Archives mensuelles : janvier 2002

Les amies de Flaubert

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–         Tu devrais écrire des romans historiques, me déclare l’amie syndicaliste en me tendant la fourre plastique contenant mon roman.

Silence sur la chaise longue opposée. Nous sommes avachies de bien être dans mon jardin, à l’ombre d’un saule tortueux. Je reprends la fourre tendue et la pose sur la table de plastique blanc, entre nos deux chaises. L’amie avale ses mots à la vitesse d’un robot hacheur :

–        C’est vrai, tu es historienne, au départ. Alors tu fournirais un énorme travail de documentation sur n’importe quel sujet, tu choisirais des héros, – attention ! pas des faire valoir, de vrais héros auxquels on puisse s’identifier, avec une histoire passionnante, un fond historique tellement bien intégré qu’on apprendrait quelque chose à chaque page !

Ben voyons. Le mouton à cinq pattes, et encore, elle a oublié de me parler du style, de la doctrine politique sous jacente, quelque chose entre Joyce et Marx, quoi, mais personnel, en plus, car elle tient à me reconnaître.

Les libellules virevoltent au-dessus du bassin, indifférentes au drame qui se noue. Je regarde le rosier le plus proche, puis le bassin, retour à la fourre verte sur la table de plastique. Lamentable. Il faudrait tout changer : cette table fait toc, trop légère, mal assortie au reste, à jeter. Marx et Joyce ricaneraient de ce foutoir qui me tient lieu de vie. L’amie s’agite sur sa chaise longue. Le silence se prolonge. J’aimerais voir surgir une hirondelle de nulle part, la voir gober une de ces salopes de libellules qui copulent sur les tiges des roseaux.

–        Tu comprends, je n’ai pas beaucoup de temps, alors il me faut choisir ; je ne lis plus de romans classiques, je veux tout cumuler pour m’instruire en me distrayant. Et ton histoire de labyrinthe, on ne sait pas toujours à quel personnage on a affaire, il faut réfléchir, ça casse l’histoire…

(Ah bon ? Le matérialisme dialectique, il faut pas réfléchir pour comprendre ? Et dans un roman historique, il ne faut pas suivre les personnages ? L’Histoire, la grande, avec le “ H ”, elle n’est pas bourrée de personnages ?.) Effort. Nous sommes amies depuis vingt-cinq ans ; malgré ma soi-disant susceptibilité je veux bien lui tendre une perche :

–        Normal, cela correspond à la structure du labyrinthe.

–        Oui, oui, j’ai compris, mais quand même, on s’y perd.

–        Rassure-toi, je ne te donnerai pas à lire le roman suivant !

Elle enchaîne, soulagée et bourrée de mauvaise conscience, avec la mauvaise foi de qui enchaîne traîtrise sur traîtrise:

–        C’est comme le précédent, celui où il y avait une vieille dame qui voulait voir la mer, on s’en fout qu’elle veuille voir la mer, et j’ai horreur des vieux, ils me dégoûtent, je n’ai pas peur de vieillir personnellement mais dès qu’il y a un vieux dans la pièce je me sens mal.

Dur, dur, les conseils amicaux. Exercice de haute voltige, avait dit l’amie clairvoyante.

Soupir.

 

–        Ce que c’est noir ! se désole l’amie pleine de responsabilités mais d’un enthousiasme absolu devant les possibilités des individus.

–        Toi qui vois tous les jours dans ton travail des gens complètement coincés dans une impasse, tu trouves que j’exagère ?

–        Non, pas du tout, mais tu comprends, on ne lit pas des romans pour qu’ils reflètent la réalité, on veut s’offrir un espoir, autrement à quoi bon ? Tu écris très bien, tes personnages sont émouvants, très forts, mais c’est beaucoup trop noir ! C’est comme ta vieille dame (nous y revoilà), quelle idée magnifique que ces jeunes qui l’aident à aller voir la mer ! C’est exactement le genre de choses que les jeunes sont capables de faire… (l’amie syndicaliste : Où as-tu pêché cette idée ridicule que les jeunes s’intéressent aux vieux ?) Mais pourquoi tu la fais mourir à la fin ?

–        Il fallait bien, autrement la police la rattrapait et la remettait dans son mouroir, c’est une belle fin de mourir face à la mer !

–        Non, c’est trop triste, après tout ce que tu lui avais fait subir dans sa vie, elle méritait autre chose !

–        Quoi donc ? Elle rencontre le prince charmant et elle s’établit en Floride avec des retraités enthousiastes qui la traîneront au club des aînés ?

Soupir.

 

–     Je ne peux pas te dire que j’ai aimé, murmure le nez plongé dans son café.

