Les semeuses d’espoir et de révolte de Diane Wilson

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Le superbe premier roman de l’autrice amérindienne Diane Wilson, best-seller aux États-Unis en 2022, nous est parvenu deux ans plus tard avec la belle traduction de Nino S. Dufour aux éditions Rue de l’échiquier. Celui-ci commence par un poème et finit par une prière, et entre ceux-ci trois femmes appartenant à des époques différentes nous transmettent la tragédie de l’oppression coloniale américaine et la force de l’espoir des Amérindiennes.

Le titre original en anglais, The Seed Keeper (la gardienne des semences) renvoie à l’une des premières femmes Dakhotas qui avaient compris que, après la guerre que les Indiens Sioux du Minnesota venaient de perdre face aux colons blancs, il faudrait nourrir la tribu. Elles avaient caché les graines dans les ourlets de leur jupe pour assurer la survie de leur peuple.

Le titre choisi en français, Les Semeuses, renvoie aux diverses héroïnes du roman et à leur sens de la  transmission.

Où que je regarde, je voyais les graines tenir la trame du monde, elles peuplaient les forêts, couvraient les prés de fleurs sauvages, germaient dans les brèches des trottoirs ou restaient en sommeil jusqu’à ce qu’advienne le moment tant attendu, signalé par le feu, la pluie ou la chaleur. Elles remplissaient les supermarchés. Les graines respiraient et parlaient une langue à elles. Chacune d’entre elles contenait, telle une minuscule capsule temporelle, des années d’histoire dans sa tendre chair. Je me sentais si ignorante à côté du génie contenu dans une simple graine. […]

Je comprenais peu à peu que lorsqu’on garde ces graines, lorsqu’on sélectionne lesquelles replanter, nos vies s’entrelacent aux histoires de vie de ces plantes. (p.242-243)

Les histoires de quatre femmes se croisent et se mêlent, remontent le temps à contre-courant. Les lecteurs bénéficient de points de repère, chaque chapitre nous indique qui parle et à quelle date de sa vie. Il y a toute la tragique histoire des Indiens d’Amérique dans ce roman : pensionnats de sinistre mémoire où l’on s’efforçait de détruire toute indianité chez les enfants volés à leur famille, exploitation, sévices sexuels, alcool, drogue… Nous connaissons ou nous avons entendu parler de cette réalité, mais ici elle nous est montrée de l’intérieur, sans démonstration ou moralisme. Le colonialisme s’exprime dans toute sa violence, mais ce qui fait la force de ce roman, c’est que nous découvrons aussi la culture des autochtones au travers des héroïnes qui sont de véritables personnages et non des démonstrations. Rosalie par exemple n’est pas un ange, son amie Gaby encore moins. Ce sont des femmes fortes, et les graines qui les concernent sont avant tout celles de la révolte et de la fierté.

Le pasteur dit que haïr est un péché ; eh bien, je suis une pécheresse. Il dit que nous devons nous pardonner les uns aux autres pour ce qui ne peut pas être défait. Je demande : que sait-il du pardon ? Maintenant qu’ils ont notre terre, nous pardonnent-ils d’avoir défendu nos familles ? Pardonnent-ils les bébés qui sont morts de faim quand leur seul crime était d’être nés indiens ?

Ce puissant roman n’est pas misérabiliste, il est plein d’espoir, parce que, malgré la violence de la tentative de destruction, la culture indienne se relève.

De plus de plus de femmes, et des hommes aussi, sont en train de réapprendre à faire pousser, à protéger et à sauvegarder nos graines ancestrales.

Je connais et apprécie les romans de Louise Erdrich, mais le roman polyphonique de Diane Wilson est différent, il nous offre un large panorama de ce que signifie être Indien, depuis le dix-neuvième siècle jusqu’à nos jours. Ce livre, Diane Wilson l’a porté en elle pendant des années, je lui laisse le soin de présenter elle-même l’origine de son roman :

Les Semeuses a été inspiré par une histoire que j’ai entendue il y a quelques années, alors que je participais à la Marche commémorative dakhóta. Une marche de deux cent cinquante kilomètres en l’honneur des membres du peuple dakhóta qui avaient été déportées de force du Minnesota en 1863, à la suite de la guerre entre les Etats-Unis et les Dakhóta. Nous parcourions vingt à trente kilomètres par jour, nous priions pour les mille sept cents femmes, enfants et aînés qui avaient été conduits sous la menace des armes depuis la réserve de Lower Sioux jusqu’au camp de concentration de Fort Snelling. En suivant le même chemin, nous rendions hommage à la souffrance et aux sacrifices de nos ancêtres.

Par une journée particulièrement longue et froide, l’un des marcheurs a partagé une histoire concernant les femmes de la marche originelle. Il a raconté que malgré le peu de temps à leur disposition pour se préparer à leur déportation, elles auraient eu besoin de nourrir leur famille où qu’on les envoie. Ces femmes avaient cousu des graines dans les ourlets de leurs jupes et en avaient caché d’autres dans leurs poches pour pouvoir les semer à la saison suivante. Au cours du long hiver passé à Fort Snelling, des centaines de prisonniers(es) étaient morts de maladie et de faim. Au printemps 1863, quand on les avait entassés dans des péniches pour le long voyage en direction de la réserve de Crow Creek, dans le Dakota du Sud, les gens avaient continué à mourir à cause de la nourriture trop rare et avariée. Pendant toutes ses épreuves, les femmes avaient su protéger les graines pour garantir d’avoir de quoi manger pour les sept prochaines générations. La force dont ces femmes avaient fait preuve, le profond amour qu’elles avaient montré à leurs enfants et leur capacité à faire des sacrifices pour que leur peuple survive a constitué le cœur de ce livre. Je n’ai pas de mots pour exprimer la gratitude que je ressens. Ces femmes ont permis que le maïs dakhóta existe encore aujourd’hui. (p.361-362)

Ce roman paraît dans la partie « Romans » de la maison d’édition spécialisée en écologie Rue de l’échiquier, dans la belle traduction de Nino Dufour. Il est magnifique, prenant, drôle par moments, plein de poésie et d’enseignement. Pénétrer dans ce livre d’une grande puissance, c’est mettre les pieds dans un univers inconnu dont on ne peut plus s’éloigner tant on découvre des façons différentes de penser et de vivre. Ne passez pas à côté de ce texte envoûtant !

Les Semeuses
Diane Wilson
traduit de l’anglais (États-Unis) par Nino S. Dufour
Éditions Rue de l’échiquier, mars 2024, 384 p., 24 €
ISBN : 978-2-37425-440-1

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