Ils sont penchés tous les deux devant la table de la cuisine, chacun sa feuille du journal devant lui. Elle ne voit pas très bien les caractères, c’est écrit si petit ! On manque de tout. Le beurre, la viande, tout est rationné ; quant au pain blanc, ce n’est encore qu’un souvenir d’avant la guerre. Le papier se fait rare, alors les journaux sont écrits en caractères minuscules pour tenir le moins de place possible, tous les articles sont tassés pire que des sardines dans leur boîte.
Tout de même, en caractères gras sur chaque page de titre, la glorification des héros. Jamais le nom de leur fils. Cela les soulage et les frustre à la fois, cela veut dire qu’il n’est pas mort, n’est-ce pas ? Autrement on parlerait de lui en première page, son nom en caractères gras, le héros de la région…
Il était parti pour échapper au STO, en 43. Il rentrait de plus en plus tard de l’usine, le front buté :
— Je ne vais pas aider les Allemands à gagner la guerre, je ne veux pas partir en Allemagne.
— Mais ils l’ont déjà gagnée, la guerre ! Qu’est-ce qu’on peut y faire ? Et puis, tu n’as pas vingt ans, tu es soutien de famille puisque ton père est prisonnier en Allemagne, ils ne vont pas me prendre mon fils, la seule personne qui me reste !
Ce « ils » indifférencié et menaçant ne la rassurait pas. Et s’il était déclaré apte au Service du Travail Obligatoire, si lui aussi partait en Allemagne ? Elle se sentait perdue.
Il ne répondait rien. Mais le matin de sa convocation pour la visite médicale, il n’était plus là. Juste un petit mot : « Je suis parti dans le maquis. Je t’aime, ma petite Maman. Je t’embrasse. Ton Jeannot ». Elle n’avait pas reçu de nouvelles, et elle avait appris fin mars 44 qu’il avait été arrêté.
Il va revenir. Ils vont revenir.
Elle est seule dans leur petite maison d’ouvriers. Le village n’est pas grand, un peu plus de cinq cents personnes, région douce, région de châteaux, et Tours à 23 kilomètres. Tout le monde se connaît. Elle attend leur retour, au père et au fils. Elle attend. En octobre 44 son mari revient du camp où il était prisonnier. « Et Jean, où il est ? » Elle explique, le dos de l’homme s’affaisse un peu mais il ne dit rien. Il faut se réhabituer l’un à l’autre, elle lui laisse sa part de viande lorsqu’il y en a, il est si maigre ! Les voisins donnent tous quelque chose à manger par solidarité.
Maintenant ils sont deux à attendre. La guerre est finie, les copains de l’usine avec qui leur fils est parti sont rentrés. Pas tous. Certains parents attendent toujours, ils se croisent sur le trottoir, épaules tombées, démarche lente. Ils se retrouvent à faire la queue pour le journal mais ils ne se parlent pas.
Il va revenir, c’est sûr il va revenir.
Ils attendent. Les voisins demandent « Alors ? Toujours pas rentré ? Pas de nouvelles ? » Puis ils ne demandent plus rien. Ils aident comme ils peuvent, se montrent pleins de compassion, de gêne aussi. La vie reprend pour tout le monde.
Et s’il ne revenait pas ?
Eté 45. Trois jeunes sont rentrés en juillet, dans un état à faire peur. Ils étaient déportés en Allemagne, le chaos des trains, les listes, les Américains, « Oui, oui, mais Jean ? Vous savez où est Jean ? » Non, ils ne savent pas, « on a beaucoup bougé, vous savez… Il faut attendre, c’est la gabegie la plus totale, il doit essayer de rentrer… » Ils baissent les yeux, pressés de partir, de retrouver des bras aimants loin de ces parents désolés.
Louise est en colère : ils sont revenus, les copains du fils, ceux qui l’ont convaincu de ne pas se rendre à la convocation du STO, de partir loin, dans les montagnes de Haute-Savoie pour faire les héros ; les beaux palabreurs aux yeux brillants qui l’ont poussé, lui le timide, le gentil trop dans les jupes de sa mère à se joindre à eux pour l’aventure de la Résistance, ils sont revenus. Et Jean ? Où est son Jean, son fils unique tant aimé ?
