Repas humanitaire

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— Bonjour, ma grande, il y a longtemps que tu m’attends ?

— Non, je viens juste d’arriver, alors, tu vas bien ?

Bisous d’usage, repas dans un coin tranquille, immense baie vitrée sur le ciel gris, un chauffage doux et discret à nos pieds. Bruissement feutré : il y a de la place, il est encore tôt. Boissons light, eau minérale, filets de flétan à la vapeur, salade de fruits, les quinquagénaires que nous serons dans très peu de temps surveillent leur ligne, un œil sur la balance un autre sur l’avenir. Pas rose, l’avenir : les problèmes de cœur, la cellulite, les bajoues pendantes ou les cernes qui se creusent et par-dessus tout ça, la retraite. Le mot est lâché de plus en plus souvent lorsque nous nous rencontrons. Les « on vieillit » fleurissent plus vite que les marguerites, les « plans de carrière » qu’on aurait dû faire pour s’aménager des lendemains qui chantent ont un parfum de regrets- soupirs- erreurs, pour un peu il ne nous resterait plus qu’à prendre une camomille avec des langues de chats, en charentaises pour achever le suicide.

On mâchouille avec concentration. Silence avant les paroles définitives.

— J’ai eu l’illumination cet été. J’ai trouvé ce que je devais faire avant de mourir.

— Ah oui ?

Une appréhension, une boule au niveau du plexus : elle va m’annoncer qu’elle rentre dans un couvent, je m’y attends depuis des années, cette fois, elle a trouvé Dieu.

— Tout s’est organisé, c’était une évidence et je ne m’en rendais pas compte, petit à petit tout s’est mis en place, tu vois, maintenant je sais.

— Tu sais quoi ? Tu as fait quoi ?

— J’ai pris ma carte syndicale et ma carte du parti socialiste.

— Ah bon ? tu es sûre ? Pour le parti, je veux dire, car enfin, tu avais le choix, ils sont en pleine débandade, ils ont besoin de personnalités.

— Ne te moque pas ! Je suis allée aux réunions des uns et des autres, c’est au parti socialiste que j’ai trouvé les gens les plus intelligents alors je me suis inscrite.

— Et tu n’es pas encore secrétaire de la section ou je ne sais pas quoi ?

— Pour l’instant je me contente d’écouter, je ne suis là que depuis deux mois. Mais tu vois, c’est une des façons que j’ai choisie de meubler ma retraite : je vais faire de la politique et du syndicalisme.

— C’est une bonne idée. Il y a encore autre chose ?

J’ai eu si peur qu’elle entre dans les ordres, la politique c’est plutôt rassurant.

— Oui, je veux faire de l’humanitaire. Mon incursion dans les favelas m’a ouvert les yeux : il y a plein de choses à faire ! Je ne sais pas si ça sera l’Afrique ou l’Amérique du Sud mais je veux faire de l’humanitaire pendant un an.

Silence religieux. L’ombre d’une religieuse en sari plane sur la salade de fruit qui vient de faire son apparition.

— L’humanitaire, voilà ce que je veux faire avant de mourir.

— …

Comment lancer sur le tapis la fête à tout casser qu’on pourrait faire pour nos cinquante ans ? Devant l’élévation d’âme de mon amie je me sens comme une vendeuse trop maquillée face à mère Térésa. La grandeur d’âme rapetisse les humains déjà minuscules, que faire pour me grandir un peu ? Je n’ai pas envie d’aller en Afrique, j’ai peur des insectes, une piqûre me fait tourner de l’œil et j’ai connu plus habile que moi au point de vue organisation. Remplir un chèque (surtout s’il est déductible de mes impôts) je sais faire mais pour le reste c’est piteux.

L’humanitaire, l’humanitaire, qu’est-ce qu’elles ont toutes avec cela ? Elle me regarde droit dans les yeux :

— Ton manque d’engagement ne te gêne pas ?

— Sûr que si, tu sais bien que je rêvais d’être une sainte, quand on avait quinze ans.

— Tu ne vas jamais aux manifestations, tu ne viens jamais aux réunions syndicales, si tout le monde faisait comme toi le monde n’évoluerait jamais ! Les patrons comptent sur l’immobilisme de gens comme toi, c’est des gens comme toi qui justifient tous les excès !

Robespierre monte à la tribune et moi à l’échafaud. Je baisse la tête. Rien à répondre pour ma défense. Je vote parce que dans la commune si je ne vote pas tout le hameau le saura. Je signe les pétitions parce que tous les collègues l’ont déjà signée. Je suis une larve indigne qu’on se batte pour moi, tous ceux qui sont morts un jour où l’autre pour les libertés syndicales, les droits de la femme, le droit de vote et le reste, tous pointent un doigt mortel et accusateur.

Elle finit tranquillement sa salade de fruit, le garçon a apporté les cafés, elle sort sa boîte de sucrettes.

— Pour une fois qu’on peut se voir toutes les deux, qu’on peut parler à cœur ouvert, c’est vraiment super !

— Oui, c’est une bonne chose…

— C’est sûr…

Enfin, je suppose, parce qu’elle vient de me passer à la moulinette et je me sens misérable.

Sa bouche s’agite encore, tirade humanitaire, engagement social, nécessité de me réveiller, ses yeux fuient dans l’angle de la banquette, les miens s’égarent sur les autres dîneurs. Cet homme si beau, si fin, à deux tables de nous, son visage qui s’illumine lorsque apparaît une femme grisonnante emmitouflée dans un invraisemblable manteau de peluche bleu électrique. Toujours la tirade, avec les yeux dans la baie vitrée. L’homme et la femme s’en vont, ils sont beaux, les années leur vont bien.

Je me sens triste et rassurée.

— Mais je parle, je parle, et tu n’as toujours rien dit, tu vas bien ?

— Je vais bien…

— Je dois bientôt partir, (regard à sa montre), qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

— Je vais regarder si je trouve une console en verre, pour la sculpture que nous avons achetée, elle n’est pas bien mise en valeur.

— Tu as acheté une sculpture !

Elle est effarée : elle vient de me parler de ses grands projets et moi je cherche une console ! Je me sens misérable et mécontente, j’en rajoute dans l’ignominie :

— Oui, tu sais, à l’exposition de Fanette, tu n’avais pas voulu venir parce que c’était trop snob, eh bien nous avons eu le coup de foudre pour une sculpture…

Elle me regarde comme si je débarquais de la lune, un vague mépris au fond des yeux. Elle sent qu’elle va dire quelque chose de méchant, jette de nouveau un coup d’œil à sa Rolex :

— Il faut vraiment que j’y aille !

— On s’appelle !

Bisous de quinquagénaires, pour la fête, on en reparlera plus tard.

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