Russel Banks nous revient trois ans après Lointain souvenir de la peau dont la description du traitement des délinquants sexuels par l’Amérique puritaine en avait sonné plus d’un. Cette fois, l’écrivain nous livre une série de nouvelles, douze cailloux d’une vibrante densité humaine.
Connie l’Ancien Marine tient à rester le pater familias de ses trois fils adultes alors qu’il a plongé dans la pauvreté. Le père divorcé d’Un membre permanent de la famille tente lui aussi de maintenir unité familiale, mais un membre de la famille va faire voler en éclat cette illusion !
Personne, évidemment, n’a reproché à Sarge d’avoir rejeté la garde alternée et d’avoir du même coup brisé notre famille. En tout cas, pas consciemment. En réalité, à cette époque où la famille commençait à se défaire, aucun d’entre nous ne soupçonnait à quel point nous dépendions de Sarge pour continuer à ne pas voir la fragilité, l’impermanence même de notre famille. Aucun d’entre nous ne savait qu’elle nous aidait à différer l’éclatement de notre colère, à repousser notre besoin de coupable, à qui reprocher la séparation et le divorce, la destruction de l’unité familiale, la perte de notre innocence.
L’ex-mari qui se rend à la fête de Noël de son ex-femme exposant son triomphant bonheur prend aux tripes :
Ce qu’il voyait là, c’était la maison de rêve de Sheila, celle qu’elle avait toujours souhaitée, il le savait, et qu’il n’aurait jamais été capable de lui offrir.
Dans Transplantation, un greffé du cœur rencontre la femme de celui dont le cœur bat dans sa poitrine.
Billy le petit blanc paumé et la junkie qui a peut-être commis un crime. Encore l’Amérique des perdants bien sûr, mais l’humanité de ces nouvelles dépassent souvent le contexte américain : les personnages crèvent de solitude, c’est universel, me semble-t-il.
C’est un mec qui entre dans un bar avec un perroquet sur l’épaule…
En réalité, Billy entre dans un petit magasin d’alimentation du quartier, pas dans un bar, et il fait juste semblant d’avoir un perroquet sur l’épaule. Il essaie d’inventer une nouvelle version d’une vieille blague. Quand Billy se sent déprimé ou effrayé – et ce matin, c’est les deux –, il se lance dans des conversations imaginaires avec lui-même.
Les personnages (je n’ose dire héros) de ces nouvelles agissent comme s’ils étaient portés par le vent ou la fatalité. Les Oiseaux de neige, ces retraités qui migrent au soleil durant la mauvaise saison peuvent se retrouver perdus, seuls dans leur camping car face à la mer, la solitude et la vieillesse, ou bien triomphants, comme cette veuve joyeuse se découvrant un avenir plus réjouissant que la maison de retraite après le décès subit de son mari.
La plupart de ces nouvelles nous présentent des personnages dans un moment de crise. Une seule nous montre un artiste qui vient de recevoir un prix prestigieux et le révèle lors d’un dîner d’amis. Cruauté garantie, cela ne se passe pas mieux que pour les autres.
On peut ne pas apprécier telle ou telle nouvelle trop « américaine » : le propriétaire d’espaces spirituels, centres de prière et de méditation loués en franchise par exemple, ne m’a pas beaucoup parlé.
Mais la somptueuse façon de circonscrire personnage et espace en quelques lignes, vraiment, c’est du grand art :
Après être resté éveillé une heure dans son lit, Connie finit par repousser les couvertures et se lever. Il fait encore nuit. Pieds nus, il frissonne dans son boxer et son tee-shirt. Il ressent une légère gueule de bois – une bière de trop la veille, au 20 Main. D’un geste sec il allume la lampe de chevet puis il remonte le thermostat de treize à dix-huit degrés. La chaudière pousse un soupir rageur, la soufflerie démarre et une odeur de pétrole se répand dans tout le mobile home. Connie tapote son sonotone pour bien le placer sans son oreille et jette un coup d’œil par la fenêtre de sa chambre. La neige tombe sur le gazon, sous le pâle faisceau d’un réverbère. C’est la deuxième semaine d’avril, il devrait pleuvoir, mais Connie est content de voir qu’il neige. Il sort du tiroir de la table de chevet son pistolet de service, un Colt de calibre 11,43, vérifie qu’il est bien chargé et le pose sur la commode.
Russel Banks le croqueur d’atmosphère, l’amateur d’instantanés de vies ordinaires, va vous saisir par son intensité et son humanité.
Exercice parfaitement maîtrisé de la part de l’auteur… Je me suis délectée de sa plume incisive. Petite préférence pour la première nouvelle « Ancien marine » ainsi que pour « Blue » mais il n’y a vraiment rien à jeter ce qui n’est pas toujours le cas dans les recueils de nouvelles.