La journée mondiale de la maladie d’Alzheimer que certains appellent pudiquement « la maladie du souvenir » est célébrée (!!!) le 21 septembre. On voit le message : les trois quarts de l’année sont écoulés, changement de saison, comme si l’automne signifiait la saison de tous les désastres. Les futurs retraités apprécieront. Il me semble que s’il fallait choisir une symbolique, le 21 décembre aurait été plus approprié, le cliché de l’hiver saison morte fait sens. Mais la date était sans doute trop proche de Noël, cela aurait fait mauvais effet au milieu de la grand-messe commerciale.
Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignées leurs richesses et leurs mauvais sorts […]
Marcel Proust exprime à merveille la continuité de la chaîne des générations, mais lorsqu’on est bloqué dans un présent incompréhensible ? Pour les familles des malades restent les stratégies pour éviter le plus longtemps possible le placement en institution. Supprimer le gaz, surveiller le contenu du frigo, évacuer les produits périmés, mettre partout des affiches pour pallier à la mémoire défaillante, panonceaux pathétiques dans l’armoire de la chambre à coucher, au-dessus de la porte d’entrée, de la cuisinière ou du frigo : le lieu de vie se transforme en jeu de pistes où l’écriture grossie des vieux enfants angoissés sur des feuilles A4 scotchées fait penser aux cailloux du Petit Poucet dans la forêt de l’Ogre. Culottes, pulls, pantalons deviennent de plus en plus faciles à enfiler : des élastique à la place des boutons, des « scratch » plutôt de que des lacets ; vient pourtant le moment où il faut imposer les repas à domicile, les soins, la toilette. Humiliation des uns, culpabilité des autres, épuisement avant la défaite devant cette maladie qui nous rend étrangers ceux que nous aimons.
Les pertes s’accumulent, le monde devient glacial. […] Ce qui est perdu en chemin, c’est soi-même… il n’y a pas de nouveau départ, on ne fait que continuer, sur un chemin de plus en plus étroit. (Ruth Kluger, Perdu en chemin)
Les études en neuro-imagerie montrent que les mêmes zones du cortex préfrontal sont impliquées pour des activités mentales concernant le passé et l’avenir. Se souvenir de notre enfance, de nos actions passées, des gens que nous avons aimés, décider de changer de vie, d’apprendre une langue ou un métier, décomposer nos projets en étapes, prévoir l’avenir, tout cela se trouve dans les mêmes zones de notre cerveau. Quand celles-ci dysfonctionnent ou ne répondent plus, que reste-t-il de nous ? Nous sommes ce que nous avons accumulé d’expériences, nous sommes nos projets, nous sommes notre passé et notre avenir, le présent n’est qu’un curseur en perpétuel déplacement.
Les cicatrices sont comme les années, elles s’accumulent petit à petit, et tout ça finit par faire un être humain. (Robert Seethaler, Une vie entière)
Un présent qui a perdu tout son sens mais dans lequel les malades continent à vivre. Chaos de souvenirs et de priorités, éclatement de ce qui constituait une personne, bien sûr. Mais aussi parfois l’amour, comme dans la nouvelle Éclaircie, l’amour plus puissant que la destruction, l’amour comme lumière dans la confusion, l’amour guide dans la forêt obscure des signes brouillés.
Cela doit tous nous donner à réfléchir sur les priorités de nos vies.
Je voudrais conclure cet article où la lumière se fait rare par le bouleversant poème d’Aksinia Mihaylova dans le recueil Le ciel à perdre :
Il reste assis des heures dans un fauteuil
discute avec quelqu’un dans la pénombre et en agitant les mains, il renverse le verre de vin sur la nappe blanche qu’on met lors des fêtes :
Un silence rouge.
Après, il déplace le miroir de mur en mur : J’ai perdu ma carte d’identité, dit-il, les jours dans cette saison sont courts, la lumière n’est pas suffisante
et je ne me reconnais plus.
L’amour, vous dis-je, la lumière qui éclaire nos vie du berceau à la tombe.