Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Un repas inoubliable et la digestion de la vie

Shares

le baiserLe Repas inoubliable est terminé, consommé ; les convives repus ou frustrés ne sont pas près de l’oublier. Et vous, chers lecteurs ? Je vous précise que la nouvelle a pris du volume, la dernière partie ayant allongé le texte. Que voulez-vous, une fois l’écrivain lâché le texte court, court, et les lecteurs frissonnent, je n’ose dire plus.

C’est un travail d’écrivain dont il s’agit, vous l’aurez compris.

Le meilleur usage de l’écriture, c’est la vie dans toute sa diversité, toutes ses vibrations et toutes ses douleurs. Il ne me serait pas venu à l’idée de pousser la porte de la salle de bains ou de la chambre lorsque j’ai écrit la biographie de cette magnifique personne qu’était Louis Favre, pas plus que pour les nouvelles d’Après la guerre qui sont quasi terminées. Textes de douleur où parfois l’atmosphère est si pesante que je sors happer un peu d’air et de soleil.

Mais là, avec ce repas érotico-littéraire, les sensations et le désir courent au fil des phrases, les phantasmes se libèrent et deviennent actes par la magie de l’écriture. Un écrivain est un être vivant, qu’on se le dise, et il transforme les vibrations sensuelles en mots, phrases, textes que le lecteur à son tour recrée dans son imaginaire et dans sa vie.

Comment publier ce Repas inoubliable si loin de ce que j’écris d’habitude ? Tout d’abord il doit se trouver dans la rubrique érotisme d’Amazon. Je ne suis pas sûre que les textes strictement littéraires abondent dans cette rubrique. Le temps où Anaïs Nin écrivait des nouvelles érotiques à la page avec Henry Miller pour un commanditaire qui réclamait « moins de poésie » et plus de sexe explicite ne me semble pas révolu.

J’ai choisi le pseudonyme transparent de Droolyn Hantée, beau personnage de la nouvelle. Ce nom étrange et beau vient d’un rêve de mon mari. Une nuit il a rêvé qu’il n’arrivait pas à me rejoindre, il avait perdu ses papiers et une confusion terrible régnait dans l’endroit où il se trouvait : Guerre ? Attentat ? Il me cherchait et il cherchait ses papiers quand une scène étrange l’arrêta : une jeune femme penchée sur le sol ramassait des papiers, de petits rectangles qui étaient des cartes d’identité. Mon mari chercha la sienne et la retrouva. Il demanda le nom de la personne qui ramassait toutes ces identités perdues. Elle s’appelait Drouline Anthée.

Drouline Anthée, il était sûr de l’orthographe. Euphoniquement cela m’a immédiatement séduite mais j’ai eu envie de transformer la graphie, cette Drouline me semblait naïve, un peu fade ; elle est devenue Droolyn, mélange entre le Drood de Dan Simmons, personnage horrifique et fascinant et l’icône sexuelle Marilyn Monroe. Hantée lui convenait mieux vu le personnage.

Droolyn Hantée publie donc Un Repas inoubliable ce vendredi chez Plumitive Éditions, uniquement sous forme numérique. Si les lecteurs (et lectrices!) sont au rendez-vous, Droolyn fourmille d’idées plus titillantes les unes que les autres.

Shares

Chemins de Michèle Lesbre, déchirant parfum d’enfance

Shares

Chemins, de Michèle Lesbre

C’est un petit livre aux couleurs surannées, couverture crème, bordure marron glacé et  nuances d’orange et de chocolat pour le titre: un parti pris années cinquante qui convient parfaitement à ces Chemins de Michèle Lesbre. Lacis de mémoire et de déambulations autour d’un canal, silhouettes imprécises ou improbables, aucune modernité dans ce livre, aucune intrigue; seulement un fil inlassablement tissé, un souffle ténu, la recherche impressionniste du père de la narratrice, cet « intime étranger ».

De ce qui n’est pas vraiment une rencontre (la narratrice ne parlera jamais à cet homme qui lit sous un réverbère) naît le roman de Michèle Lesbre, Chemins. L’inconnu lit Scènes de la vie de bohème d’Henri Murger, le livre de chevet du père de la narratrice. Un père énigmatique, peu présent dans la famille et quand il est à la maison le couple parental se déchire.

