Il était une fois un château médiéval en ruines, sur la route Napoléon dans les Hautes-Alpes. Le château de Picomtal plongé dans la végétation surplombant le lac de Serre-Ponçon séduit les nouveaux propriétaires qui l’achètent en 1998. Jacques et Sharon Peureux se lancent dans la rénovation des lieux et du jardin pour en faire une maison d’hôtes haut de gamme. Rien que du classique, me direz-vous.
Seulement ils vont trouver un trésor inattendu en rénovant le château, en l’an 2000. Lorsque les menuisiers déposent les planchers d’une partie du château, ils constatent que certaines planches sont couvertes d’inscriptions au crayon. Les propriétaires comprennent l’importance de la découverte de ces soixante-douze textes qui couvrent les planches, écrits avec le crayon noir du menuisier qui a procédé à la précédente rénovation du château et bientôt l’historien Jacques-Olivier Boudon prendra le relais et reconstituera l’histoire de l’auteur.
L’auteur de ces textes s’appelle Joachim Martin, il les a écrits pendant les étés de 1880 et 1881 :
1880 Martin Joachim du village Crottes 38 ans.
La date, ses nom et prénom, son lieu de naissance et village où il vit et travaille (le village des Crottes, aujourd’hui Crots).
Joachim est à genoux treize heures par jour, tout seul dans le château. Celui-ci a été racheté peu d’années auparavant, en 1876, par Joseph Roman, un grand bourgeois érudit qui lui demande de refaire les parquets.
Est-ce le premier texte ? Celui que le crayon toujours fiché contre l’oreille suscite, dans cet immense espace où il travaille, loin de tout ? Est-ce le résultat d’une rumination devant l’impression d’être mal payé, humilié, mécontent de sa vie ? Une conséquence de la solitude, du travail répétitif ? Il ressasse ses pensées, son ennui, sa fatigue. Comment l’idée a-t-elle germé ? Il a l’habitude d’utiliser le crayon gras et noir qui ne le quitte que la nuit. « 1880 Martin Joachim du village Crottes 38 ans ». Un signe distinctif qui vient de la nuit des temps, quand les artisans des cathédrales imprimaient leur marque sur les édifices de pierre. Mais la suite ? Comment a-t-il enchaîné ? Joachim sait que son travail ne sera pas démonté avant longtemps, un siècle peut-être, le bois de montagne est dur et solide. Il a peut-être procédé par à-coups, ou bien dans un éblouissement salvateur il a saisi qu’il pouvait coucher ses pensées à l’envers des planches, en totale impunité, avec une liberté qu’il ne devait guère connaître durant sa vie :
Heureux mortel. Quand tu me liras, je ne serai plus. Mon histoire est courte et sincère et franche, car nul que toi ne verra mon écriture s’est une consolation pour s’obligé d’être lu.
Le charpentier de la fin du XIXe siècle s’adresse à celui qui reprendra son travail un jour. Au fil du temps, il lui parle, l’apostrophe, le conseille. Il est assez fier de son entreprise d’écriture. Comment la qualifier ? Un journal ? Certains textes sont datés, d’autres non. Tout se mélange dans ces soixante-douze entités de taille variable : les aléas du temps et la politique locale, les commentaires salaces sur la vie sexuelle des villageois, quelques notations privées, même s’il ne parle pas de ses quatre enfants.
Joachim imprime dans le bois son existence, affirme ce qui ressemble à un message pour l’éternité :
Martin Joachim avoir fait le plancher en aout 1880 à 0 f 75 le mètre carré pour Mr Roman ex avocat.
Que veut-il faire exactement ? Le sait-il lorsqu’il commence à couvrir l’envers des planches ? Ce n’est pas un écrivain, pas un « monsieur », mais il veut être reconnu :
O toi seigneur qui habite le château ne méprise pas l’ouvrier
Soixante-douze textes, 3943 mots. Un jaillissement d’amertume et de jubilation, de retour sur soi et de réflexion. Il est sûr que personne n’a entrepris ce dans quoi il se lance, et le parallèle est troublant à travers les siècles avec Les Essais de Montaigne. Joachim s’enivre de cette sorte de pouvoir. Personne ne le lira avant très longtemps, quelle griserie, quelle liberté ! Joachim écrit, et en écrivant c’est son existence qu’il restitue :
J’ai commencé en 1858 âgé de 15 ans à travailler pour Mr Berthe Père qui m’a fait faire que quelques meubles et palissades. Adieu ; une larme.
Il revient sur sa vie passée, donne des conseils à celui qui le lira :
Heureux mortel […] sois plus sage que moi de 15 ans à 25 ne vivant que d’amour et d’eau de vie fesant peu et dépensant beaucoup. Ménétrier que j’étais.