Je sais. Elle déteste faire du mal, elle ne supporte pas de créer la plus petite perturbation dans l’espace mental de quelqu’un. Mon amie est une artiste d’un genre atypique : l’altruiste exocentriste. Complètement tournée vers les autres. C’est peut-être pour ça que son ami, – un véritable artiste, lui -, l’a larguée d’une manière particulièrement abominable. Le salaud.

–    Et qu’est-ce que tu n’as pas aimé ?

–    Tout !

Elle relève brusquement le museau, ses yeux brillent :

–    J’ai détesté ! La solitude de tes personnages, une horreur !

–    Tu es en train de me dire que j’ai du talent?

Je suis une garce. Donc une artiste ?

–        Et puis franchement, tu crois que la vie est si triste?  Que les gens passent de vacherie en vacherie ? Et la solidarité, alors ? Ton labyrinthe est une cité, alors les Africains doivent s’entraider, ils font des fêtes en bas de l’immeuble, tout ça, les forts aident les faibles.

–        Où tu as vu jouer ce film ? C’est chacun pour soi, on vend de la drogue au petit voisin pour se payer le blouson Chevignon et…

–        Tu devrais écrire des articles de journaux, c’est vrai, comme reportage c’est très bien, ton truc, mais les personnages : creux, du vent, rien.

Exécution capitale. Je crois qu’elle se trouve à un tournant de sa carrière, une période particulièrement créatrice.

 

–    Ton roman, oui, ton roman.

Sourire gêné, elle hésite :

–    Tu es en progrès : il y a des morts.

L’amie veut faire de la politique.

–    Oui, c’est sympa, cette idée de labyrinthe.

–   “ Sympa  ” ! mais c’est une tragédie, tu n’as rien compris !

–    Bien sûr que si que j’ai compris, je te rappelle qu’on a passé le bac ensemble et que j’ai eu une meilleure note que toi à l’oral de français.

Elle me sort cette abomination depuis bientôt trente ans. Là où ça fait mal pour un futur génie de la littérature.

–    Tout de même, tu devrais faire plus court. Déjà ta vieille dame, dans le précédent, elle en mettait un temps à mourir, c’était pas croyable ! Et en plus pas d’aventures, pas de poursuites ou de filatures, rien de rien, des impressions, des trucs comme ça, qui tu crois que ça va intéresser. Les romans policiers, y’a que ça de vrai, ou l’épouvante, à la rigueur, mais trouillarde comme tu es c’est pas pour toi. Mary Higgins Clark, voilà ce qui devrait te servir de modèle !

Je crois que je vais suivre son conseil. Dans mon prochain roman, un écrivain célèbre tuera à petits feux, dans d’atroces souffrances, et ceci d’une manière totalement impunie, l’amie qui lui pourrit la vie depuis trente ans.

 

 

–        Tu devrais écrire des romans érotiques, me conseille l’homme de ma vie en me resservant un verre de Saint-Emilion..

C’est le troisième, l’alcool me rend euphorique, l’homme attaque les choses sérieuses. Je mets le rôti du dimanche sur la table.

–        C’est vrai, papa a raison, renchérit notre fils, regarde ce qui se publie en ce moment et réfléchis à ta situation : tu n’es pas un homme politique célèbre, pas un journaliste de télévision, pas une chanteuse et ta vie n’exciterait pas les biographes. Il ne te reste que le sexe.

Argument définitif. Mon cerveau légèrement embrumé carbure aussi vite que possible . Ma vie : pas obligée de me prostituer dans un bordel pour payer mes études, jamais prise en otage, gentil mari, gentils enfants, bon, il y a bien quelques élèves particulièrement rebelles à mon enseignement, mais… Désespoir : une vie ne remplirait même pas une fiche chez un historien de la vie quotidienne. Ma fille enfonce le clou  pendant que son frère se sert trois grosses tranches de bœuf :

–        Ils ont raison, maman ; les premiers romans publiés parlent tous de sexe. C’est dégoûtant mais il faut en passer par là.

–        Merci pour la solidarité féminine, ma puce.

–        Et tu as un immense talent dans le domaine, ma chérie, ajoute l’homme qui a un peu trop bu, les yeux brillants.

Ce vil érotomane pense à certaines lettres particulièrement torrides envoyées au temps de notre belle jeunesse. La bouche carnivore de fils écrabouille et le filet et ma prose :

–        Ce que tu fais est trop élitiste, trop dur : personne n’aime être confronté à sa future déchéance surtout lorsqu’elle est très bien décrite. Et les gens sont tellement coincés dans leur vie, toi tu les étouffes encore plus dans ton labyrinthe dont ils ne sortiront pas. Sors de ta tour, maman ! Et écris ce que les gens attendent de toi, tu auras bien le temps, lorsque tu auras été publiée et que tu seras connue, d’écrire ce qui te tient à cœur !