Où chercher ? Est-ce qu’il a été déporté en Allemagne ? Est-ce qu’il est blessé et se trouve quelque part là-bas, incapable de donner des nouvelles ?
Les familles de la région cherchent les disparus au milieu du chaos administratif, archives des centres de détention détruites par les Allemands, mairies bombardées, pays qui essaie de se reconstruire, quant à l’Allemagne c’est encore pire. Où trouver une bribe d’information ? Où chercher ? Ils n’ont que la Nouvelle République, le journal local de la région de Tours, à leur disposition.
Tous les jours c’est un vrai travail dans le silence et la concentration. Ils cherchent, épluchent, lisent le moindre entrefilet, penchés sur la table de la cuisine, chacun sa page. Ils font tous la même chose, tous les jours, même ceux qui ont de la peine avec l’écrit, ceux qui n’avaient jamais lu un journal avant la guerre.
Et ils trouvent.
Un article de trois centimètres sur deux en troisième page annonce que l’on a retrouvé le corps de deux Tourangeaux non identifiés à Annecy et demande que l’on s’adresse au « directeur d’institution à Ville-la-Grand par Annemasse (Haute-Savoie) ».
Les locaux de la prison Saint François à Annecy ont vu passer 239 résistants qui ont été pour la plupart déportés en Allemagne ou fusillés ; après la Libération, en juillet 44, on découvre un charnier dans la cour de l’école, certains indices font penser que parmi eux se trouvent deux Tourangeaux. Transmission à la presse locale de l’information. Ce genre de renseignements circulent dans toute la France, et les journaux transmettent l’information, seule façon pratiquement pour les familles d’avoir des indications sur le sort de celui qu’elles cherchent.
Deux Tourangeaux.
Trente-cinq familles se précipitent à Tours à la direction du journal pour connaître l’adresse exacte de la personne à contacter. Un curé ? C’est un curé ? Comment on s’adresse à un curé ? « Monsieur, monsieur le directeur, mon Révérend Père » ? Et la suite ? Comment amener l’affreuse demande quand il semble que les mots sur le papier ont une force définitive ?
Le directeur du petit séminaire de Ville-la-Grand, le Père Frontin, commence très vite à recevoir une série de lettres angoissées de familles désespérées ; il ne comprend pas pourquoi le journal tourangeau a donné son nom mais il répond à toutes les lettres de ces inconnus qui s’adressent à lui, les garde précieusement dans ses archives.
Mon Révérend Père
Je suis solliciter de votre bienveillance, afin d’obtenir des renseignements au sujets des deux corps tourangeaux retrouvés le 18 août 1944.
Les mères qui cherchent leur fils, donnent de pauvres détails poignants :
On a retrouvé l’alliance de mon fils gravée à ses initiales et date de mariage sur le corps d’un autre fusillé au camp de St Symphorien. (…) Mon fils était grand 1mètre 69 à 70, cheveux châtain, front haut, tempe très dégagée, se coiffant relevé en arrière. Grand, mince, il portait un pantalon gris, un slip, une chemisette bleu ciel (…) avait des chaussettes grises longues, et des sandalettes en cuir à bride, attachant sur les côtés.
Les parents de Jean ont lu le journal, dans les entrailles de sa mère, quelque chose s’est mis à hurler, les boyaux qui se tordent, une rétention qui se crée comme si elle vivait un accouchement à l’envers. Elle sait. Elle est sûre qu’il est là-bas, en Haute-Savoie, au milieu des corps, son fils, son Jeannot, son fils unique.
— Ne te mets pas dans des états pareils avant d’être sûre ! On va d’abord écrire…
Elle écrit la lettre, son homme n’est pas à l’aise avec l’écrit. Tous deux n’aiment pas les curés, elle lui écrit Monsieur.
Son mari la force de s’habiller alors qu’elle voudrait rester cachée sous les couvertures dans la chambre, il lui passe doucement un gant de toilette sur le visage et sous les bras, comme à un tout petit enfant, puis il lui prend le bras, la soutient plus qu’il ne l’accompagne. Ils vont se promener au bord de la Loire ou du Cher ; lorsqu’elle regarde la douceur du paysage, il observe à la dérobée ses tempes qui sont devenues grises tout d’un coup.