Ménétrier, joueur de violon dans les bals, la vraie passion de Joachim, celle qu’il continue d’exercer malgré les années, au grand dam du curé qui se méfie des rapprochements que la danse suscite entre les sexes.
Pour moi je languis sur cette terre, hélas où j’ai passé de si beaux jours comme le plus fort ménétrier violon de Gap à Briançon l’on te parlera de moi.
Le charpentier ne manque pas d’orgueil…
Marié en 1868 avec une fille Robert Ex Maire des CROTTES, âgée de 18 ans simple et modeste ayant jamais vu qu’une pine avant son mariage avec moi.
Ce mariage d’inclination me porta aucun bonheur car ces parents furent toujours mes ennemis sauf celui de Baratier Robert oncle à ma femme et frère à son père Ipolyte Robert.
Ami lecteur quand tu prendras femme demande lui son instruction et non pas d’argent pour dot.
Mariage malheureux qui explique peut-être que Joachim, père de quatre enfants, continue à courir les bals avec son violon.
Joachim ne parle pas de sa mère, très peu de sa femme, et le constat qu’il fait au sujet de son père, peut-être ses enfants ont-ils pu le faire à leur tour à son sujet, parce que, malgré ses longues journées de travail, Joachim ne leur laissera pas grand-chose en héritage.
Martin Jean Joseph a travaillé ici de 1838 à 1878. Mort en 1878 âgé de 60 ans. Est mort minable et insolvable.
Une sœur qui a une jambe de bois âgée de 32 ans, mariée à un fou cafetier à Embrun ; Voilà ce qui reste de mes douze frères.
Famille et religion sont les piliers de la vie des habitants de montagne ??? Le charpentier n’apprécie pas les questions que pose le curé aux femmes du village dans le confessionnal.
D’abord je lui trouve un grand défaut de trop s’occuper des ménages de la manière que l’on baise sa femme. Combien de fois par mois si on la saute si on fait levrette si on l’encule enfin je ne sais combien de choses qu’il a demandé et défendu à toutes les femmes du quartier. De quel droit misérable. Qu’on le pende à ces choses. Mr n’a pu le croire !
L’église essaie par tous les moyens de supprimer ce qui peut être une entrave à la procréation, et le questionnaire du curé fait partie de ses obligations. Mais Joachim a d’autres raisons de s’insurger contre de telles méthodes :
M’a plutôt l’air d’un gai luron de ce qu’il est fesant de grandes révérences aux femmes et les pauvres maris cocus sont obligés de se taire parce qu’il est médecin.
La sexualité débridée supposée du curé s’étend à la sœur de celui-ci :
Une araignée surtout avec les postillons de la diligence avec qui on l’a trouvé plusieurs fois sous le poirier de Mr Roman
Joachim se lâche, donne des détails croustillants sur la vie sexuelle des gens du village (mais pas la sienne), il raconte aussi beaucoup de choses sur son ennemi intime, après une abomination dont il a été témoin :
En 1868 je passais à minuit devant la porte d’une écurie. J’entendis des gémissements. C’était la concubine d’un de mes grands camarades qu’elle accouchait ; Ils ont vécu 10 à 11 ans de cochon. Elle est accouchée de 6 enfants dont 4 sont enterrés au dit écurie de 1 de mort (garçon) et la fille est en vie du même âge que ma fille. Je te dirai qu’il le lui a reproché en public.
Infanticides. Mais malgré l’aversion de Joachim pour ce sinistre individu qui en plus s’approche d’un peu trop près de sa femme, il ne le dénoncera pas. Son nom sera seulement inscrit sur l’envers du parquet du château.
Solidarités de village, entrelacs d’obligeances, de loyautés complexes et de haines silencieuses.
En ce qui concerne son employeur, ses sentiments sont mêlés. Joseph Roman se montre apparemment très correct avec l’artisan, mais c’est malgré tout le patron. À ce titre, le charpentier multiplie les notations au vitriol :
Mr Roman Père était président de la célèbre cour d’Aix Marseille. De la vient que Roman fils a dans son musée couteaux, poignards, fusils, sabres, bâtons, tout ce qui a servi à la destruction humaine ; le fameux poignard du chef brigand qui ont été guillotinés à Marseille tous 4 le même jour, horreur à voir.
À la cruauté sous-entendue du père s’ajoute bien sûr la concupiscence supposée de la mère qui plaît pourtant bien à Joachim :
Mme Roman a 50 ans environ, mignonette et petite, caractère doux. Mme a été jolie et joyau des salons de Paris, a eu une fille à l’inconnu ce qui fait dire souvent à son fils ; va t’en à Paris faire boucher ton trou. Chose regrettable pour une mère. Ils ne sont pas d’accord.