Tout est mis en place dès le départ : le livre que la narratrice n’a pas lu et qui va permettre la naissance de son propre livre, la maison qu’elle doit garder pour des amis et qui rappelle d’autres maisons, les personnages croisés le long du chemin évoquant d’autres personnages de son enfance.

Un éclusier menteur et séduisant auprès duquel il ne faut pas s’attarder, un vieux couple de mariniers lumineux et pleins de tendresse, l’ancienne maison des grands-parents devenue une sorte de musée, l’ancienne maison des amis qui n’est plus reconnaissable, un cahier égaré, un homme aimé… Un livre tout en tours et détours, finesse et sensibilité, une façon de se perdre pour mieux se retrouver.

Le père mort très tôt se dérobe sans cesse, comme la maison au bord du canal que la narratrice n’aime pas sans la connaître parce qu’elle était attachée à la précédente qui représentait sa jeunesse.

Le charme puissant de ce livre si simple, tout en retenue et en pudeur, tient en grande partie à l’écriture :

Dans la rumeur de la ville qui s’amplifiait soudain, et au moment où je me rapprochais de la rue où j’avais vécu plusieurs années, je pensais que nous n’avions su que nous égarer dans le mutisme et les cris.

Couple désuni, enfant témoin, enfant otage.

Au rebours de la vie chez les grands-parents :

Au Pommier, de ma chambre, je pouvais entendre les voix des adultes déjà levés, elles montaient jusqu’à moi comme un murmure. J’écoutais ce babil familier les yeux au plafond, où passaient l’ombre d’un oiseau en vol, la dérive d’un nuage, une silhouette imprécise qui traversait la cour. Puis je bondissais et surgissais dans la splendeur du matin comme une petite folle, portée par la même joie de vivre que celle qui rayonnait sur le visage des adultes. (…) Tant d’autres (matins) qui ont laissé des traces lumineuses dans la nuit opaque des chagrins et de la fuite du temps, et me guident lorsque je crois perdre mon chemin.

Superbe musique des mots qui coulent de source sans une virgule de trop, sans un adjectif superfétatoire. Une merveille poignante qui fait comprendre pourquoi on compare si souvent l’auteur à Modiano : même effilochement de riens, même atmosphère ambiguë où on peine à rejoindre ceux avec qui on n’avait déjà pas réussi à partager de l’intimité lorsqu’ils étaient présents.

Ces Chemins auxquels Michèle Lesbre nous convie, ce voyage dans la mémoire sur des eaux tranquilles traversées de trouées de lumière n’a de fiction que le nom. Ce « roman » si joliment édité par Sabine Wespieser ressemble à un cahier d’écolier ou plutôt à un journal. Cette recherche tenace et nécessairement vaine d’un père absent depuis toujours pourrait être la nôtre : il y a toujours quelqu’un qui nous échappe depuis l’enfance, quelqu’un d’important avec qui nous n’avons pas réussi à communiquer et cela nous déchire.

Un petit livre comme un chemin des écoliers et une douceur poignante d’enfance inachevée.

Shares

Fabrice Luchini et le certificat d’études

Shares
Fabrice Luchini au déjeuner des nommés des César du cinéma

Luchini © Georges Biard

Ce matin Augustin Trapenard recevait Fabrice Luchini, le diseur irritant et magnifique, celui dont on a l’impression que, quelle que soit son écrasante et fabuleuse érudition, sa digestion des monuments de la littérature française, sa façon de rendre lumineuse la poésie à un public qui ne l’aurait peut-être jamais approchée, jamais il ne comblera la blessure originelle de ne pas avoir fait d’études.

Aujourd’hui encore il nous a resservi son passé de garçon coiffeur et a débiné le certificat d’études, ce « petit morceau de papier pour les exclus du savoir », quelque chose comme ça.

Je ne peux pas le laisser dire.

J’appartiens à cette génération où le certificat d’études existait encore, mais les gens qui étaient destinés à faire des études ne le passaient pas. Peu de temps après, quand on a prolongé la scolarité au-delà de quatorze ans en France il est tombé en désuétude.

