La journée avait été difficile.
Rendre visite au vieux père de l’homme de ma vie soulève toujours des vagues conflictuelles d’émotions. Le vieil homme se trouve dans un EMS, établissement médico-social, l’équivalent helvétique des maisons de retraite. Nettement plus de personnel qu’en France donc de temps et de gentillesse, des vieillards impeccables, propres sur eux comme on dit. Pas de stress, attention constante et atmosphère feutrée.
Un mouroir quand même.
Avant le repas c’est une cohue lente, le flot des résidents converge en direction de la salle à manger. Des vieilles dames se tiennent par la main comme de gentilles petites filles et suivent sagement l’aide-soignante. D’autres se traînent avec leur déambulateur et parfois il y a collision et tricotage des pieds de métal, pourtant on évite toujours la chute. Il faut ajouter les fauteuils poussés par de vieux enfants las et les regards perdus ou absents de ceux qu’il faut nourrir lentement avec une cuiller. Les repas c’est le moment important, raison pour laquelle les menus sont affichés dans les chambres. La nourriture, la dernière chose à laquelle on se raccroche.
Le bâtiment est très moderne, avec de la gaîté et des décorations faites par les pensionnaires à l’atelier bois et d’immenses baies vitrées donnant sur le paysage de montagnes, superbe. Nous sommes en Valais dans les Alpes suisses, les pommiers en fleurs et les arbustes d’ornement éclatent de gaité, en levant la tête on voit que là-haut il y a encore de la neige. Du blanc, du rose indien, du vert tendre et le bleu intense du ciel.
Comme c’est beau ! En face de nous le vieil homme et sa lenteur et sa fragilité et ses mains décharnées qui tremblent. Derrière nous un brouhaha de mots et de silences.
Conversation difficile, « j’ai perdu les mots » dit tristement mon beau-père. Mon mari sourit tendrement, il se veut rassurant, il va chercher au fond de lui-même toute la tranquillité nécessaire pour rassurer celui qui a peur. Le vieil homme perd ses moyens intellectuels, il le sait, et pour lui qui avait tout misé sur sa brillante intelligence, c’est dramatique.
Comme le repas est long ! Regarder les montagnes, sourire, regarder les montagnes, poser une question en articulant et en criant, et puis renoncer devant l’impossibilité de comprendre la réponse, le silence, les montagnes, les arbres, oublier les autres pensionnaires.
– Je vous fais attendre…
– Quelle idée, tu vois, on n’a même pas commencé le dessert !
Personnellement j’aurais viré le cuisinier depuis longtemps, il ne sait donc pas que c’est le dernier plaisir qui leur reste ? Soupe industrielle, filets de poulet pané et röstis, céleri insipide, mais des couleurs sur le dessert, petit carré de génoise avec un rose violent.
Enfin la chambre, avant d’y arriver il a fallu attendre l’ascenseur puis affronter les pensionnaires prostrés dans le couloir, avant d’être confrontés à la violence d’un vieil homme qui veut frapper la personne responsable des animations.
La chambre et le silence. La solitude peuplée de sourires en blouse blanche, et les sursauts de révolte : le père veut partir, avoir son propre logement, mettre des fleurs sur le balcon, acheter une armoire, cuisiner ses repas et recevoir du monde ! Mais très vite l’épuisement le gagne, il nous signifie notre congé. Avant de partir :
– Il faut leur dire, aux autres. Je n’arrive plus à lire, plus à écrire, les lettres se mélangent, c’est illisible. Il me reste quinze mots mais j’ai besoin de voir du monde, il faut leur dire, aux autres.
Les autres, il ne sait pas lesquels, tout se mélange dans sa tête, les autres. Mon mari trouve de dernières ressources,
– Ça va aller, papa, ça va aller.
Nous fuyons l’EMS, pas envie d’attendre l’ascenseur peuplé de fantômes et de souriantes jeunes femmes, les vieillards n’ont pas bougé, tête dodelinante ou bouche ouverte, vite l’escalier mais un peintre travaille à l’étage en-dessous, il faut reprendre l’ascenseur et affronter la lignée de fauteuils roulants de l’étage suivant avant de crier un sonore au revoir sans réponse.
Et le soleil, le ciel bleu dur, tant de beauté, respirer, se rassurer.
Nous nous sommes arrêtés au bord du Léman, un peu avant Évian, quand le lac n’est pas encore domestiqué comme un gentil toutou à qui on met des collerettes de géraniums. Une roselière. Et dans un coin, le miracle de la vie : une femelle foulque est en train de bâtir son nid. Monsieur foulque lui amène des brindilles de roseaux, lève le bec en direction de madame qui prend la tige et la dispose sous elle. Le manège dure longtemps, nous restons immobiles, fascinés par leur entente.
