plus.

Femme pour moitié
Perumal Murugan
traduit du tamoul par Léticia Ibanez
Gallimard, 2025, 224 p., 21,50 €
ISBN : 978-2-07-301092-6

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L’immersion de Bérengère Cournut dans un monde De pierre et d’os

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Oubliez votre quotidien, votre confort et votre routine, vous allez accompagner Uqsuralik, et vous ne la quitterez que sonné, fasciné, à la fin de ce texte à nul autre pareil.

L’adolescente inuit sent couler quelque chose de chaud entre ses cuisses et sort de l’igloo familial dans la nuit polaire, juste avant que la banquise craque et la sépare de sa famille.

Alerté par le bruit, son père parvient à lui lancer un harpon, quelques maigres provisions, et une dent d’ours, amulette magique qui devrait la protéger. Elle va devoir se débrouiller toute seule, et nous avançons avec elle dans le chaos de glace. Le froid, le danger, la faim. Omniprésents. Mâcher ses chaussures, lutter contre les chiens attirés par l’odeur du sang. Elle ne désespère pas puisque les esprits l’accompagnent de leur chant, tout comme les éléments, car cet univers si dur est traversé de poésie. Uqsuralik n’est pas seule, les chants des divinités et des hommes disparus l’accompagnent :

« Chant du vent et de l’orage
Nous sommes l’été
Nous sommes le Nord et le Sud
Nous sommes les vents violents
Qui soulèvent la terre et l’eau
Nous sommes la chaleur et la fièvre
Nous sommes l’air vibrant dans la lumière
Nous sommes le sang qui coule
Dans tes veines et sous ta peau
[…]
Notre présence va tout emporter
Tout bouleverser
Nous allons briser les pierres
Transformer ta chair
Faire de toi un chemin
D’étoiles et de poussière
[…]
»

La jeune fille devient femme au fil des rencontres, bonnes ou mauvaises, avec les hommes, les esprits et les animaux. Elle avance dans son périple et dans sa vie, et nous avec elle, plongés dans ce monde si étranger au nôtre que nous progressons dans le texte, envoûtés, stupéfiés. Continuer la lecture

De pierre et d’os
Bérengère Cornut
Le Tripode, Août 2019, 240 p., 19€
ISBN : 9782370552129

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Girl, d’Edna O’Brien, entre puissance de l’horreur et empathie

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Le roman d’Edna O’Brien s’inspire de l’enlèvement des lycéennes par la secte Boko Haram en 2014 et donne la parole à l’une d’elles, Maryam, qui réussira à s’échapper.

Voici pour le contexte de ce roman comme je crois n’en avoir jamais lu. Le petit fantôme d’une jeune fille à peine nubile me hantera longtemps.

J’étais une fille, autrefois, c’est fini. Je pue. Couverte de croûtes de sang, mon pagne en lambeaux. Mes entrailles, un bourbier. Emmenée en trombe à travers cette forêt que j’ai vue, cette première nuit d’effroi, quand mes amies et moi avons été arrachées à l’école.

Ainsi commence le roman coup de poing d’une écrivaine irlandaise de 88 ans qui se plonge dans la tête et la chair d’une adolescente nigériane.

L’identification à l’héroïne fonctionne aussitôt. Et l’horreur. Et le cauchemar éveillé de ces gamines chosifiées, incisées, violées, torturées, forcées d’apprendre des versets du Coran qu’elles ne comprennent pas. La forêt, l’environnement hostile, la présence d’autres jeunes filles qui ont rendu les armes et perdu toute étincelle d’espoir. Viols répétitifs, travail d’esclave avec la peur et la faim qui tenaille. Continuer la lecture

Girl
Edna O’Brien
traduit de l’anglais (Irlande) par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat
Sabine Wespieser, septembre 2019, 256 p., 21 €
ISBN : 978-2-84805-330-1

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Les veuves de Malabar Hill : immersion dans le Bombay de 1920

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Quelle magnifique découverte ! Je ne connaissais pas les toutes jeunes éditions Charleston, et je n’avais jamais entendu parler de Sujata Massey avant que Véronique, la créatrice du  blog Atasi centré sur l’Inde me recommande de lire Les veuves de Malabar Hill de Sujata Massey.

