Elles sont assises sur des chaises de jardin, ces fameuses chaises en plastique blanches avec accoudoirs, si bon marché que personne n’a essayé de les copier.
La femme de droite explique quelque chose à celle qui lui fait face, la main gauche posée sur ses genoux et l’autre un peu plus haut, en un balancement expressif, paume ouverte. Discours animé d’une femme volubile portée par l’attention de sa voisine.
A côté de la femme qui écoute, un petit garçon habillé de rouge joue sur le sol. Peut-être fait-il rouler une petite voiture ? Impossible de le savoir, il est penché, dos rond, visage en direction du sol, loin de la conversation des deux femmes.
Une scène banale, toutes les voisines du monde papotent dans la cuisine en se racontant leur quotidien.
Seulement ces femmes conversent dans une maison en ruine où il n’y a ni cuisine ni salon ni fenêtre. Il n’y a pas de mur non plus, seulement la dalle du sol; dans le fouillis désossé du mur du fond, on devine un encadrement de porte, des cornières métalliques qui ont dû supporter des cloisons.
Alexandra Boulat, reporter de guerre, a photographié cette scène dans le camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie.
Elle s’est tenue à l’écart, la photo est prise derrière les gravats. Elle a dû attendre longtemps, gagner leur confiance, se fondre dans l’arrière-plan de ruines.
Les femmes l’ont oubliée tout comme le manque d’intimité, la béance, le chaos de leur vie, les deux femmes parlent et reconstituent leur monde, conversation, échange, pendant que le petit garçon joue, indifférent à ce qui l’entoure.
Un mélange gris sale et blanc de ruines, avec le reste d’une étagère en bois derrière la femme qui lève la main droite.
Les djellabas noires des deux femmes accentuent les lignes de plastique blanc, les courbes du fauteuil enrobent leur dos, trait épais et lignes nettes sur le chaos de noir, de gris et de blanc en arrière-plan.
Foulard gris-bleu pour celle qui parle, foulard plutôt brun pour l’autre, couleurs en écho avec celles du mur du fond, le brun de ce qui semble du ciment réfractaire, le gris du béton brut des pans de murs arrachés.
A côté des chaises de plastique, un pan vertical violet, très net, le seul rectangle dans ce chaos de pierres, de métal et de béton armé. Qu’est-ce que c’est ? Un pan de moquette ? Une paroi de mur ? Deux lignes perpendiculaires, rassurantes, puis à droite l’enchevêtrement de poutrelles, la paroi droite et la cage d’escalier aux lignes bleues de la rambarde plongeant dans les fers tordus et les gravats.
Les deux femmes parlent, et cette conversation tranquille rassure l’enfant. Sur la droite de la photo, un morceau de plastique du même rouge que les habits du petit garçon repose sur les gravats, cerné par des fils d’acier. Une métaphore de ce qui attend ce petit Palestinien ? La projection de son avenir malgré la scène paisible ?
Du très grand art. Un tableau dont la composition sidère par la maîtrise du cadrage, l’incroyable rappel des couleurs, la subtilité de l’harmonie dans le désordre absolu.
Le violet sous les pieds des deux femmes en noir, l’escalier du même bleu que les volets de l’île de Ré, le gris partout, sur le foulard et la femme qui parle, sur les morceaux de murs et les poutrelles, et enfin ces deux touches de rouge.
C’est somptueux et très humain, tranquille et d’une violence extrême.
Conversation de femmes, occupation intemporelle dans ce désastre matériel, une femme explique quelque chose à sa voisine attentive dans les ruines de sa maison et l’enfant joue, penché sur le sol, et la vie malgré tout et le chaos de la guerre.