Les vacances approchent, les Anglais s’éloignent, les mauvaises nouvelles s’accumulent : que faire, que lire ?
Je vous propose le remède magique à la maussaderie, à l’ennui et au repli sur soi : Mille et un morceaux de Jean-Michel Ribes.
Pour ceux qui ne le connaissent pas, le directeur du théâtre du Rond Point à Paris a essuyé les foudres des fondamentalistes catholiques il y a quelques années. Menaces de mort, seau d’excréments sur la tête, manifestations devant le théâtre… Il raconte cet épisode de sa vie dans ces Mille et un morceaux. Je vous entends soupirer : Encore un livre de souvenirs écrit par une célébrité qui s’admire le nombril et le fait lustrer avec ses amis célèbres, et quand je dis « écrit », va savoir qui a mis en mots de vagues entretiens… Erreur ! Ce livre va vous émouvoir, vous faire éclater de rire, et vous séduire par les qualités de son écriture.
L’ennui, comme toute chose détestable, peut se révéler, lorsqu’il est de grande qualité, un mets tout à fait savoureux. Jacques Dutronc, grand amateur d’ennui, avait découvert un endroit à Paris d’une densité d’ennui tout à fait exceptionnelle. Il s’agissait du hall de l’hôtel PLM Saint-Jacques, un cinq-étoiles étouffé dans une tour de béton gris qui s’élevait non loin de l’hôpital Saint-Anne dans le XIVè arrondissement. Il aimait nous y convier Jacques Villeret et moi à l’heure du déjeuner le dimanche, jour rêvé pour s’ennuyer. (…) Là, tels des explorateurs fascinés par la beauté d’une pyramide maya soudainement apparue dans la jungle, nous regardions sans en perdre une goutte le total manque d’intérêt de tout ce qui nous entourait.
La suite vaut son pesant d’humour absurde que je vous laisse découvrir.
Jean-Michel Ribes raconte au pas de charge les chaos et découvertes de son existence avec un sens de l’à-propos inénarrable ; l’art de se moquer de soi sans complaisance, et des autres sans méchanceté aucune. Humour, mais pas ironie.
On rit beaucoup dans ce livre où abondent situations cocasses ou vaudevillesques. Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas : le fond de dépression et de fragilité affleure, avec la légèreté de qui peine à trouver un sens à l’existence.
Il y a également du La Bruyère chez ce petit homme un peu rond, une façon de cerner une personne en si peu de mots qu’on est ébloui :
Milan Kundera est un homme solide, fragile, courtois, rugueux. Sa femme veille sur lui. Elle ne le lâche pas des yeux, même quand elle s’adresse à vous, c’est lui qu’elle regarde. Belle, brune, chaleureuse, Olga entoure son mari. Elle fait de la gymnastique avec lui, elle note ce qu’il dit quand ils se promènent, elle surveille ce qu’il mange. (…) De temps en temps, Olga souligne, précise, commente la pensée de Kundera. Il ne s’en offusque pas, il ne l’en empêche pas, il accepte.
Somptueuse description de l’envahissement !
Certains portraits subjuguent par leur côté photographique, d’autres émeuvent par leur délicatesse. Cet homme a le sens de l’amitié et de la fidélité dans le suivi. L’amitié de Ribes, c’est pour la vie. Que de monde, dans ces souvenirs ! Les amis et célébrités se bousculent pêle-mêle, ne cherchez pas de chronologie, nous sommes dans le chaos de la vie et le désordre des émotions, pas dans une biographie raisonnable.
Au début du livre, l’auteur raconte l’histoire des deux petites souris de sa grand-mère :
Le gouffre, l’angoisse, perdre pied, quand je tombe, m’effondre, quand les larmes me noient, ni Bible, ni poème, ni croyance ne me secourent (…) seule une histoire que me racontait ma grand-mère me ressuscite, la voici :
Il fait nuit, la cuisine est plongée dans une obscurité brisée par un trait de lune. (…) À l’angle d’un placard, deux souris surgissent. (…) Une grande jatte de lait borde une pile d’assiettes sales. Elles s’y précipitent, y plongent, se baignent, se désaltérant de lait. Repues, gavées même, elles décident de retourner sur la table. Le niveau de lait a baissé tant elles ont bu. Il leur faut remuer vivement les pattes pour atteindre le bord du récipient et s’en extraire. La paroi est lisse. Elles glissent, s’élèvent et retombent, à bout de souffle. Aucune aspérité où accrocher leurs griffes. (…) L’espoir de sortir s’éloigne. Encore une fois elles s’élancent. Impossible de s’extraire du pot où elles pataugent en vain. L’une d’elle, exténuée, abandonne son amie. Elle se laisse couler et se noie. L’autre refuse ce destin. Avec ce qui lui reste de rage, sans savoir ni comprendre pourquoi elle continue à battre des pattes. À l’instant où elle perd connaissance, elle sent une glu sous ses griffes, une pâte molle qui durcit peu à peu.
Battu et rebattu par son désir de vivre, le lait est devenu du beurre. Elle quitte le pot, bondit sur la table, saute sur le sol et s’enfuit chez elle.
Ce petit conte, je l’ai toujours en poche. Combien de fois il m’a permis d’éviter la noyade dan une réalité aux parois si désespérément lisses.
Ces Mille et un morceaux vont ensoleiller votre été et vous aider à continuer à vous battre pour sortir du bocal. Bon été à tous.