Ils épient la boîte aux lettres. Le Père Frontin leur a répondu aussitôt qu’il a reçu leur lettre : il s’occupe de tout en Haute-Savoie, fait les démarches pour eux, ils ne doivent pas s’inquiéter, il a été prisonnier pendant quatre mois dans cette prison, personne mieux que lui ne pourra les aider. Une lettre d’une grande gentillesse, une vraie chaleur, pas de mention de religion ou de Dieu vous aidera, rien, rien que de la bonté et de l’attention, cela les a réconfortés. Depuis ils attendent dans la peine, l’été est très beau, ils marchent le dimanche, beaucoup.
Enfin le résultat des démarches du religieux arrive, et elle hurle si fort que les voisins se taisent. Il n’a plus le courage de parler de promenade, il ne se lave plus beaucoup non plus.
C’est elle qui répond au Père Frontin :
Vallerès le 24 septembre 1945
Monsieur,
Nous avons reçu ce matin votre lettre nous annonçant votre quasi-certitude de l’identification de mon fils avec le 7ème corps trouvé dans la fosse de St François. (…) Il était notre unique enfant et nous n’avons plus rien.
Mon mari a été prisonnier et fut rapatrié en 1944. J’avais déjà eu bien de la peine, bien du souci, mais, voyez-vous, Monsieur, ce n’était rien à côté de cette peine que je supporte depuis 18 mois, car depuis que je sais qu’il a été arrêté, j’ai passé bien des mois sans dormir, et il ne s’est pas passé une heure de chaque jour sans que ma pensée ne l’ait rejoint.
Le religieux répond aussitôt, lettre pleine de compassion, elle s’apprivoise un peu.
Vallerès le 7 octobre
Monsieur l’abbé
En même temps que votre seconde lettre, nous avons pris connaissance du dossier : tout, en effet, semble confirmer que c’est bien notre malheureux enfant qui n’est pas identifié.
Enfin la dernière lettre figurant dans les archives du religieux :
Vallerès le 4 novembre 1945
Monsieur,
Nous sommes en effet allés à Annecy pour procéder à l’identification de notre fils. (…) pour avoir plus d’assurance nous l’avons fait exhumer. Il faut vraiment que ce soit son propre enfant pour avoir le courage de regarder un cadavre qui n’est plus qu’un squelette. Contempler ce qu’on a élevé, dorloté, choyé et qu’on a connu vivant, alerte, actif, réduit à cela, c’est pénible et angoissant.
Nous l’avons bien reconnu.
La chair de la souffrance.
Le Père Frontin s’est occupé des démarches. Ils ont fait enterrer les restes de leur fils dans le petit cimetière qui domine la colline. Tout le village est venu, les copains de l’usine juste derrière eux, tout seuls sur leur banc, face au cercueil où il n’y a qu’un squelette qui hante leurs nuits.
Ils ne lisent plus la Nouvelle République. Sa femme ne parle plus beaucoup. Ses cheveux sont tout blancs, maintenant, elle les porte en chignon comme une petite vieille.
Il a repris le travail à l’usine. Il prend son vélo et part dans la nuit comme la plupart des gars du village, lumières clignotantes qui ondulent en serpentins lumineux en direction de l’usine. Il fait le même chemin presque tous les jours de sa vie depuis bientôt trente ans, pluie ou froid, brouillard ou soleil rosé, et le vélo le matin qui rythme le changement des saisons. Par ici on ne connaît pratiquement jamais la neige, c’est une région de douceur de vivre. Seule la guerre a interrompu la routine : la grande tout d’abord ; il avait rejoint les tranchées en 1916 et était revenu entier, comme une dizaine d’autres gars de l’usine. Les autres, ils n’en parlaient pas. Ils les honoraient depuis tous les onze novembre devant le monument aux morts, juste derrière les femmes en noir et leurs enfants endimanchés. Dans leurs cauchemars l’odeur de décomposition des corps leur revenait, et la boue, et les rats. Ils rêvaient dans un grand silence peuplé de gémissements et de bombes qui les laissaient assourdis pour un long moment. Ils n’en parlaient pas.
Le deux septembre 39 cela avait recommencé : La patrie en danger et presque cinq millions d’hommes qui rejoignent leur caserne ; l’usine se vide encore une fois. Ne restent que les vieux et les trop jeunes qui n’ont pas encore fait leur service militaire, parmi eux son fils Jean, dix-sept ans.