Je viens d’un milieu où, lorsqu’il me surprenait en train de lire, mon père me giflait parce que je ne faisais rien. Ceci explique mon choc lorsque j’ai lu Le Rouge et le Noir au lycée, quand j’ai lu la scène où Julien Sorel est giflé par son père dans la scierie parce qu’il est surpris à lire (§ 8).

J’ai fait des études mais j’ai tenu à passer le seul diplôme que l’on connaissait dans ma famille : le certificat d’études. Il est faux de dire comme le fait Fabrice Luchini que ce « petit morceau de papier » n’avait aucune valeur. Il signifiait que l’on savait lire, écrire et compter. C’était un grand diplôme orné de fioritures sur les bords, un diplôme destiné à être encadré avec fierté.

Je n’en ai jamais eu d’aussi beau. Le brevet puis le bac, les certificats de licence, tout rétrécissait comme peau de chagrin, tiré vers l’abstraction. Les diplômes de licence et de  maîtrise : tristes fiches cartonnées d’un vilain gris.

Mon certificat a disparu au fil des déménagements mais vous pouvez voir celui de Coluche qui en était fier.

Certificat d’études de Coluche

Fabrice, vous avez prouvé à tout le monde que vous maîtrisiez de l’intérieur ce qui était prémâché pour les autres. Vous avez échappé au Lagarde et Michard expliquant aux lycéens quels auteurs ils devaient admirer, pourquoi et comment. Vous avez échappé au formatage, au conformisme pour conserver la force brute des textes et la restituer à ceux qui vous écoutent ou viennent vous voir.

C’est ainsi que vous êtes grand, laissez tomber le reste s’il vous plaît.

Shares

La téléréalité et la tragédie grecque

Shares
Tragique accident

crédit: metronews.fr

La vidéo tourne en boucle depuis hier : un amateur a filmé le dramatique accident d’hélicoptère dans lequel de grands sportifs ont perdu la vie. Florence Arthaud, Camille Muffat et Alexis Vastine ont fait vibrer les foules. Des personnalités qui n’avaient en commun que le sport de haut niveau et leur retrait de la compétition, des personnalités qui participaient à une émission de téléréalité pour TF1.

On a évoqué ce matin à la radio le quotidien des sportifs beaucoup moins brillant qu’on l’imagine, le tiers des sportifs de haut niveau vivant avec cinq cents euros par mois ; d’où l’importance des sponsors, de la publicité, du besoin vital de rester dans le cirque médiatique.

On a beaucoup parlé aussi de la difficulté pour les grands sportifs de gérer le passage à l’après, quand tous les journalistes ne se ruent plus sur vous pour vous demander quel sera votre prochain challenge, quand vous savez que bientôt votre visage sera oublié et que l’on ne vous demandera plus d’autographe dans la rue.

Ces deux raisons expliquent en partie le passage à la téléréalité qui offre une somme allant de cent à deux cents mille euros pour l’émission et permet une imprégnation médiatique renouvelée.

Ce tragique accident qui a foudroyé en plein vol des destins hors-norme nous bouleverse. Ces gens qui nous faisaient rêver parce qu’ils refusaient la vie ordinaire – la nôtre – pour repousser les limites humaines viennent de périr dans ce qui ressemble à une fatalité du destin.

La Grèce antique connaissait la notion d’hubris que l’on traduit souvent par démesure ; en était coupable (les Grecs considéraient que c’était un sentiment destructeur) celui qui voulait plus que la part qui lui était attribuée, une sorte d’orgueil qui faisait refuser le destin ordinaire. Les dieux grecs ne permettaient pas aux hommes de vouloir s’élever à leur niveau : Icare veut quitter la terre ferme, il s’envole mais il approche trop près du soleil et ses ailes fondent, il tombe dans la mer.

Le terme hubris est souvent associé à celui de moïra, qui signifie le destin en grec ancien. Le tragique destin de ceux qui font l’actualité de ce jour.

Le destin de ceux qui étaient allés plus loin que leurs limites puis avaient participé à un jeu télévisé, un jeu d’images destiné à donner encore du rêve à l’humanité moyenne et qui s’est terminé comme une tragédie grecque. Une notion vieille de vingt-six siècles prend alors une réalité poignante.

