Extrait de « Lovita broie ses couleurs »

J’aime le rouge, la couleur épaisse de la vie, celle qui palpite et gicle sur mes toiles, celle qui éclabousse les voyeurs perdus dans mes tableaux, « les femmes de Lovita », comme disent les critiques. Oui, messieurs, c’est abject, ces femmes plus que nues, avec leur sexe écartelé, leurs membres sanguinolents, leur regard fixe, ces femmes éclatées envahissant la toile, cognant ceux qui les regardent, vous, messieurs, en l’occurrence ! Le pire c’est que cela vous fait bander, vous avez honte : Ce n’est pas possible, qu’est-ce qui m’arrive ? C’est de la saleté, ce truc sur la toile, pire que Bacon et c’est peu dire, qu’est-ce qui m’arrive ? Et c’est une femme qui fait des trucs pareils, ça me dégoûte !

C’est à cause du rouge, messieurs, que vous vous mettez dans cet état, le rouge de mon sang lorsqu’il a viré au noir. Vous passez en coup de vent devant « La sorcière de Montezuma », un rapide coup d’oeil sur ses jambes, par habitude, et déjà vous êtes englué : les coulures noires, épaisses, font de l’ombre le long de ses cuisses, vous avez envie de les saisir. Malaise. A ce moment-là l’oeil de la femme vous happe, impossible de vous échapper, vous pénétrez dans un monde vénéneux, vous vous sentez en péril érotique intense. De la boucherie, de la merde, comment on peut exposer des trucs pareils ! Vous vous sauvez, trop dangereux pour vous, ce truc ! Ou vous restez, vous jouissez de votre sentiment de puissance : c’est votre sexe qui a mis cette femme dans cet état-là, vous jouissez de votre écrasante supériorité de mâle, de votre virilité tellement bien mise en évidence dans ce tableau. Quel talent, quelle puissance d’évocation ! C’est décidé, vous achetez « La sorcière de Montezuma ». Inconcevable de la mettre dans le salon, votre femme ne verrait pas cela d’un bon oeil, vous la placerez dans votre bureau, juste au-dessus de votre tête contre le mur blanc, et toutes les femelles sous vos ordres seront frappées de votre puissance. Tout cela à cause du rouge qui a viré au noir.

Très peu de couleurs, sur mes toiles, ça vient du temps où ma vie était loin du feu d’artifice, j’ai appris à faire maigre. Du noir, du brun, un peu de blanc pour éclairer les ombres, une palette en carton d’emballage, et c’est tout. Pratique, le carton, Il y en a partout, un stock inépuisable dans notre société. Pas de nettoyage, hop on jette, on recommence, le carton toujours vierge, toujours prêt à recevoir la couleur, noir et brun et blanc.

— C’est tout ? s’énerve le critique de la belle revue ou de la radio culturelle.

— C’est tout. Et cela suffit largement. Ah si, du rouge bien sûr, mais ça vient après.

Le type en face s’énerve : enfin, c’est impossible, on ne peut pas devenir pareillement célèbre et aussi jeune avec une absence si dérisoire de moyens, il y a un truc ! Il se triture la cervelle, allonge la mâchoire inférieure, concentré, l’air mauvais.

— Cette extraordinaire économie de moyens ne masque pas la tension que l’on ressent dans vos tableaux, vous devez lutter contre la toile, chaque trait doit être durement pensé, vos femmes viennent de si loin, elles sont l’archétype de la féminité…

Silence. J’ai rien compris du tout à ce qu’il a dit : l’archétype de la féminité c’est une sacrée formule, il faudra que j’en parle à Martha ! Sa mâchoire est remontée, ses yeux brillent, il me fixe et hausse les sourcils. Merde, il attend une réponse.

— Durement pensé ? Non, on ne peut pas dire ça, mon pinceau s’agite, quelques traits et une silhouette se met en place, je n’ai plus qu’à terminer. C’est facile.

— Merci beaucoup Lovita pour cette interview, nous rappelons que vous exposez au Voyant Magnifique jusqu’au trente septembre…

Il hache ses mots pire qu’avec un robot électrique, sa moue méprisante n’arrive pas à s’effacer pour laisser place au sourire. Il a dû faire des études de journalisme et d’histoire de l’art très poussées, il taquine le pinceau, Non, non, je ne suis pas un artiste, c’est juste un hobby, mais il attend la reconnaissance internationale, le moment où ce sera lui, sur la sellette, lui en train de tenter de disséquer son art face à un critique admiratif. Et en face de lui, en ce moment, une gamine, à peine vingt-cinq ans, rien à dire, rien à expliquer, une gâche métier de première. Ah, ce que le snobisme fait faire ! L’art maintenant, c’est comme le tennis ou le foot, on devient vedette de plus en plus jeune, à peine si l’ « artiste  » sait tenir un pinceau, aucune importance, c’est le physique la valeur fondamentale. Celle-là, par exemple, Lovita, une petite nana tout juste bonne à mettre dans un lit, c’est pas un pinceau qu’il faut lui mettre entre les doigts mais un plumeau ou autre chose, société pourrie qui ne reconnaît pas la valeur des gens !

