Sacrifice numéro un : la danseuse du Malabar Princess

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J’admire les écrivains qui couchent leur roman sur le papier sans états d’âme, d’un seul jet, comme Stendhal couchant La Chartreuse de Parme sur le papier en cinquante–huit jours. Un roman sorti tout droit du cerveau de son auteur, sans redites ou contradictions, sans remords d’écriture, avec la certitude jubilatoire du juste.

Hélas, j’écris par coup de cœur, incapable de suivre un plan, ce qui m’oblige à réécrire mon texte un nombre impressionnant de fois tant je me retrouve régulièrement dans une impasse. Il y a pire encore : les chapitres que l’on aime d’amour et dont il faut se séparer parce que l’économie du texte l’exige. Je hais le mot économie, je hais plus encore d’être obligée de me soumettre à son diktat.

Des rapaces et des hommes s’inscrit dans le cadre des deux catastrophes aériennes qui ont marqué la vallée de Chamonix ; mais on ne peut tout écrire : le lecteur se lasserait. Le lecteur français, puisque le lecteur Américain par exemple n’a pas peur des pavés où il trouvera des informations foisonnantes. Le grand Victor Hugo écrivait ainsi, dans la jubilation de l’excès, mais qui lit encore ses digressions savantes et souvent passionnantes ?

Pour Des rapaces et des hommes, j’ai dû amputer mon texte, comme d’habitude, et je vous livre ici l’un des chapitres sacrifiés, dans l’attente de vos réactions. Bonne lecture !

VIII La danseuse du Malabar Princess

Les deux prêtres avançaient lentement, pieds nus dans la boue chaude et collante mêlée de bouse, oppressés par la chaleur et les odeurs de poisson pourri. Ils allaient de village en village au bord de la mer d’Oman, obsédés par la pluie, le rythme de la pluie sur le sol auquel répondait la respiration de la mer.

Ils avaient dépassé Mangalore, les pieds dans la boue et l’âme en transe, la pluie ruisselant sur leur robe safran, lorsqu’ils la virent. Elle pouvait avoir cinq ou six ans et portait un panier sur la tête contenant un filet avec des bouchons de liège ; elle avait surgi d’un sentier qui venait de la mer, tête immobile et grâce infinie, les eaux grises de la mer d’Oman haletant dans son dos. Aucun tressaillement de l’osier ou du liège : une danseuse immobile traversant les énormes gouttes d’eau sans même les sentir et rétablissant la fluidité de l’air.

C’était elle. Une fille de pêcheur. La transaction ne serait pas longue.

Les prêtres attendirent le retour du père pour procéder à l’examen rituel. L’homme marqua un temps d’arrêt lorsqu’il distingua les robes safran puis il se tourna contre la paroi de la hutte et attendit sous la pluie. La mère déshabilla la petite, et les prêtres parcoururent son corps du regard, l’absolue perfection de son corps de future épouse de Vishnou.

Elle partit sans un mot, après une étreinte furtive des mains de son père, de sa mère, et les autres enfants de la maison baissèrent les yeux. Elle partit sans bagage, inutile, le temple pourvoirait à tous ses besoins, c’était un honneur, un grand honneur. Toute droite, entre les deux robes safran, avec la pluie qui coulait sur son visage et lavait ses larmes.

La vie au temple avec les autres élues, toutes filles du peuple d’une très grande beauté, perfection de la peau et du corps : ablutions rituelles et pureté obsédante, complicité et dureté de l’apprentissage. Ne pas parler. Ne pas lever les yeux. Psalmodier les prières au milieu de la nuit pour briser l’enveloppe corporelle et fragiliser l’identité. Les exercices rituels, pendant des heures, jusqu’à ce que l’une des petites épouses de Vishnou tombe d’épuisement. La longueur des pas. La position des pieds. Celle des doigts. Les élongations, assouplissements, torsions jusqu’à la douleur extrême. Mais aussi l’écriture, la lecture, l’initiation aux textes sacrés.

Sept ans pour apprendre la langue sacrée, pour accomplir chaque geste, chaque enchaînement de mouvements à la perfection. Sept ans avant que tout son être connaisse le langage de Vishnou, que chaque expression de son visage ou rotation de son corps soit parfaite, d’une sensualité grandissante au fur et à mesure qu’elle se transformait en femme, sept ans pour que Vishnou accepte de correspondre avec elle, la nouvelle épouse.