Aucune indulgence à attendre de la part de celui qui ressent l’amertume de sa position sociale, crache son venin, ses colères et ses grivoiseries sur l’envers du parquet.
Mr Roman vient de me montrer les croquis qu’il vient de prendre à l’argentière de Briançon. Les 7 péchés capitaux, très beau à voir. Mr n’est pas méchant mais il a temps soit peu conservé une forte dose de verve féminine car élevé par sa tante Mme Amat rentière de 20 mille de Gap elle l’a gâté raclé arrangé de manière qu’il lui vient toujours quelque mauvaise manière féminine. Gentil garçon aimant les jolies femmes et ne les touchant pas, se mêlant un peu de tous les procès. Donnant des bons conseils à qui veut bien l’écouter ; Il aurait une majorité de voix pour maire mais ce [n’est] pas sa vocation.
Joachim est lancé, il a trouvé son style, il éructe sur tout le monde : d’abord les villageois et le patron, les personnes qu’il côtoie de plus près, mais il élargit son propos à la vie politique : les maires et conseillers municipaux pour qui il n’a pas plus d’indulgence, la république et sa politique anticléricale, les crédits à l’armée, la construction du chemin de fer Gap-Briançon.
Il possède des terres, comme la plupart des artisans, et la vie est dure, suspendue au temps qui peut anéantir les récoltes et faire grimper le prix des denrées alimentaires.
Le 1er septembre 1881 il pleut et tonne. Depuis 4 mois nous attendons cette [pluie] Sur la montagne le bétail crevait de faim et de soif. Le soleil marque 70° de chaleur et 40° à l’ombre ; les chouettes crèvent et le fruit tombe. Un peu de blé dans la plaine ; pas de pomme de terre sur les montagnes, rien qui puisse nourrir l’habitant ; pain 0,80 Cent le K° Vin 70 environ l’hectolitre. Viande 1 f 50 le K°. Pomme de terre 20 fr les 100 kg. Cochon 2 f 50 le K. Œufs 1 F la douzaine. Poires et pommes 25 f les 10 kg. C’est une misère à vivre […] Depuis 4 mois nous n’avons pas eu de pluie. Il y a de quoi pleurer ; Les vignes sont ruinées ;
Le monde agricole va mal. La répétition obsédante du prix des vivres montre le poids du quotidien :
5 heure. Je viens de manger un morceau de cochon qui vaut 1f10 la livre et un verre d’eau sucrée. Voilà mon existence, toujours seul au château je m’ennuie. Demain je vais chez Mr Chevalier médecin à Marseille.
Ami je viens de diner (Dieu quel diner) 2 assiétées de soupe, le vin à 60 f l’hecto, le pain à 50 ctm le kg. Les pommes de terre 12 f les 100 kg ; Huile de noix 1,10 f la livre. La viande 1,80 le kg. Comment veux-tu vivre ?
Il ne cesse de se plaindre. Heureusement qu’il a son violon et qu’il court les bals, mais cela ne masque pas son amertume face à l’impression d’être exploité :
Ami ne travaille pas tant, fais toi payer selon ton savoir.
Sur une autre planche :
Ami si tu veux bien faire le travail fais-toi bien payer. Ne fais pas comme moi à 0,60 f le mètre de façon [mètre carré]. Aussi bien je ne fais rien de bon.
Joachim travaille de 5 heures le matin à 8 heures le soir, soit treize heures, pour un revenu qu’il évalue à 4 francs par jour, ce qui est correct pour son milieu et son époque. Il ne deviendra jamais riche. Mais le témoignage qu’il nous a laissé est inestimable parce que d’une liberté totale.
Notre charpentier amer nous plonge dans son monde avec virulence, loin des témoignages policés de qui sait que quelqu’un lira derrière son épaule, et celui-ci ne ressemble pas précisément au portrait que s’en faisaient les historiens. 72 textes, 3943 mots sur les planches du château de Picomtal, une ivresse qui monte, l’ivresse des mots, de la libération de la parole et de la pensée. Elle a dû prendre une importance grandissante au fil des jours :
Mr roman va arriver de Briançon et me grondera de voir que je n’ai pas fini le plancher […] Aujourd’hui 16 Aout 1880 je continue le plancher. Mr va arriver de la Bessée.
Et le lendemain, signe que l’écriture est devenue quasi quotidienne :
Bonjour 17 aout Monsieur arrive.