Fils s’excite, la fourchette à la main. Sa sœur ajoute, très bonne ménagère, style il faut toujours avoir des provisions pour les visites imprévues :

–        Et là tu as de l’avance…

Quatre romans, bientôt cinq, s’empilent dans l’armoire de mon bureau.

Soupir.

 

–        Ne te laisse pas influencer, ils ne comprennent rien à rien, tu es POURRIE de talent !

–        On ne dirait pas, c’est mon quatrième roman, plus si je compte les différentes versions, et pas un éditeur en vue. Je me contente d’enrichir la poste.

–        Que tu es impatiente ! Et Paul Auster, refusé dix-sept fois, et Nicolas Bouvier qui a publié à compte d’auteur, pour ne parler que de gens que tu aimes…

–        Je sais, tu me fais chaque fois un cours sur les refusés de la littérature, change de disque, tu veux !

Je dis ça, mais en réalité je me plains auprès de lui uniquement pour qu’il le remette, le disque des génies incompris. L’ami est mon seul véritable ami, total, définitif, il soigne mon ego comme personne, il a des dons de chaman. C’est ça, l’amitié. Les autres sont tous des faux culs. L’ami possède une immense culture, il écrit, lui aussi, il sait. Il ne réagit pas assez vite à mes souffrances narcissiques, je l’aide un peu :

–       D’abord tu me soutiens mal, tu ne me fais jamais de critiques, tu trouves que tout ce que je fais est bon ! Je n’attends pas de la pommade, j’attends de l’aide !

Il lève les bras au ciel :

–       Mais je me refuse à te donner une direction ! Si Flaubert n’avait pas été éreinté par ses amis, nous aurions une œuvre flamboyante, baroque, un sommet de la littérature ! Tu ne voudrais pas que je fasse la même erreur, tout de même !

–     Ce que je veux, c’est être reconnue. Baroque, nouveau roman, annuaire des chemins de fer ou Borges, m’en fous, je veux être RECONNUE.

–       Tu le seras, prends patience… Et surtout ne change rien, ne suis aucun modèle, tu es toi, et c’est magnifique, un jour ou l’autre tu seras reconnue, en attendant, travaille !

Suit la liste des forçats de la littérature, les stakhanovistes de la page blanche, il raconte si bien, mon ami, la littérature, c’est sa vie depuis si longtemps, et il écrit si bien, un jour il sera publié, c’est lui le génie méconnu du début du siècle commençant.

Et moi je suis Flaubert. Les amies de Croisset n’auront pas ma peau.

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Repas humanitaire

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— Bonjour, ma grande, il y a longtemps que tu m’attends ?

— Non, je viens juste d’arriver, alors, tu vas bien ?

Bisous d’usage, repas dans un coin tranquille, immense baie vitrée sur le ciel gris, un chauffage doux et discret à nos pieds. Bruissement feutré : il y a de la place, il est encore tôt. Boissons light, eau minérale, filets de flétan à la vapeur, salade de fruits, les quinquagénaires que nous serons dans très peu de temps surveillent leur ligne, un œil sur la balance un autre sur l’avenir. Pas rose, l’avenir : les problèmes de cœur, la cellulite, les bajoues pendantes ou les cernes qui se creusent et par-dessus tout ça, la retraite. Le mot est lâché de plus en plus souvent lorsque nous nous rencontrons. Les « on vieillit » fleurissent plus vite que les marguerites, les « plans de carrière » qu’on aurait dû faire pour s’aménager des lendemains qui chantent ont un parfum de regrets- soupirs- erreurs, pour un peu il ne nous resterait plus qu’à prendre une camomille avec des langues de chats, en charentaises pour achever le suicide.

On mâchouille avec concentration. Silence avant les paroles définitives.

— J’ai eu l’illumination cet été. J’ai trouvé ce que je devais faire avant de mourir.

— Ah oui ?

Une appréhension, une boule au niveau du plexus : elle va m’annoncer qu’elle rentre dans un couvent, je m’y attends depuis des années, cette fois, elle a trouvé Dieu.

— Tout s’est organisé, c’était une évidence et je ne m’en rendais pas compte, petit à petit tout s’est mis en place, tu vois, maintenant je sais.

— Tu sais quoi ? Tu as fait quoi ?

— J’ai pris ma carte syndicale et ma carte du parti socialiste.

— Ah bon ? tu es sûre ? Pour le parti, je veux dire, car enfin, tu avais le choix, ils sont en pleine débandade, ils ont besoin de personnalités.

