Laissez-vous inonder par une écriture insinuante, envahissante, le phrasé de Jérôme Ferrari qui s’étire et vous enrobe, tel un fluide dont vous n’arriverez pas à vous défaire avant d’avoir terminé Le sermon sur la chute de Rome.
« Nous ne savons pas, en vérité, ce que sont les mondes. Mais nous pouvons guetter les signes de leur fin. »
C’est exactement le propos du livre ; guetter les signes de la fin de mondes épuisés, comme la Rome du Vème siècle saccagée par les Wisigoths d’Alaric.
Le sermon sur la chute de Rome, prononcé par Saint Augustin dans sa cathédrale africaine d’Hippone le 4 décembre 410 sert de fil conducteur. C’est la fin d’un monde, dans la fureur et le sang : Rome n’est plus, détruite en trois jours non par une grande armée mais par de médiocres barbares.
Ces mêmes barbares dont le fil ténu de l’existence, entre inconsistance et lâcheté, goût du lucre et naïveté, vont contribuer à la destruction du monde immobile d’un village de Corse.
Les amis d’enfance Matthieu Antonetti et Libero Pintus abandonnent leurs études pour reprendre un bar qui périclite dans leur village de Corse.
Argument ténu, improbable cheval de Troie pour la destruction d’un monde que ces deux antihéros : Libero le meneur, plein d’un universel mépris englobant Saint Augustin son sujet de mémoire et Matthieu le suiveur, qui a choisi Leibniz et « l’inconcevable pyramide des mondes possibles ».
Les deux amis se sauvent ,dans tous les sens du terme, en Corse.
Le canevas du livre est en place : Saint Augustin, une forteresse, les mondes possibles et de préférence heureux, la destruction compagne de la création.
Les personnages et les époques se télescopent : le grand-père de Matthieu, Marcel, – mêmes initiales, même absence de destin mais calquée sur l’histoire coloniale de la France – , sert de double à son petit-fils pour lequel il n’a que mépris. C’est lui qui prête à son petit-fils l’argent nécessaire à l’installation dans le bar, non par amour mais pour le plaisir de le voir se détruire.
Histoire familiale compliquée où l’amour n’est pas la carte maîtresse, arrière-plan incestueux courant tout au long du roman. Le père et la mère de Matthieu sont cousins germains, élevés comme frère et sœur dès les premiers mois de la vie par la sœur de Marcel dont la très jeune femme est morte dans les colonies. Cette notion d’inceste reparaît lorsque Matthieu dort avec les deux serveuses du bar, « des sœurs dont le baiser incestueux exhalait des parfums de suave rédemption ».
Peut-on parler de personnages face aux êtres inconsistants qui peuplent de leur mollesse ou de leur mépris ce roman dont on n’arrive pas à se détacher ? Peut-être l’ombrageux Libero, mais cela ne lui portera pas chance car il sera l’instrument du destin. Peut-être la jeune femme lumineuse et stupide de Marcel. Peut-être surtout Aurélie, la sœur de Matthieu, le soutien de ses parents et de son grand-père, à la recherche de la cathédrale de Saint Augustin, Aurélie qui incarne les valeurs traditionnelles de responsabilité et qui fustige la lâcheté béate de son frère.
Les mondes se croisent, les valeurs s’effondrent, rongées par l’acide de la jouissance individuelle ou les miasmes du colonialisme.
Pas sûr que la conclusion optimiste du Sermon de Rome, fondée sur une foi d’airain, convienne à notre époque et à Jérôme Ferrari.
Reste un roman magnifique, dans l’air du temps du catastrophisme ambiant, mais avec un ton si particulier, si personnel, qu’il faut absolument le lire.