—  L’ombre de Rashna plane dans ce roman, m’écrit-elle.

Reçu vendredi après-midi, le roman de presque cinq cents pages était terminé samedi soir. Terminé ? Non : dévoré avec jubilation, empathie, curiosité, émotion, admiration devant la précision des éléments décrits, tout cela dans le désordre, bien sûr. Une très belle surprise. C’est comme si je retrouvais la grand-mère de Rashna, l’héroïne de mon roman L’Envol du sari : une aïeule aussi impétueuse que la jeune fille qui ruerait plus tard dans les brancards, désirant secouer le joug de cette communauté trop fermée sur elle-même, avec ses contradictions et ses traditions.

Malabar HillL’héroïne de ce roman, Perveen Mistry, est une jeune juriste de la communauté parsie de Bombay ; en fait la seule avocate du barreau de Bombay. Elle travaille dans le cabinet de son père, démêle les successions embrouillées, prépare les plaidoiries, parce que en tant que femme, elle n’a pas le droit de plaider au tribunal. Nous sommes en 1921 dans une Inde où le climat social est agité et où les frémissements de l’indépendance commencent à devenir des vagues.

Perveen va être mêlée à une histoire de meurtre qui commence par un imbroglio juridique : l’époux de trois purdahnashins, c’est-à-dire des femmes musulmanes vivant dans la réclusion, vient de mourir. Quelque chose intrigue Perveen : les trois veuves se dépouillent, ainsi que leurs enfants, au profit d’une fondation caritative, le waqf de la famille. Perveen, en tant que femme, peut leur parler et leur expliquer les implications de renoncement. Ce sont elles, les veuves de Malabar Hill, le titre éponyme du roman. L’affaire va se compliquer lorsque la jeune avocate découvrira le corps du mandataire choisi par le défunt assassiné dans la maison. Continuer la lecture

Les veuves de Malabar Hill
Sujatta Massey
Traduction de l’américain Aurélie Tronchet
Éditions Charleston, janvier 2020, 496 p., 22,50 €
ISBN : 9782368124949

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La Servante abyssine, splendide roman intemporel

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servante_abyssineJanvier : rentrée littéraire, mois du blanc et des soldes. Dans le désordre. Les sociologues nous apprennent que nos habitudes de consommation changent : on veut désormais du solide, du durable, on se précipite moins sur le miroir aux alouettes, paraît-il.

C’est la raison pour laquelle je voudrais revenir sur un roman publié chez Actes Sud en 2003, le premier roman d’une jeune femme, Carine Fernandez, un roman époustouflant de maîtrise, un roman qui se dévore d’une traite : pas de gras ou de maladresse dans ce texte de 180 pages, pas de romantisme de bazar, pas de sociologie prétentieuse ; rien que la description d’une vie de servante noire arrivée dans les années soixante-dix en Arabie Saoudite ; rien que l’obsessionnel ennui et la vacuité des femmes saoudiennes ; rien que les multiples façons de survivre dans ce pays lorsqu’on est une inférieure, noire et chrétienne dans un état où les morts non-musulmans n’ont pas le droit d’être enterrés ; rien qu’un style somptueux mis au service d’une histoire magnifique.

Elle n’était pas venue de Djakarta ni de Kuala Lumpur comme les modernes esclaves. Non, juste traversé la Mer rouge après huit journées de marche pour rejoindre Asmara et attendre deux ans et six mois le train jusqu’au port de Massaoua. Deux ans, six mois, huit jours, pour voir enfin la mer et respirer la chaleur suffocante de la plaine côtière. Même air, même mer pour eux les peuples squelettiques de la Corne d’Afrique, que pour les veaux gras du Hedjaz.

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La servante abyssine
Carine Fernandez
Actes Sud, mai 2003, 192 p., 17,30€
ISBN : 978-2-7427-4354-4

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