— Ne te moque pas ! Je suis allée aux réunions des uns et des autres, c’est au parti socialiste que j’ai trouvé les gens les plus intelligents alors je me suis inscrite.

— Et tu n’es pas encore secrétaire de la section ou je ne sais pas quoi ?

— Pour l’instant je me contente d’écouter, je ne suis là que depuis deux mois. Mais tu vois, c’est une des façons que j’ai choisie de meubler ma retraite : je vais faire de la politique et du syndicalisme.

— C’est une bonne idée. Il y a encore autre chose ?

J’ai eu si peur qu’elle entre dans les ordres, la politique c’est plutôt rassurant.

— Oui, je veux faire de l’humanitaire. Mon incursion dans les favelas m’a ouvert les yeux : il y a plein de choses à faire ! Je ne sais pas si ça sera l’Afrique ou l’Amérique du Sud mais je veux faire de l’humanitaire pendant un an.

Silence religieux. L’ombre d’une religieuse en sari plane sur la salade de fruit qui vient de faire son apparition.

— L’humanitaire, voilà ce que je veux faire avant de mourir.

— …

Comment lancer sur le tapis la fête à tout casser qu’on pourrait faire pour nos cinquante ans ? Devant l’élévation d’âme de mon amie je me sens comme une vendeuse trop maquillée face à mère Térésa. La grandeur d’âme rapetisse les humains déjà minuscules, que faire pour me grandir un peu ? Je n’ai pas envie d’aller en Afrique, j’ai peur des insectes, une piqûre me fait tourner de l’œil et j’ai connu plus habile que moi au point de vue organisation. Remplir un chèque (surtout s’il est déductible de mes impôts) je sais faire mais pour le reste c’est piteux.

L’humanitaire, l’humanitaire, qu’est-ce qu’elles ont toutes avec cela ? Elle me regarde droit dans les yeux :

— Ton manque d’engagement ne te gêne pas ?

— Sûr que si, tu sais bien que je rêvais d’être une sainte, quand on avait quinze ans.

— Tu ne vas jamais aux manifestations, tu ne viens jamais aux réunions syndicales, si tout le monde faisait comme toi le monde n’évoluerait jamais ! Les patrons comptent sur l’immobilisme de gens comme toi, c’est des gens comme toi qui justifient tous les excès !

Robespierre monte à la tribune et moi à l’échafaud. Je baisse la tête. Rien à répondre pour ma défense. Je vote parce que dans la commune si je ne vote pas tout le hameau le saura. Je signe les pétitions parce que tous les collègues l’ont déjà signée. Je suis une larve indigne qu’on se batte pour moi, tous ceux qui sont morts un jour où l’autre pour les libertés syndicales, les droits de la femme, le droit de vote et le reste, tous pointent un doigt mortel et accusateur.

Elle finit tranquillement sa salade de fruit, le garçon a apporté les cafés, elle sort sa boîte de sucrettes.

— Pour une fois qu’on peut se voir toutes les deux, qu’on peut parler à cœur ouvert, c’est vraiment super !

— Oui, c’est une bonne chose…

— C’est sûr…

Enfin, je suppose, parce qu’elle vient de me passer à la moulinette et je me sens misérable.

Sa bouche s’agite encore, tirade humanitaire, engagement social, nécessité de me réveiller, ses yeux fuient dans l’angle de la banquette, les miens s’égarent sur les autres dîneurs. Cet homme si beau, si fin, à deux tables de nous, son visage qui s’illumine lorsque apparaît une femme grisonnante emmitouflée dans un invraisemblable manteau de peluche bleu électrique. Toujours la tirade, avec les yeux dans la baie vitrée. L’homme et la femme s’en vont, ils sont beaux, les années leur vont bien.

Je me sens triste et rassurée.

— Mais je parle, je parle, et tu n’as toujours rien dit, tu vas bien ?

— Je vais bien…

— Je dois bientôt partir, (regard à sa montre), qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

— Je vais regarder si je trouve une console en verre, pour la sculpture que nous avons achetée, elle n’est pas bien mise en valeur.

— Tu as acheté une sculpture !

Elle est effarée : elle vient de me parler de ses grands projets et moi je cherche une console ! Je me sens misérable et mécontente, j’en rajoute dans l’ignominie :

— Oui, tu sais, à l’exposition de Fanette, tu n’avais pas voulu venir parce que c’était trop snob, eh bien nous avons eu le coup de foudre pour une sculpture…

Elle me regarde comme si je débarquais de la lune, un vague mépris au fond des yeux. Elle sent qu’elle va dire quelque chose de méchant, jette de nouveau un coup d’œil à sa Rolex :

— Il faut vraiment que j’y aille !

— On s’appelle !

Bisous de quinquagénaires, pour la fête, on en reparlera plus tard.

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