J’adore les mettre dans un état pareil, eux, les ronronneurs du système, les chiures de mouche qui crachotent de la copie sur l’oeuvre des autres, les obsédés de la compréhension qui veulent le mode d’emploi de la création du monde. Comment faites-vous pour…. Pour quoi faire ? Pour exister ? Pour faire bander les hommes qui contemplent mes femmes au sexe écartelé ? Pour quoi exactement ? Et que leur dire ? Que j’existe depuis toujours en tenant un crayon ou un pinceau, que la couleur gicle sur la toile et que je peux enfin respirer ? Des tas de gens ont cette obsession, ce besoin, et très peu sont des artistes. Moi j’ai cette rage, je regarde le monde et je le recrache avec mon sang, j’accouche de ma haine, mes femmes jaillissent aux quatre coins de la toile dans un désordre hallucinant et au bout du compte il y a le résultat, l’impression que cela fait sur les autres, cette façon dont je capte leur souffrance et leur angoisse. Oui, oui, c’est exactement cela, cette dispersion, cette difficulté à s’assumer, cette douleur de la féminité… Bande d’imbéciles, et encore, je suis polie, je me retiens autrement Martha va encore se mettre à hurler.

Martha c’est mon agente. Mon agent. Bon, je ne sais pas exactement comment on dit en français. Bref la femme qui enfonce dans le crâne des autres que ce qu’ils ont en face d’eux n’est pas l’expression du délire d’une malade mentale mais une oeuvre majeure en train de s’élaborer. Et vu la stature de l’agent(e), les critiques et les acheteurs sont vite convaincus. Martha tient une galerie, place des Vosges, elle en est propriétaire : les Valderich, c’est une famille qui ressemble à son nom, pleine de sous, d’arrogance, la richesse ça vous forge le caractère, ça vous donne une stature, à peine vous savez marcher que vous savez que vous êtes quelqu’un. Je vous raconterai plus tard comment on s’est rencontrées toute les deux. Au début j’ai cru que Martha était une vraie Valderich, l’erreur était compréhensible quand on regarde Martha. Elle est immense, un gabarit de colosse, et grosse avec ça, et elle crie fort, comme si, en plus de se cogner visuellement contre elle, il fallait également l’entendre. Martha, c’est une agression permanente, le char triomphal du général Patton, la vitalité écrasante de qui a trop de tout. Gaffe à qui se trouve en travers de son chemin, il se retrouve ravalé au statut de crêpe en moins de deux. Et si quelqu’un a le malheur de prononcer un mot évoquant à dix kilomètres la notion de poids, les dégâts tiennent de la bombe à fragmentation : Martha devrait être utilisée par les militaires. Les hommes qui l’abordent ont des tendances suicidaires insoupçonnées. Elle a un flair de limier, elle voit la pensée de son poids chez celui d’en face dix minutes avant qu’elle ait eu seulement le temps de germer et là, bonjour le spectacle !

— Je suis pas le genre sylphide, hein, vous ne trouvez pas ?

L’infortuné qui lui faisait du charme commence à se troubler. Parce qu’il ne faut pas croire, Martha est énorme, c’est vrai, une masse imposante, mais elle a un très beau visage, et du charme, de la conversation et tout. Elle attire pas mal de types mais elle est persuadée qu’ils voient en elle un phénomène de foire et elle a le culot de dire que c’est moi qui suis folle. Le séducteur se ratatine dans son fauteuil. C’est le début du tir, il n’a encore rien vu, le pauvre !

— Vous ne dites rien ? Si, si, allez, avouez que vous vous demandez comment on peut se débrouiller avec une masse comme la mienne !

— Mais pas du tout, je…

Le malheureux a osé un geste de dénégation, elle sort le bazooka :

— C’est vrai qu’il faut assurer, avoir un gros machin pour accéder au sanctuaire, y’a des couches de graisse qui font obstacle !

