L’homme qui avance

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Dans la chaleur de l’été, les travaux se succèdent à la ferme, et les clichés de cette France paysanne semblent émerger des siècles passés, d’une préhistoire que l’on regarde avec une curiosité presque ethnographique alors qu’ils ont moins de soixante ans.

Le papier photographique uniformément dentelé, la précision des cadrages signent le photographe, l’oncle dont je ne me souviens pas suite à une dispute mortelle dont la famille ne s’est pas remise.

Coups de poings, mots définitifs.

A la campagne en ce temps-là on ne se traînait pas devant les tribunaux, simplement on ne pardonnait pas.

 

Le premier cliché pourrait s’intituler l’homme qui marche et la scène se passe dans la cour d’une ferme du centre de la France, au milieu du XXème siècle.

Le beau bâtiment de pierre aux voûtes soignées respire l’harmonie et l’équilibre. Toutes les ouvertures du premier étage se répondent dans une parfaite symétrie : de chaque côté une fenêtre suivi de deux meurtrières allongées et au milieu une sorte d’oratoire surmonté d’une croix. Les entourages légèrement cintrés des portes et fenêtres sont revêtus d’une alternance de briques et de pierre, la ferme signe son inscription dans un terroir catholique d’ordre et de conscience de la « belle ouvrage ».

Le bâtiment sur la photo fait partie d’un ensemble, à chaque espace sa fonction. Ici, le poulailler avec la réserve de maïs à l’étage, puis le fenil et enfin l’étable des vaches avec le grenier au-dessus.

Le poulailler n’est ouvert que le soir, pour rentrer les poules et les mettre à l’abri du renard, la journée elles picorent dans la cour comme en ce moment, à la recherche de grain échappé de la machine. Au-dessus du poulailler, une fenêtre ouverte donne une idée de l’épaisseur des murs.

Au centre du bâtiment, la plus grande porte permet le passage des chars pour le déchargement du foin. C’est l’endroit le plus spacieux, le plus agréable, avec l’odeur du foin, cette herbe sèche qui donne envie aux petits de faire une cabane ou un igloo de feuilles mais ils ne risquent aucune tentative, ils savent la dure raclée qui les attendrait pour avoir « gâché le foin ».

A droite, l’étable, moins haute, surmontée d’une fenêtre pendant de celle de gauche. Il y a peu de vaches, on trait à la main, on les connaît par leur petit nom.

Ce n’est pas une photo de la ferme, mais du travail de la ferme car les bâtiments n’ont pas d’importance en eux-mêmes, ils ne servent que d’enveloppe nécessaire au labeur des hommes. On les soigne, car on a de l’orgueil et du respect, mais l’essentiel se trouve ailleurs.

C’est l’effervescence, on a terminé la récolte du blé, la batteuse devant la porte de la grange sépare le grain de la paille qui s’amoncelle à droite de la machine avant d’être rangée dans la grange ; le grain atterrit à gauche dans de grands sacs de jute, il faut ensuite le répandre dans le grenier à l’abri des souris, dans l’un des bâtiments perpendiculaires à la ferme, le dernier étant la partie habitation.

Les poules picorent les grains oubliés dans cette cour déserte de femmes et d’enfants. Les femmes s’activent à la cuisine et houspillent les enfants, le soir on fera bombance pour remercier les travailleurs.

Le photographe a centré son cliché sur l’avancée de l’homme chargé d’un lourd sac de blé qui peut peser entre soixante et quatre-vingts kilos ; l’homme avance, on sent le poids, la force de la charge et le pas lent, l’arrachement au sol. Derrière l’homme qui marche on devine celui qui surveille l’équilibre de la charge.

L’homme avance, puissant, concentré, en direction du photographe. Il doit mettre le grain à l’abri, tâche importante, confiée à l’homme le plus fort de l’assemblée. Il montera l’échelle de bois où son aide l’aura précédé pour l’aider à équilibrer le sac durant la montée. C’est difficile, dangereux dans la montée, le grain se comporte comme un fluide, glisse, coule en traître dans le dos de celui qui serre le lien de ligature du sac.

L’homme se trouve au centre de la photo, ligne du toit, lignes délimitant la cour, l’importance de l’homme qui masque presque la machine, cette « batteuse » dont la présence, une fois par an, atteste de la réussite de la récolte.

L’homme avance, écrasé par la charge, tête penchée, sûr de sa force et de la noblesse de sa besogne.

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