Ils s’étaient rendus tous ensemble à la caserne de Tours. Albert s’était retrouvé dans l’intendance, le long de la ligne Maginot, vers la frontière de l’Allemagne et du Luxembourg. Il avait épluché des tonnes de patates et n’avait pas tiré un seul coup de feu avant de se retrouver prisonnier dans un camp comme un million huit cent mille gars tout aussi surpris que lui.
Il est revenu du camp en octobre 44. La femme l’attendait devant la porte. Louise l’avait serré comme si elle avait peur de le casser. Quelque chose n’allait pas. L’absence de mouvements, de bruit. Jean aurait dû être rentré de l’usine.
Ses cauchemars ont repris. Le silence d’autrefois a fait place à un long hurlement de souffrance : Jean l’appelle depuis la cave de l’école Saint François à Annecy et il ne peut jamais lui répondre.
Sa femme rêve aussi. Parfois la nuit, il l’entend rire dans son sommeil, il lui semble entendre « Mon petit » il se sent exclu de ce territoire. Jean revient la hanter, « Ma petite maman je t’aime » et son rire sonore l’aide à supporter le jour suivant.
On a rajouté le nom de leur fils sur le monument aux Morts de la commune et chaque onze novembre ils se trouvent sur la première ligne, à côté du maire.
La cuisine un peu sombre n’a pas changé. Elle sent la soupe au chou et le chagrin.
Sources
L’établissement d’enseignement des Missionnaires de Saint François de Sales, l’École Saint François de Ville-la-Grand, se trouve très exactement à la frontière franco-suisse, le mur du jardin formant même frontière, ce qui explique l’importance de cette école durant la seconde guerre mondiale. Dans ce qui leur sert de grenier, les religieux ont empilé les documents qui ont échappé à la déchetterie ; archives semble un mot à la fois prétentieux et déplacé pour les cartons où s’amoncellent pêle-mêle journaux de l’époque de la guerre, factures, lettres et photos. De ce capharnaüm ont surgi une douzaine de lettres sur papier jauni qui n’avaient pas été lues depuis plus de soixante ans, mais la souffrance qu’elles expriment n’a pas d’âge.
Avec ces lettres, un petit rectangle de journal, un article de La Nouvelle République, journal local de la région de Tours annonçant que l’on a retrouvé le corps de deux Tourangeaux non identifiés à Annecy et demandant que l’on s’adresse au « directeur d’institution à Ville-la-Grand par Annemasse (Haute-Savoie) ». Le Père Frontin a été détenu à l’école Saint François transformée en prison par la Gestapo pendant quatre mois sans autre raison qu’être le supérieur hiérarchique de Louis Favre. Il répond manifestement avec beaucoup d’humanité à la détresse des inconnus qui s’adressent à lui, leurs lettres en font foi. Il n’a pas gardé copie de ses propres réponses, seulement les lettres de ses correspondants.
Après la Libération on a découvert un charnier de Résistants exécutés par la Schutzpolizei dans la cour de l’école, d’où les quelques lignes parues dans un journal de Tours et la série de lettres angoissées de familles désespérées.
Un récit poignant où resurgit les ombres disparues d’un passé meurtri par la guerre. De ces trop nombreux drames humains qui ont terrassés tant de familles, les laissant dans l’emprise de douleurs perpétuelles.
Votre écriture Nicole restitue avec perspicacité ce que pouvait être l’atmosphère de l’angoissante attente puis de cette douloureuse continuité de la vie avec l’absence d’un fils tant aimé
Coucou Nicole. J’ai beaucoup aimé ta nouvelle. Ton style concis, sensible, épuré m’a beaucoup touchée. Tu as su rendre très vivant tes personnages, nous les rendre suffisamment proches pour qu’on est envie de découvrir la fin de l’histoire, de leur histoire. Bises et à bientôt.
Merci Malou!
La fin de leur histoire, je ne la connais pas, je ne peux que la supposer. Les lettres, ce sont les leurs, j’en ai respecté l’orthographe. Des documents bruts de désespoir, comme un certain nombre que j’ai trouvés dans les archives.
Merci d’avoir apprécié la façon dont j’ai essayé de restituer leur douleur.