Face à une telle jubilation d’écriture, pouvons-nous réellement penser que Joachim Martin s’est arrêté d’écrire après avoir cloué les dernières planches du parquet ? Sur les autres chantiers qui ont suivi, son crayon a dû continuer à graver ses pensées, éructations et descriptions. La chasse au trésor orchestrée par les nouveaux propriétaires du château de Picomtal pour les touristes pourrait bien se poursuivre dans d’autres demeures fréquentées par Joachim. Les historiens doivent saliver devant la suite du trésor…
Quand on a découvert la force de l’écriture, il est difficile de s’en passer.
Jacques-Olivier Boudon
Histoire, Économie et Société, 2014/1, p. 72-86
Jacques-Olivier Boudon
Belin, Collection Histoire, octobre 2017, 256 p., 24 €
ISBN : 978-2-410-00603-2
Pour moi c’est la première fois que je lis une telle découverte, je la trouve très émouvante. Surtout dans le fait qu’on aurait aussi bien pu l’ignorer à jamais : un incendie, des rénovations faites par des gens sans culture ou curiosité, des champignons, de la moisissure… Confier au temps et au hasard le fond de ses pensées… Extraordinaire!
C’est une découverte qui a dû faire battre le coeur de ceux qui ont retourné les planches, ils ont dû se sentir comme Champollion ou Howard Carter!Personnellement je ne la trouve pas émouvante (l’homme crache trop de venin pour ça), mais intéressante pour les informations qu’elle nous donne sur la vie d’un village de montagne, sur le poids des solidarités (la mère de l’infanticide avait été la maîtresse de son père), les mentalités. Et surtout, ce qui me fascine, c’est ce que j’ai répondu à Alain: l’enchaînement de l’écriture. Cet homme commence par quelques annotations au crayon, et cela finit par le dévorer. Parfaite métaphore de l’écriture et de l’écrivain!
C’est intéressant, mais ce n’est pas quelque chose de totalement unique… enfin, si j’en crois un de mes amis ébénistes qui fait de la restauration pour l’État.
Restaurant des » éléments d’église » il me dit qu’il a retrouvé parfois des annotations très personnelles de son ancêtre ébéniste ou menuisier d’il y a plusieurs siècles… quelques mots parfois, pas toujours lisibles et certainement pas techniques. Mais évidemment rien d’aussi régulier que ce que tu abordes.
Ce qui me fait curieux c’est de penser que cet homme ne pouvait pas imaginer retrouver un jour ses écrits plus ou moins secrets sur l’Internet, visible par toute personne de la planète… quelle notoriété posthume !
De quoi avoir envie de raboter le bois de son cercueil !
🙂
mais cela est pour moi toujours une question plus vaste : qu’est-ce qui justifie la publication d’écrits privés de gens qui sont morts et qui ne l’avaient pas envisagé de leur vivant ? J’ai toujours l’impression que nous les trahissons à titre posthume… Celà n’est pas sans me mettre mal à l’aise.
Personnellement je n’imagine pas mettre sur le net ( ou ailleurs) les lettres d’amour de mes parents que nous avons retrouvé après leur décès… et d’ailleurs aucun de leurs écrits privés…
mais nous sommes à une époque où il faut absolument mettre tout, tout, tout,tout, sur la place publique…
il paraît que le peuple adore ça !
Cher Alain,
Ton long et riche message pose beaucoup de questions et donne quelques réponses…
Pour la première partie de celui-ci, je ne suis pas étonnée que des charpentiers du passé aient laissé des messages ou annotations pour le futur, mais dans ce cas précis, c’est la longueur et la richesse de ce qui est raconté, même s’il faut laisser certains éléments.
Il ne pouvait, certes, imaginer ce que deviendrait son message, mais, contrairement aux lettres et autres écrits privés, notre écrivain-charpentier écrivait pour être lu un jour. Il apostrophe assez souvent son lecteur pour que cela soit une certitude.
Moi non plus je ne mets pas tout sur la place publique. Lors de mes recherches sur Louis Favre, cet homme admirable qui a donné sa vie pour les autres, j’ai bien sûr été confrontée à certains éléments intimes que je me suis refusée à dévoiler à ma concurrente américaine qui s’irritait de mon silence: « Mais il faut TOUT dire! ». Je me refuse à franchir le seuil de la salle de bains ou de la chambre à coucher.
Dans le cas précis, en plus de l’avancée historique pour la connaissance de la vie d’un village, l’histoire des mentalités, ce qui me fascine, c’est la façon dont l’écriture est devenue nécessaire à quelqu’un qui n’était pas destiné à cela, l’emprise qu’elle exerce sur notre artisan solitaire (tu peux faire un jeu de mots facile…).
Merci encore pour ce long message!