Shares

Voyageur malgré lui, douleurs d’exil

Shares

Voyageur malgré luiDe passage à New-York où elle écume les expositions pour échapper à la chaleur, la narratrice d’origine vietnamienne est happée par le titre d’une installation :

C’est surtout son titre, Homage to Albert Dadas, et l’étrange destin de cet homme qui l’avait inspirée, résumé en une dizaine de lignes imprimées sur le mur, qui ont retenu mon attention.

Ouvrier gazier français, Albert Dadas (1860 – 1907) est né à Bordeaux, mais a passé la majeure partie de sa vie loin de chez lui. (…) Souffrant de dromomanie ou « folie du fugueur », il entrait dans des états de transe semi-somnambulique qui lui faisaient tout quitter pour voyager avec frénésie, généralement à pied. (…) Il a été le premier cas de « tourisme pathologique », maladie qui a fleuri en épidémie dans toute la France à la fin du XIXe siècle, puis s’est propagée en Italie et en Allemagne, avant de s’éteindre après une vingtaine d’années.

Commence alors un roman à étapes divisé en deux parties symétriques : allers et retours, car le Voyageur malgré lui, c’est Albert Dadas, dominé par une soif d’ailleurs qu’il ne domine et ne comprend pas, lui l’ouvrier illettré, mais surtout le père de la narratrice et les autres membres de sa famille, obligés de partir pour conserver la vie.

Minh Tran Huy nous conte dans ce roman douloureux et pudique de terribles trajectoires de vie, des tranches de mémoires familiales tues pendant longtemps. Car le père se tait, esquive les questions insistantes de sa cadette : à quoi bon remuer la douleur et la folie des hommes, la cruauté de l’Histoire ?

La question de la juste place des déplacés permanents court tout le long du roman.

La place d’Albert Dadas, bien sûr :

Les coureurs qui voyageaient sur toute la surface de la planète, comme il avait fantasmé de le faire, dans le seul but de prendre le départ, encore et encore, sans autre destination que la ligne marquant la fin de l’épreuve, et par là, leur victoire ou leur défaite, étaient-ils tellement différents du premier « touriste pathologique » ?

Cette question permet à la narratrice de glisser à Samia Yusuf Omar, la coureuse somalienne qui avait suscité l’enthousiasme des foules aux Jeux Olympiques de Pékin en 2008 et morte sur un rafiot qui tentait de rallier l’Italie. Une tragédie de plus pour les migrants qu’évoque la narratrice, pour ces gens nés au mauvais endroit et au mauvais moment. Ils ne réussissent pas et meurent sur le bateau, ou noyés, ou de solitude et d’incompréhension dans le pays d’accueil. Ils réussissent à s’en sortir, à intégrer un pays aux odeurs, à la nourriture et à la langue différentes, à jamais étrangers par leur origine, à jamais étrangers dans leur propre pays lorsqu’ils y retournent.

Albert Dadas revient toujours à Bordeaux d’où il est originaire. La narratrice revient à Paris après son séjour à New-York, son père revient au Vietnam lorsque le pays s’ouvre. Il revient aussi à son enfance lorsque la maladie frappe ce brillant ingénieur :

Il me déroule et redéroule inlassablement les destins de ses disparus, il recommence encore et toujours le même laïus, sans paraître avoir conscience de ce qu’il raconte ni de la personne à qui il s’adresse.

Passages douloureux, pudiques aussi.

Ce livre écrit par une jeune femme est-il vraiment un roman ? Il ressemble à une tribulation, entre systole et diastole, comme les intermittences du cœur, allers-retours d’une mémoire, expression de racines autant qu’exemples tirés de l’Histoire. Il recèle maladresses et invraisemblances, comme les lettres du père à la fille alors qu’il a perdu la langue française, et les deux parties du roman sont tellement symétriques que cela ressemble à un devoir de géométrie.

Le style lui-même ne frappe pas par son originalité ou sa puissance, des faits racontés d’une manière précise. Encore une impression de première de la classe, et en cela aussi Minh Tran Huy appartient à sa famille toujours à la recherche de l’excellence pour accéder à un avenir meilleur.

Restent de nombreux passages poignants, et un témoignage d’amour bouleversant pour le père disparu, un livre sincère.

Shares