Première guerre mondiale, sur le front dans le nord de la France :
« C’est le moment le plus silencieux de la nuit, une heure avant l’aube, quand le soleil semble pourtant très loin, là-dessous. Le blessé gémit toujours ; il bredouille. Je crois qu’il s’est mis à parler une langue secrète ; je crois que déjà, il s’entretient avec l’esprit qui l’emmènera sur le chemin des âmes, celui qu’on met trois jours à parcourir ».
Xavier, le narrateur, s’est engagé au côté de l’armée canadienne avec son ami Elijah. Les deux jeunes indiens cree ont entrepris un long voyage pour participer à cette guerre du bout du monde, là-bas, en Europe. Xavier le silencieux, Neveu pour sa tante Niska, Xavier pour les religieuses qui ont entrepris de convertir les Indiens, X pour les soldats du bataillon lorsqu’ils se rendront compte de son habileté au fusil. X comme la cible mais aussi X comme l’inconnu qu’il ne cessera d’être. Car tous les regards sont tournés vers Elijah, moins bon tireur que lui mais si charmeur, si habile à tirer la couverture à lui qu’il deviendra une célébrité, un héros presque légendaire.
Elijah s’est engagé pour devenir quelqu’un, pour être reconnu, et pour cela il est prêt à toutes les compromissions et à affronter tous les dangers. Un Indien cree tue par nécessité mais Elijah se comporte comme son supérieur veut le voir, un tueur, « c’est dans mes gènes » approuve Elijah. Et en effet le jeune indien se met à aimer tuer, à entrer en concurrence avec un autre tireur d’élite, Elijah perd son âme, devient dépendant de la morphine, scalpe ses victimes sur le champ de bataille.
« Elijah dévisage l’homme qu’il vient d’achever : il repense à la colère qui crispait ses traits tout à l’heure. Il songe qu’il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne se retrouve à sa place. Il retourne le corps sur le ventre, dégaine son couteau à écharner, rebrousse la chevelure du mort et il arrache le scalp avec soin, aussi tranquillement que s’il écorchait un brochet ».
« (…) quand le liquide doré court dans ses veines ! Même la nuit, le monde se limbe d’une lumière douce. Il entend parler les hommes et comprend ce qu’ils disent vraiment, derrière le paravent de leurs mots. Il peut voler loin de son corps à sa guise ; contempler le monde au-dessous, ce monde créé par l’homme, et voir malgré tout la beauté qu’il recèle. Il devient le chasseur dans ces moments-là, l’invincible chasseur qui peut rester des heures immobile, des jours immobile, ne bougeant que pour s’emplir à nouveau de morphine, scrutant l’ennemi sans cesse avec des yeux de busard ».
Xavier reste en retrait, horrifié, fasciné et parfois jaloux de son ami de toujours.
Cette plongée hallucinatoire dans les tranchées de la première guerre mondiale auprès des troupes canadiennes n’est qu’une partie du livre.
Xavier va revenir, alors que sa tante Niska, sorcière chamane et guérisseuse attendait Elijah, croyant que son neveu était mort à la guerre. Retrouvailles difficiles entre un fantôme atteint dans sa chair (il a perdu une jambe) et dans son âme, au souffle de vie vacillant avec la dernière personne de la lignée.
Niska est venue en pirogue et le retour va prendre trois jours, exactement le temps nécessaire aux âmes pour atteindre le rivage des morts et connaître l’apaisement. Durant ces trois jours une polyphonie intense se met en place entre la vieille Indienne qui essaie de chasser la mort triomphante et Xavier qui est devenu sourd. Surdité passagère, aléatoire, et symptomatique ; les souvenirs obsessionnels de la guerre submergent le fragile esquif du retour. L’horreur colle à l’âme et la boue des tranchées au corps du jeune homme, et l’incompréhension de la folie à laquelle il a participé l’empêche d’avancer.
« Tu m’as enseigné, Niska, que tôt ou tard, chacun de nous devra descendre, trois jours durant, le chemin des âmes ; et j’en viens à me demander s’il existe des liens entre leur monde et le mien. Il faut que je découvre si nous avons quelque chose en commun, une certaine magie, peut-être. Cela pourrait m’aider à m’en sortir ».
Mais que le chemin est difficile ! Pourtant, au fur et à mesure que nous avançons dans ce roman fascinant, les points communs entre le monde indien et le nôtre apparaissent dans les moments d’extrême violence ou de danger absolu, comme à la guerre : Niska en fait l’expérience avec les windigo, c’est-à-dire les malheureux qui, pour survivre, ont enfreint le tabou et mangé de la chair humaine, se transformant en monstres qu’il faut détruire autrement ils mettent en péril la communauté.
« Ce jour-là, j’ai compris que la tristesse était au cœur du windigo, une tristesse si absolue qu’elle en flétrit le cœur humain et qu’autre chose pousse à sa place. Savoir qu’on a attenté à la dignité d’un être cher ; que l’on a, poussé par le désir féroce de survivre, commis un acte dont l’infamie vous met à jamais au ban des vôtres, c’est un métal très dur à avaler, bien davantage que la première bouchée de chair humaine ».
Au-delà de la grande boucherie que fut la première guerre mondiale, ce livre nous dépeint les conditions de vie des Indiens, la façon violente dont les religieuses essaient d’extirper les racines indiennes des enfants que l’on prend à leurs familles. Nous pénétrons dans un monde complexe, une cosmogonie très riche et subtile, nous la saisissons alors qu’elle aussi est en train de mourir.
Ce livre difficile, douloureux, intense, poignant, ce livre monde est la première œuvre d’un auteur aux racines amérindiennes, Joseph Boyden. Il y a balancé toutes ses forces, remontant le chemin des âmes en sens inverse, de l’obscurité profonde vers la lumière.
Joseph Boyden
mai 2008
Albin Michel / Terres d’Amérique, Traduit de l’anglais (Canada) par Hugues Leroy, 22,80 €
ISBN : 978-2-226-18667-6