Ces foulques en train de construire leur nid, cette vie de printemps et d’espoir, d’attente et de création, ce ballet créatif avec le doré des roseaux sous le soleil, le bleu profond du lac, toute cette beauté paisible offerte à notre désarroi. Émerveillement. Ressourcement. Au bout d’un moment des promeneurs se sont demandé ce que nous pouvions bien regarder et se sont approchés. C’était trop pour la femelle : elle a quitté son nid en caquetant bien fort dans notre direction et le couple de foulques s’est éloigné loin de notre curiosité.
Le soir, au moment de nous coucher, mon mari m’a murmuré à l’oreille :
– Je ne veux retenir de cette journée que ce magnifique moment des foulques en train de construire leur nid.
Bonjour Nicole,
J’ai moi aussi des beaux-parents en EMS, et ce que je viens de lire ressemble trait pour trait, ou plutôt mot pour mot à ce que nous vivons. Mais avec un peu plus de « gaieté ». C’est peut-être dû au fait que nous avons deux adorables filles de 10 et 12 ans qui ont pris l’habitude de venir avec nous trouver grand-maman et grand-papa au foyer depuis 2 ans, ce qui apporte une touche de vie, de jeunesse et qui fait briller les yeux non seulement des grands-parents, mais aussi d’une partie du foyer qui s’amuse avec nos filles. Est-ce dû au fait que mes beaux-parents ont 5 enfants qui vont les trouver régulièrement, nous avons même nos habitudes, 3 des enfants avec quelques petits-enfants vont tous les samedis à l’apéro à la cafétaria, où règne la bonne humeur durant une petite heure avant d’aller dîner ? Toujours est-il qu’effectivement, c’est un mourroir, mais nous avons la chance de pouvoir donner un peu de joie dans ce lieu où nous arrivons à rire lorsque que mon beau-père de 90 en chaise roulante fait « la course » avec ma belle-mère en déambulateur.
C’est vrai que c’est difficile, surtout quand je pense à mes propres parents, Claude et Erika, qui vont peut-être passer par là. A moins qu’ils s’endorment comme Grand-Papa Gaston …
Je vous souhaite à tous les deux plein de courage pour la suite, et vous embrasse
Rachel Risse-Péclard, petite-nièce de Marcel
Botterens
Bonjour Rachel,
Merci pour ce beau message plein de sensibilité et de tendresse pour les grands-parents: ce doit être une jolie famille que la vôtre, l’amour et la générosité affleurent dans ce que vous racontez.
J’espère que nous vous rencontrerons un jour, en dehors de tout contexte douloureux.
Je vous embrasse, moi aussi, ainsi que votre belle famille. Bernard mon mari se joint à moi: votre message l’a beaucoup ému.
Nicole
Pour moi aussi c’est familier. Mon papa nous a quittés il y aura deux ans en juillet. Lui, il « allait bien » c à d il allait au ralenti et répétait volontiers les cinq histoires merveilleuses de sa vie, en nous demandant – juste avant la chute, rusé malgré tout – « je ne te l’ai pas déjà raconté? » et nous, non non non je ne me souviens pas … Mais combien d’autres ai-je vu diminuer, se gommer du décor, disparaître dans leur silhouette…
Mais les foulques, elles… eh bien tout ce qui compte est là, dans ce va et vient, ces brindilles, cet entrain à… vivre!
Merci Edmée. Cette expérience de la fin de nos parents, nous la vivons tous. Les foulques, c’était l’espoir nécessaire, la touche indispensable à ce qui n’aurait été qu’un récit de vie.
J’aime beaucoup ce texte, il me rappelle des événements vécus voici quelques années et pour lesquels j’éprouve toujours une émotion.
Les descriptions des lieux, les personnages, l’environnement, les ressentis sont exprimés avec réalisme et pudeur.
Et puis cette chute qui vient atténuer la tristesse de la journée, ces images de nature, d’une famille qui continue à grandir me rappelle parfois les descriptions de l’anthogrammate. Il faut toujours garder une image positive d’une journée empreinte de tristesse, c’est la vie …
Belle soirée, Nicole !
Merci d’avoir si bien compris ce que j’ai voulu faire, Saravati, merci de faire le lien avec l’Anthogrammate, c’est tout un. La pudeur, la tristesse et le rire, tous mêlés avec la nature et le temps qui passe.
Amitiés…
Et bientôt ce sera notre tour…..
Le récit de cette rencontre suscite l’émotion