La lenteur de la danse, prodige d’équilibre, rotation à droite, puis à gauche, cette façon si particulière d’onduler en accomplissant le rituel à la perfection, ce demi-sourire sur ses yeux clos qui ravageait les prêtres de concupiscence. Aucune autre épouse n’égalait sa sensualité. Si les autres purent toutes danser en solo l’ébranlement du corps féminin face à la virilité du dieu, elle seule eut le droit d’exécuter la Danse de l’Enchanteresse.

L’érotisme sacré de sa danse et l’offrande de son corps au dieu Vishnou : l’éblouissement de l’assistance n’avait jamais atteint des sommets pareils de trouble sensuel et de piété.

Elle devint la princesse de Malabar, la danseuse sacrée la plus respectée et la plus désirée des rivages de la mer d’Oman, celle pour qui les prêtres se battaient, prêts à toutes les infamies pour tenir le rôle du substitut du dieu. Elle se laissait prendre, les yeux clos, faisait abstraction de ces mains qui parcouraient son corps, lui écartaient les jambes ; elle écoutait le râle de l’homme et essayait d’entendre le murmure de Vishnou. Parfois un sourire illuminait son visage et des soubresauts parcouraient son échine ; un peu de bave coulait à la commissure des lèvres.

Elle dansait toute seule, devant les cours royales ou les puissants, elle dansait, accompagnée des flûtes et des cithares et des tambours, elle dansait, les yeux mi-clos sur tout le désir qu’elle suscitait dans l’assistance en extase. Le bruit des clochettes autour de ses chevilles. Le martèlement de ses chevilles et le sursaut des hommes en face d’elle. Elle ouvrait les yeux, sensualité codifiée qui bouleversait chaque homme dans l’assistance, elle l’avait regardé, elle l’avait choisi. Puis elle s’inclinait, croisait les bras sur sa poitrine et attendait celui qui allait servir d’intermédiaire avec le dieu.

La princesse de Malabar était née dans une hutte au bord de la mer d’Oman, dans la chaleur et l’humidité. Sa Danse de l’Enchanteresse émut-elle le dieu Vishnou ? Croisa-t-elle un jour le regard de celui qui ne pensait qu’à voler et qui avait créé sa propre compagnie d’aviation ? Avait-elle rencontré plutôt celui de son père, l’industriel obsédé par la beauté et la création ? Sa beauté devenue si célèbre imprima-t-elle une image dans l’esprit des hommes qui ne l’avaient jamais approchée ?

Jehangir Anusha Dadabhoy Tata vient de créer sa compagnie d’aviation, il ordonne que la grâce de la danseuse s’imprime sur la carlingue, émeuve les airs comme elle trouble Vishnou, le dieu protecteur.

Le peintre ne pose pas de questions. Il commence à peindre sur le métal, c’est son métier. Il n’a jamais vu de danseuses sacrées, mais bientôt les pinceaux courent sur la surface grise, un affolement de l’être, quelque chose qu’il ne comprend pas. Poils souples du pinceau et lignes dures des stylets ; une silhouette prend vie, réclame de la couleur bleue il ne sait pourquoi, et voilà son regard langoureux, ses bracelets de grelots, et ces voiles autour de sa poitrine qui l’observent. Pendant trois jours il ne parle pas, il dialogue avec la petite danseuse. Il sent un regard, parfois, dans son dos, mais la personne ne dit rien. Au bout de trois jours, le peintre s’arrête et fixe la gracieuse silhouette en sari bleu qui s’est imposée à lui.

Elle porte un corselet et un sari de soie bleu drapé dont un pan plissé s’ouvre en éventail sur l’avant de son corps, le reste du tissu ondule en mouvement tournant autour de son corps, laissant apparentes les chevilles ornées de payals, les bracelets de cheville, de grelots et d’une fine chaînette tout en bas des chevilles. La fluidité de la soie accompagne sa danse, les voilages soulignent son corps voluptueux. Elle danse, bras et pieds nus, ses poignets fins réunis autour de sa tête avec les doigts repliés dans ses mains enlacées en un mouvement hiératique ; elle incarne une sensualité que le peintre ne connaît pas. Un raclement de gorge dans son dos : le patron est satisfait.

La petite danseuse qui ne mesure que quarante centimètres de haut à laquelle il a imprimé la grâce et le mouvement. la douceur et la beauté sur l’acier va danser sur la carlingue du Lockheed L-749 Constellation qui portera son nom, le Malabar Princess, un des premiers avions de la compagnie Air India.

