Hiver

Shares

Ce n’est pas possible, cela ne peut pas durer, je ne sens plus mes pieds, plus mes mains, il y a juste toi qui bouge dans mon ventre, tes crispations, ta révolte.

Ce froid atroce m’engourdit la tête. J’ai les lèvres qui saignent. Avancer, encore avancer. Trouver un endroit chaud où nous poser, toi et moi. Tu as de la chance d’être dans mon ventre, au moins tu n’as pas froid, enfin j’espère.

Tout à l’heure, il y a ce vieux salaud qui a envoyé son chien quand il a vu les traces de pas dans la neige menant à sa cabane de jardin. Ce que j’ai couru malgré mes pieds gonflés, malgré la paralysie du froid…

Quel effet ça fait d’être au chaud, dans une maison ? Il y a des mois que j’erre dans les rues. Assise contre un mur, à côté d’un Monoprix, dans la pisse des chiens, l’odeur mélangée à celle du gras, de la friture. Le froid en bas des reins et les yeux baissés pour oublier les gens qui passent, ceux qui regardent la femme enceinte qui pue. « Merci, Madame ». Les gens furtifs. Ils ont aussi honte que moi.

Le Monoprix, c’est bien, parce que lorsque les portes s’ouvrent, c’est une bouffée de chaleur comme de la tendresse. C’est bien aussi parce que les gamins jettent souvent leur gaufre à demi entamée. « Pas au sucre, à la crème ! » Hurlements. Gifle ou rachat. Belle aubaine.

Depuis huit jours il neige, il y a une terrible gadoue sur le trottoir et pas un endroit de sec. Et puis cette douleur dans les reins. Je ne peux plus rester assise, par moments c’est pire que tout. J’entre regarder la layette, il fait chaud, la musique est douce, les vitrines sont pleines de Pères Noël réjouis, un regard de bonté et une main tendue en direction de mannequins souriants. Des chocolats, des paquets rouges et verts. Les caissières me regardent d’un drôle d’air. Le vigile me tire par le bras : « Il ne faut pas rester ici. » Il n’a pas le droit, mais j’ai honte, je m’en vais.

Je ne vais plus au Monoprix, ni à l’Inter, ni à l’Hyper. Je ne peux pas m’asseoir, mon gros ventre me fait remarquer. Quel effet ça fait, une maison, j’ai oublié. La femme s’approche, elle a un chien. Non, le chien reste derrière elle. J’ai bien le droit, je suis dans la rue. Elle me regarde, mon vieil anorak, mon ventre, mes lèvres qui saignent.

— Entrez, par un temps pareil, je ne laisserais pas mon chien dehors.

Elle ouvre le portail. Une petite allée bordée de coquilles Saint Jacques en ciment et au bout, à dix mètres, un pavillon avec un garage. Elle me regarde encore, ouvre la porte à côté du garage, et une autre porte dans une entrée minuscule. A l’intérieur, une petite table de chevet, une armoire, et des rayonnages avec des revues. Un couvre-lit en reps rouge et un linoléum, rouge lui aussi. Un lit ! Un grand lit en 140. Ce qu’il fait bon !

— Le chauffage est coupé dès neuf heures, installez-vous, je vais vous chercher à manger.

Elle revient avec un plateau en bois : de l’eau, du pain, du fromage. Je m’installe au bord du lit, je ne veux pas salir, je ne sais pas comment m’y prendre.

— Ça n’a pas d’importance, c’est un vieux couvre-lit.

Elle revient encore au bout d’un moment, avec une soupe de légumes, et encore du pain, du pâté aussi. Une assiette, un verre, des couverts… Dans le coin de la pièce, un lavabo que je n’avais pas remarqué.

— Il y a aussi des WC au fond du garage. Je vais vous apporter de quoi vous laver.

Elle apporte une serviette, un gant de toilette, une savonnette, elle ne sourit pas.

— Vous êtes enceinte de combien ?

— Sept mois, je crois.

— Il faudra vous trouver un endroit où aller, ce froid peut durer longtemps. Ici c’est juste pour la nuit. Demain vous serez plus propre, vous irez à la mairie et au Secours Catholique.

Elle me regarde durement. Serre les lèvres.

— Ne faites pas de bruit et n’allez rien voler dans la maison, de toutes façons il y a le chien. Dans l’armoire il y a des couvertures. Bonne nuit.

Elle prend le plateau, me laisse le verre, et repart à l’étage. J’entends marcher un moment, un robinet coule, une télé.

Il fait bon, la lumière de la neige dans la pièce, la veilleuse, le couvre-lit et le lino rouges…

J’enlève mes chaussures et mon anorak. Mon pull est distendu par mon ventre et la jupe en jersey remonte beaucoup au-dessus des genoux. J’ai affreusement mal aux pieds et aux mains, et les reins, c’est pire. Je marche du lit à la fenêtre et de la fenêtre au lit. Cela se calme un peu. Je vais vers le lavabo, un vieux lavabo sur pied, rebondi, avec deux robinets en étoile. Je fais couler l’eau. L’eau chaude fonctionne vraiment. Je laisse mes doigts sous l’eau, ça fait mal, mais ça fait du bien aussi. Je me lave juste le visage, les pieds et les jambes. Je sais que si j’enlève mes vêtements et que je lave mon corps, je ne pourrai plus remettre le pull et la jupe, ça n’est pas possible. C’est frais, sur les jambes, ça picote un peu, ça brûle sur les lèvres qui saignent toujours.

De quoi est-ce qu’elle a peur, cette femme ? Elle m’a donné de la soupe, elle était chaude et bonne. Peut-être que demain elle va me donner un vieux pull et une jupe ? Je vais me laver… Ce que ça sent ! Et cette peau tendue, des veines violacées parcourent mon ventre, ça fait longtemps que je ne l’ai pas regardé, est-il possible que ça soit si gros, un enfant… J’ai un enfant dans mon ventre, un enfant. Il va bientôt sortir, on sera deux à crever de faim mais on sera deux. Demain je serai plus présentable, la femme va me donner des vêtements, je lui demanderai du shampoing. A la mairie on va me trouver un logement et un travail. Au fond, quand on est présentable, c’est plus facile, et une femme avec un enfant, on ne la laisse pas crever à côté d’un parking. Tu verras, tout va aller bien maintenant. Finie la mouise, on est deux. Ce que j’ai mal au ventre. Il commence à faire un peu froid. C’est une impression , mais j’ai un peu froid. Elle a dit des couvertures dans l’armoire. Il y en a trois. C’est mieux maintenant. J’ai vraiment très mal au ventre. Je ne peux pas monter, il y a le chien. Il suffit de m’enrouler dans les couvertures et d’attendre demain.

Je suis toute mouillée et j’ai si mal au ventre, cette houle qui me porte, ces élancements, je crois que je vais crier. Le chien a aboyé. Il aboie encore, plus fort, ce que j’ai peur. J’ai froid. Je suis mouillée. J’ai mal. Je ne peux pas me lever et le bébé va venir. Le chien aboie toujours…

La propriétaire de la maison est arrivée vers neuf heures du matin, avec le plateau de bois, du pain et du café. Il y avait du sang sur le lit et, enroulés dans les couvertures, une femme et un enfant.

Les yeux grand ouverts, la femme serrait le petit cadavre contre son ventre.

(Vu 115 fois)
Shares