L’attelage

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Cette photo bucolique, parfaitement cadrée, diagonales centrées sur la tête du bœuf de gauche, immortalise un monde en train de mourir. Le photographe le sait-il ? Il a soigné la composition, parfaitement conscient de la beauté de la scène et du charme qu’elle dégage. La nostalgie face à ce monde révolu qui semble si paisible, c’est nous qui la ressentons, le photographe, lui, a saisi une scène quotidienne dans un environnement en sursis.

Attelage

La lumière illumine la robe blanche des bœufs et contraste avec la tenue sombre de l’homme. Ces corps immaculés d’une propreté parfaite semblent avoir été apprêtés pour la photo tant ils resplendissent, ils s’inscrivent en faux dans notre imaginaire de la campagne, avec tas de fumier près de l’habitation, boue et bouse nauséabonde, comme si ceux qui nous nourrissent depuis toujours devaient susciter la méfiance. Monde nourricier donc monde impur, trop proche du corps de l’animal, celui qui l’aide dans son travail ou celui qu’il tue pour nous.

Dans moins de dix ans les bœufs vont s’effacer du paysage. Des millénaires de traction animale remplacés par un engin motorisé en une poignée d’années car d’ici peu le tracteur va révolutionner les techniques agricoles.

La lumière inonde la robe fantomatique des bœufs en sursis, les bœufs blancs, placides sous le joug, qui peinent depuis toujours le long des chemins creux ombragés par le bocage. Ils ont mené leur énorme charrette de foin à bon port et attendent le déchargement devant la grande porte cochère de la grange.

 L’homme qui les a conduits, sabots aux pieds et longue badine de noisetier à la main, sourit devant l’objectif du photographe, l’homme des villes avec son bel appareil qui est devenu son beau-frère.

Sa longue baguette lui sert à la fois de canne et de fouet, histoire de faire claquer le bois vert en rappel lorsque les bœufs sont pris d’une velléité d’indépendance ou de paresse. Il n’a jamais recours à la violence : le déplacement de l’air, un son aigu dans le silence et le rythme lent des sabots reprend.

L’homme pose dans sa grande vareuse noire qui lui couvre le corps, descend jusqu’aux sabots et on cherche en vain les canons du pantalon. Une veste courte, un chapeau tuyau de poêle crânement installé sur la tête, il sourit.

Ce sourire de circonstance ne cache pas la fierté de qui nourrit les hommes par son travail. Cette tâche sacrée en un temps où l’alimentation est encore rationnée lui donne de l’assurance. Un paysan est indispensable à la communauté, l’homme gracile qui lui fait face, avec ses images emprisonnées, lui paraît inutile, c’est comme une horloge comtoise dans la salle commune alors que lui, c’est la miche de pain.

Seulement l’horloge compte ses jours et il ne le sait pas. 

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