Elle est jeune, belle, fine, tout en courbes et en déséquilibre, elle va danser, les yeux clos, sous la pluie de la mousson ou le crachin de Londres, dans les nuages et les altitudes glacées de tous les cieux de la Terre qu’elle traversera, elle va danser, tout en courbes et en déséquilibre, sur le fuselage du Constellation, avant de connaître la plongée dans l’espace blanc et gelé du Mont-Blanc. Et puis le silence, la neige qui recouvre la grâce et l’horreur, la descente dans les entrailles du glacier, si fine, dans ses voilages de soie, les yeux clos.

Le Malabar Princess effectue son vol inaugural international le 8 juin 1948, embarquement filmé par la télévision depuis l’aéroport de Bombay-Santa Cruz. Le patron de la compagnie se trouve à bord. L’avion s’arrête au Caire puis à Genève le 9 juin où l’on déroule le tapis rouge, et toujours la télévision, et les autorités civiles et militaires helvétiques.

Deux ans et quelques mois après son premier vol, le Malabar Princess s’écrase contre le Mont-Blanc, coupé en deux, une partie des débris sur le versant français, l’autre sur le versant italien, le glacier du Miage.

La jeune danseuse atterrit sur le versant italien, dans une pente vertigineuse, où d’énormes barres de glace géométriques, les séracs, se cognent contre la roche et restent parfois coincés entre deux éperons rocheux.

Pendant trente-cinq ans elle reste emprisonnée sur ce glacier si inhospitalier que seuls les alpinistes spécialistes de la glace les plus chevronnés s’y aventurent. Son chemin croise celui de Pierre Gabarrou monté avec deux amis sur le glacier du Miage.

photo Patrick Gabarrou

Le glacier des Bossons est né juste à côté du mont Blanc, il descend lentement, emporté par son propre poids, comprimant sa glace jusqu’au point de rupture, faisant éclater d’énormes verrues à la surface, des blocs géométriques poussés par le fond – les séracs –  jusqu’à ce que la poussée soit trop forte et que les blocs se détachent, qu’ils s’écroulent dans la pente et dévalent en provoquant parfois une avalanche.

Le serpent de glace ressemble à une monstrueuse langue chaotique, plus grise que blanche, coincée entre deux parois rocheuses. Il a avalé les restes du Malabar Princess qui se sont trouvés sur son passage, puis ceux du Kangchenjunga seize ans plus tard, et, sur 3 600 mètres de dénivellation, au gré des chocs des séracs et de la pression de la glace, il a tout digéré. Ses fèces monstrueuses ont commencé à resurgir dans les années 80. Un objet. Et puis un autre, et encore un autre ! Le glacier descend, porté par son propre poids ; il mettra cinquante ans pour terminer sa digestion.

La chasse au trésor a commencé très tôt sur le glaciers des Bossons côté français et du Miage côté italien ; mais il n’y a pas que des prédateurs ou des chercheurs de trésor sur les glaciers du Mont-Blanc, il y a aussi, beaucoup plus nombreux sans doute, les amoureux de la montagne, et parmi eux, celui que l’on surnomme le guide « aux 300 premières », le guide de haute montagne Patrick Gabarrou. Un homme qui se hisse vers les sommets, ceux des montagnes et de la fraternité, à la recherche de ses limites. Grimper. Trouver une voie pas encore explorée à laquelle il ne donne pas son nom, plutôt celui d’un ami ou d’un groupe d’hommes qui ont besoin d’un soutien moral, et ils ne manquent pas, entre les handicapés, les malades ou les Tibétains.

Un jour qu’il grimpait sur une muraille de glace, il trouve du tissu coincé dans une anfractuosité. C’est un pantalon et un portefeuille se trouve toujours à l’intérieur ; son compagnon de cordée récupère le portefeuille : il appartient à un membre du personnel à bord du Malabar Princess… Patrick Gabarrou et son ami Carlo ne sont pas des « collectionneurs », Carlo remet le portefeuille à la police qui l’envoie en Inde. Ce geste désintéressé lui vaudra des ennuis avec les compagnies d’assurance qui voudront savoir s’il n’a rien trouvé d’autre ayant plus de valeur.

Pourquoi tant de harcèlement pour un avion qui était censé ne transporter que des travailleurs indigents ?

