Chronique de la dérive douce, superbe errance dans Montréal

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« J’ai vingt-trois ans aujourd’hui / et je ne demande rien à la vie, / sinon qu’elle fasse son boulot. J’ai quitté Port-au-Prince parce / qu’un de mes amis a été trouvé / sur une plage la tête fracassée / et qu’un autre croupit dans une / cellule souterraine. Nous sommes / tous les trois nés la même année, 1953. / Bilan : un mort, un en prison / et le dernier en fuite. »

Montréal en 1976, l’errance, il faut se loger, manger. Travailler aussi. La dureté du statut d’immigré, avec le travail que lui procure le bureau d’immigration à savoir racler des peaux de bêtes la nuit sur une machine au système de sécurité défaillant pour un salaire de misère. La fraternité de ceux qui survivent dans un système qui les exploite, travailleurs de nuit ou petits trafiquants. La ville est violente mais Dany ne parle de danger que lorsque la police l’arrête parce qu’elle recherche un noir. La peur est là, violente, seulement à ce moment-là.

Les déménagements à la cloche de bois et les pigeons au citron lorsqu’il a trop faim, la soupe populaire, tout pourrait faire croire à une chronique sur la vie d’un émigré noir dans une grande ville blanche. Roman de la misère et de la révolte ? Ce serait une erreur, malgré la crudité et la cruauté des faits, Chronique de la dérive douce nous raconte la naissance d’un écrivain.

Loin de Haïti le narrateur ne découvre pas seulement une langue étrangère et le froid, il découvre la liberté, ses longues errances dans la ville emplissent son regard d’impressions qui vont mûrir, aiguiser son appréhension de la vie et des gens. Dany a vingt-trois ans et découvre le sexe joyeux et provocateur, passant de l’une à l’autre, secrétaire de l’usine, logeuse ou étudiante avec une candeur dénuée de cynisme.

« On était dans le lit Julie et moi à regarder un documentaire sur la fidélité chez les castors (je précise tout de suite que ce n’était pas mon choix). Le zoologiste, qui a passé toute sa vie à étudier la question, racontait que cette fidélité va à un point tel que si le mâle est stérile sa compagne choisira de ne pas procréer. J’ai tout de suite su que cette histoire allait réveiller quelque chose chez Julie.
— Prends ton temps, me dit Julie, je ne suis pas pressée, tu vas m’expliquer pourquoi tu aimes toutes les femmes ? »

Le superbe titre donne exactement le ton et le contenu du roman. C’est en effet une chronique au jour le jour en 1976 de Montréal : Jeux Olympiques, Nadia Comaneci et élections ancrent dans le réel l’errance du jeune Dany.

Comment dire ce décalage entre éléments souvent décrits avec une précision clinique et cette poésie condensée, syncopée, proche du haï ku japonais (le poète Bashô est cité avec insistance et reconnaissance) ?

« J’aime le bruit / des talons hauts / sur le trottoir / quand le froid / est aussi sec / et qu’une mince / couche de glace / recouvre le sol. »

Cela donne au lecteur le sentiment d’un présent intemporel, comme si chaque événement, chaque sensation venait de se vivre dans la seconde précédente. D’où une impression de vie, de fluidité, de musique syncopée proche du jazz, avec les sentences du vieil Africain qui reviennent en refrain dans le livre et rythment à contre-courant l’insertion de Dany dans la ville de Montréal :

— T’es arrivé en retard, Vieux, / me dit l’Africain. / Il y a à peine cinq ans / on pouvait facilement / trouver un petit village / qui n’avait jamais vu  de Nègre et passer pour / un sorcier lare.

Le jazz affleure à chaque vers syncopé, à chaque phrase qui tangue entre description et poésie en un rythme doux et poignant. L’exil et la nostalgie du pays rythme ce texte :

« Dans ma petite chambre : / en plein hiver / je rêve à une île dénudée / dans la mer des Caraïbes / avant d’enfouir / ce caillou brûlant / si profondément / dans mon corps / que j’aurai / du mal / à le retrouver. »

« Je dois tout dire / dans une langue / qui n’est pas celle / de ma mère. / C’est ça le voyage. »

Mais l’optimisme et la vitalité d’un jeune homme qui a la vie devant lui l’emportent.

Il n’y a pas de hasard dans ce livre, mais un remarquable travail d’écrivain qui réussit à nous faire croire qu’il a écrit le livre sur le moment alors qu’il le construit un quart de siècle plus tard sur les seuls souvenirs que lui a laissé cette « dérive » dans Montréal. Ce livre est l’avènement d’un écrivain à l’écriture, avènement qui conclut d’ailleurs le livre.

Malgré la dureté des faits, cette lente déambulation dans une ville qui apprivoise petit à petit l’exilé, c’est bien de « chronique de la dérive douce » dont il s’agit, celle d’un jeune homme qui a trouvé le sens de son exil à travers l’écriture.

— T’es arrivé trop tard, Vieux, / me dit l’Africain. / Je te le dis une dernière fois. / Tout est fini ici. / Je m’en vais.

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