Le premier livre

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Quel est le premier livre de votre vie ?

J’ai grand plaisir à suivre le regard qui s’égare au plafond, coin droit de préférence, le premier livre ?

Oui, le premier, le tout premier, celui que vous n’avez jamais oublié.

Les voilà à la recherche de leur enfance, perdus dans un vieux rêve qui m’agace comme un vieux prurit.

Le premier livre ?

Aucun n’avoue Pue-des-pieds le démon des odeurs ou Petit Tom va à la plage… Non, parfois Babar, enfin rarement Babar, certains, particulièrement culottés, citent Victor Hugo et les Misérables.

Vraiment, au moment où les lettres viennent seulement de révéler la magie de leur assemblage, le passage à l’abstrait, la porte vers les autres mondes ? Victor ? Vous êtes sûr ?

Comment savoir… La bibliothèque familiale était si vaste.

Il n’y en a pas beaucoup qui ne fassent pas le coup de la bibliothèque, comme si chaque grand lecteur s’était épanoui au milieu de murs de savoir dorés sur tranche.

 En ce qui me concerne, pas besoin de torturer mes souvenirs : il n’y avait aucun livre dans la maison à part la bible que nos parents avaient reçue lors de leur mariage et qui était rangée dans l’armoire à linge de leur chambre, nous l’avons trouvée après leur mort.

La petite école de campagne où j’ai appris à lire, classe unique et poêle à bois, contenait une petite armoire où une vingtaine de livres avec des étiquettes constituaient la bibliothèque.

Je me souviens des couvertures de papier bleu avec leurs étiquettes blanches, du pouvoir de cet alignement sur l’étagère, de la convoitise que je ressentais.

Cet après-midi, ce sera bibliothèque à trois heures…

Moment d’excitation. Les enfants prenaient tous un livre, bientôt je les aurais tous lus plusieurs fois. Les patins d’argent, Voyage à Tombouctou, c’était éclectique, au gré des humeurs de la maîtresse et des livres que sa fille ne voulait plus dans sa chambre.

Mais la maîtresse jouait de son pouvoir : les petits n’avaient pas le droit d’emprunter, il leur fallait attendre d’être grands.

Pouvoir absolu, frustration totale.

J’étais trop petite.

 Arriva un événement familial : ma petite sœur fit une crise d’appendicite, il fallut l’opérer très vite.

Lorsque nous lui avons rendu visite le lendemain à l’hôpital, elle se trouvait dans la même chambre qu’une fille qui avait à peu près mon âge. Salutations des deux familles, puis chacun se plaça autour du lit de sa petite opérée.

C’est là que je le vis. Le grand livre rose intitulé « Contes d’Andersen ».

C’était plus fort que moi… Je me suis approchée du lit de la deuxième fille, le livre était fermé, personne ne s’intéressait à lui.

Personne ne s’intéressait à moi non plus.

Quelle révélation ! Les illustrations étaient magnifiques, La petite fille aux allumettes me bouleversa ; il n’y avait que le froid et la solitude dans cette chambre surchauffée d’hôpital. Je sentis une sacré secousse lorsque mon père me mit la main sur l’épaule :

–      Excusez-la, monsieur, je ne sais pas ce qui lui a pris…

Et il m’arracha le livre des mains pour le rendre à la voisine de ma sœur, plus exactement au père de la petite fille. Je voyais déjà la fessée que j’allais prendre, j’avais fait honte et c’était difficilement pardonnable. C’était la fin de la visite, et pendant tout ce temps j’avais lu sur le linoléum.

Le père de la petite opérée m’a souri.

–      Je vous en prie, ce n’est pas grave, c’est si beau un enfant qui s’intéresse à la lecture ! Tu as aimé ce livre, n’est-ce pas ?

J’ai hoché la tête.

–      J’espère que tu reviendras demain…

 Il a regardé mon père. J’ai embrassé ma sœur vers qui ma mère m’avait propulsée. Elle avait l’air d’aller bien, et puis elle avait eu toute l’attention de la famille, on lui avait offert une poupée. Mon père ne m’a pas frappée. Le lendemain nous sommes revenus à l’hôpital. La famille de l’autre petite fille était déjà là, le papa m’a souri :

–      Tiens, j’ai un cadeau pour toi…

Un coup d’œil à mon père qui était aussi surpris que moi mais qui ne m’a pas donné l’ordre de refuser. J’ai ouvert le paquet, je ne comprenais pas. C’était les Contes d’Andersen, le même livre que la veille, la même superbe couverture rose.

Je ne me souviens pas de la suite, l’émotion était trop forte.

Ce livre, je l’ai gardé très longtemps avant de l’offrir à un petit garçon en un temps où je pensais que je n’aurais jamais d’enfant. Il a compris que le cadeau était d’importance : ce livre aux pages usées, tachées, était le premier livre que j’ai possédé.

Une longue carrière de dévoreuse m’attendait, mais mon premier livre je le dus à l’appendicite de ma petite sœur et à la bienheureuse compréhension d’un inconnu dans une chambre d’hôpital.

Longtemps je fus une lectrice et acheteuse compulsive, emplissant la maison de livres, lisant trop vite, poussée par une sorte d’urgence comme si quelqu’un allait m’arracher le livre des mains.

J’ai eu les enfants de mes rêves et créé avec leur père la maison cocon pour qu’ils se sentent bien protégés. Lecture plaisir au moment du coucher, frissons de peur et de joie, petits héros qui triomphaient des monstres cachés dans le placard.

Je n’ai jamais racheté les contes d’Andersen, l’histoire de la petite fille aux allumettes est trop triste.

Si je demande à mes enfants quel était le premier livre qu’ils ont lu, le tout premier livre dont ils se rappellent, ils lèvent les yeux au plafond, du côté droit, perdus dans leur enfance…

–      Comment tu veux qu’on se rappelle, maman ? Il y a tant de livres dans cette maison !

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