Patrick Gabarrou et son camarade de cordée connaissent les zones d’ombre qui entourent la catastrophe aérienne mais elles ne les concernent pas. L’année suivante, toujours accompagné de Carlo, mais aussi du frère de celui-ci, Wilfried, Patrick Gabarrou fait une rencontre lumineuse et unique avec celle qui a donné son nom à l’avion, Malabar Princess.

Arrivés au sommet, les trois alpinistes tombent sur des débris de la carlingue du Malabar Princess, à quelques encablures du mont Blanc. Soudain Gabarrou a l’impression qu’on le regarde : derrière une couche de glace, une petite danseuse dans ses voiles de soie bleue lui sourit. Une danseuse indienne, jeune, brune et belle, chargée de bijoux et de mystère. Les yeux clos, concentrée, un sourire énigmatique aux lèvres, elle danse, le corps en appui sur le pied gauche, en un gracieux mouvement tournant, instable, un mouvement qui l’entraîne vers le vide, en un long vertige sensuel. Elle est si petite ! si parfaite ! Les trois hommes sont fascinés par son apparition, par la charge de mort et de beauté de ce morceau de métal qui gît dans la glace depuis trente-cinq ans.

Des marques circulaires dans l’acier forment comme des mouvements de l’air et une déchirure du fuselage de l’avion s’arrête au niveau de sa jambe. La fraîcheur des couleurs, la conservation du travail du peintre : on croirait entendre les grelots des bracelets qui enserrent ses chevilles et ses poignets, la petite danseuse s’anime, les yeux clos.

Mais il n’y a que l’immensité, le froid intense et le soleil qui fait briller le bleu de ses voilages, une nudité troublante et pathétique qui met les trois amis mal à l’aise. Que faire ? Ils n’ont pas besoin de se consulter.

Elle restera dans son écrin de glace, telle que les trois hommes l’ont trouvée. Jusqu’à ce qu’un amoureux la descende. Jusqu’à ce qu’un violent éclat de glace la déstabilise, un mouvement enclenché comme un frissonnement, une lente descente vers la curiosité ou l’avidité des hommes.

Patrick Gabarrou sort son appareil photo de son sac, il a toujours son appareil pour immortaliser la nouvelle voie conquise.

Il ne prend qu’une seule photo de la danseuse du Malabar Princess.

Comment baptiser cette nouvelle voie ? Carlo songe à la petite danseuse, voie de la danseuse indienne, ce serait bien, non ? Manque d’enthousiasme des deux autres. Au retour ils apprennent que l’alpiniste Gaston Rébuffat est mort. La nouvelle voie portera son nom, laissant la petite danseuse dans la discrétion.

Cela ressemble à un cadeau du destin, cette rencontre avec des passionnés de la grimpe. La jolie danseuse n’a pas connu le destin des autres morts de l’avion, aux poches de vêtements fouillées et retournées, victimes à la fois des mystères qui entourent la disparition de l’avion et de la cupidité des hommes. Cette photo troublante, un rêve qui danse, cette photo unique : elle entre dans la légende, la petite fille de pêcheur devenue danseuse sacrée.

Elle danse toujours sous la glace, à moins qu’un prédateur ne l’ait trouvée et cloîtrée dans un hangar ou vendue à un collectionneur.

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2 réflexions sur « Sacrifice numéro un : la danseuse du Malabar Princess »

  1. Eric

    Merci Nicole de ce partage qui nous donne un aperçu de votre prochain ouvrage littéraire.
    On y retrouve votre application soignée du détail et de recherche dans la construction d’une histoire avec des passages où la poésie à une place.
    On ressent l’intrigue autour de ces catastrophes aériennes. Dans ce chapitre intéressant de l’histoire de cette danseuse, vous savez éveiller également notre regard sur les exactions des hommes et même lorsqu’il ne reste que des débris d’une tragédie.
    Il me revient cette construction vivante de l’histoire de Louis Favre au travers de votre livre et je pense que dans « Des rapaces et des hommes » on retrouvera des ressentis émotionnels à la lecture de cette nouvelle histoire…

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      Que j’aime vote regard, Eric! Tout comme vos photos, superbes, sensibles et généreuses! Je pense en effet qu’on ressentira l’horreur que j’ai éprouvée face à la gestion des tragédies sur le mont Blanc et la fascination que j’éprouve pour la civilisation et la religion parsie. Un livre n’est pas issu de rien, il reflète la personnalité de l’auteur, ses émotions, ses douleurs, ses rêves, aussi.

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