Dès les prémices de son œuvre, mais elle ne le savait sans doute pas, l’univers de Carine Fernandez était circonscrit par les éléments forts de sa vie : révolte devant un univers familial étouffant et inscription de ses textes dans les lieux de sa fuite, au Moyen-Orient. Beyrouth, Djeddah, Le Caire. Trois ans à Chicago, puis douze en Arabie Saoudite. Cette étrange Ulysse est retournée en France, mais est-elle vraiment revenue ?
Une bonne partie d’elle est restée dans cet Orient vécu de l’intérieur pendant de nombreuses années, ce Moyen-Orient tout sauf mythique lorsqu’on est une femme. Depuis La Servante abyssine, même si légendes et magie orientale saupoudrent parfois ses textes d’une aura de mystère, la cruauté et l’enfermement règnent en maîtres.
Le présent recueil, Le châtiment des goyaves et autres nouvelles, nous embarque dans une étrange caravane sinuant de la ville du Caire à l’Arabie, du Yémen à l’Irak. Elle emporte son lot de personnages fragiles et de rêveurs confrontés à la réalité du Moyen-Orient, leurs ballots de révoltes et de destins avortés. Dans Le visage, Hafza abandonne l’éblouissement de la cité disparue entrevue dans son enfance pour vivre le quotidien auquel elle était promise ; elle retrouvera Le visage d’une manière poignante, après avoir vécu une vie d’enfermement :
Le monde extérieur n’existait que par ce qu’elle réussissait à entrevoir à travers les fenêtres exiguës ; le mur borgne de la maison d’en face avec le vantail de fer de l’entrée qui grinçait quand les voisins rentraient chez eux, furtifs, comme des voleurs. […] Ses yeux ne verraient pas autre chose, toujours une paroi limiterait l’horizon. Il n’y avait pas d’autre infini que le ciel. […]
Elle était devenue arbre alors qu’elle se sentait oiseau.
Quelle magnifique façon de décrire le rêve qui s’éteint !
La nouvelle Ebtesam a un djinn est confondante de cruauté : quand la révolte devant le système patriarcal est assimilée à de la folie, l’histoire individuelle est écrasée d’une façon glaçante. Heureusement qu’après cette nouvelle l’auteure a placé La revanche des mères de lait, le lecteur (et surtout la lectrice) avait grand besoin de cet énorme éclat de rire.
Homme ou femme, il ne fait pas bon être rêveur dans l’Orient de Carine Fernandez, et les cœurs trop tendres se font broyer par un système patriarcal et religieux d’une grande brutalité. Le héros de la nouvelle éponyme du recueil l’apprend à ses dépens. Il ose manger des goyaves pendant le Ramadan et son châtiment sera terrible. Garçon sensible et rêveur opposé à son frère cynique et jouisseur, il connaîtra une punition plus douloureuse encore… Cruauté de la réalité. Le système broie tous les êtres non conformes.
Ne croyez pas cependant que ce recueil de sept nouvelles est totalement désespéré ! Vous allez sourire, espérer, et rire franchement à un certain moment. Les femmes peuvent se montrer de vrais tyrans devant lesquels les hommes filent doux ; il flotte de l’espoir place Tahrir où règne une belle passionaria ; les Saoudiennes peuvent faire preuve d’une imagination diabolique pour se venger de la stupidité de leurs maris.
Reste le parfum des goyaves, le goût sucré de la révolte et des rêves, puis celui de la douleur du châtiment, le parfum amer des regrets et de la tête qui se courbe d’obéissance…
Un seul regret, en ce qui me concerne : que l’œuvre de Carine Fernandez ne bénéficie pas d’une plus grande notoriété. Nous tenons là un très grand écrivain, une styliste de la langue hors pair, d’une puissance d’évocation sidérante. Ne passez pas à côté de son œuvre, picorez au gré de vos envies ou de vos découvertes, je gage que vous serez séduit(e) et qu’à votre tour vous la ferez connaître autour de vous.
Carine Fernandez
Éd. Dialogues, janvier 2014, 132 p., 16 €
ISBN : 9782918135852