C’est la Bérésina. Le type se recroqueville sur son siège, le nez dans son verre, se souvient d’une chose urgente et décampe si vite qu’il faudrait être champion pour le rattraper. Martha me prend à témoin :

— T’as vu ça ? Il me plaisait bien ce mec, mais dès que j’ai abordé le problème de mon poids, il a fui comme si j’avais la peste. Les types n’ont pas de couilles, de nos jours.

(Soupir).

Quand je la vois à l’oeuvre, je ne sais pas de qui je dois avoir pitié alors je me contente de rire.

Bon, pour en revenir au rouge, je me souviens de ce que j’avais fait ce jour-là : je m’étais coupé les veines pour mettre le rouge de mon sang sur la toile. Rien de plus. Le rouge du sang visqueux, aucun tube de peinture ne l’égalera jamais. Je voulais juste peindre plus vrai, plus fort : les femmes et le sang c’est la même chose. J’ai l’habitude, ce brun profond, d’où ils croient que je le tire ? La texture lourde du sang qui noircit impressionne l’âme, pénètre la toile, provoque le malaise de celui qui regarde. Le sang, jamais rien ne l’efface vraiment. Et c’est ce que je veux : que les gens qui se laissent prendre à mes toiles ne puissent jamais plus se sentir intacts. Du grand art. Impossible à expliquer aux critiques.

Là c’était un très grand format, j’avais besoin de beaucoup de matière, la femme sur la toile attendait sa ration, c’était une ogresse ; où trouver beaucoup de sang ? Manque de chance, je n’ai pas entendu arriver Martha.

— Non, c’est pas vrai, tu n’en feras pas d’autres !

Elle arrache un morceau du truc informe qui lui tient lieu de robe, me le ficelle autour du poignet gauche et hop, kidnapping, direction l’hôpital, pas besoin de sirènes, elle hurle tellement que toutes les voitures doivent s’arrêter pour la laisser passer. Elle se gare à l’arraché devant une porte vitrée, m’extrait de mon siège et me jette en direction de la porte, là où c’est marqué en rouge : URGENCES. STATIONNEMENT STRICTEMENT INTERDIT. Sa gigantesque masse me pousse devant elle en hurlant : Elle va mourir ! On ne peut pas laisser mourir la plus grande artiste de cette fin de siècle, elle mériterait à titre personnel de finir comme un chien, mais il faut la sauver pour l’art, les générations futures, ce qu’on pourra montrer aux petits hommes verts quand ils viendront envahir notre planète. Il faut sauver Lovita, cette petite garce, pour sauver le monde !

L’attraction du jour, je vous assure : Martha, avec son mètre quatre-vingt et ses cent dix kilos vociférant dans le hall de l’hôpital , bousculant une miniature d’un mètre soixante tout juste comme une balle de ping-pong. Les filles de l’accueil sortent de leur cage de verre, cinq ou six médecins attirés par la clameur viennent voir, enfin le chef de clinique arrive et pointe un doigt autoritaire en direction d’une petite salle. Les gens qui attendent dans la salle d’attente nous regardent passer, alignés sur leurs chaises de plastique orange. Mon poignet attire un peu les prunelles mais c’est surtout Martha qui a du succès. Je me retrouve dans une petite salle, rideaux jaune pisseux, lit très dur, tout blanc ; une infirmière roule un chariot plein d’ustensiles et de pansements. Le bruit rassurant des pinces dans le haricot de métal, l’odeur d’éther, la laideur brillant de propreté : j’aime bien l’hôpital.

— Rien de sérieux, mais vous auriez enfoncé un peu plus la lame, je ne réponds de rien… Il me semble vous avoir déjà vue dans notre service, non ?

Bien sûr que oui, mon petit, et tu m’as déjà fait le coup du sauveur, du Un peu plus et je ne pouvais plus rien pour vous. Le nombre de Jésus-Christ dans les hôpitaux… Il enlève le bandage, examine la belle coupure glougloutante, soupire, fait signe à l’infirmière d’apporter le matériel. Six beaux points de suture. Type pas bavard, concentré, déjà un peu chauve. Il redresse la tête, pas un sourire, rien, alors que j’ai été très courageuse ; il se lève et se dirige vers le bureau des admissions avec Martha. Aux urgences un médecin doit passer plus de temps à remplir des papiers qu’à soigner les gens, bizarre, non ? Ils reviennent au bout d’un petit moment, quand l’infirmière a fini son beau bandage. Le médecin qui parle bas, les deux qui me contemplent, le type en blanc et mon amie dans ses éternels vêtements trop vagues : malaise, j’aime pas la tête qu’ils font, Martha, surtout…