Comme ils font rêver, les défricheurs de mondes inconnus, les obsédés de l’ailleurs, ceux qui veulent outrepasser les limites du monde connu, atteindre le point ultime de la connaissance ! Ils séduisent les penseurs, mais inquiètent ceux qui restent enfoncés dans la glèbe. On les nomme aventuriers, avec tout ce que ce vocable comporte de mélange de fascination et d’opprobre.
Le premier grand découvreur de mondes inconnus était un scientifique reconnu de son époque, mathématicien et astronome ; il s’appelait Pythéas et vivait à Massilia, l’antique Marseille, au IVe siècle avant notre ère.
Avant son ou ses voyages, car on ne sait pas encore avec certitude s’il n’y en eut pas au moins deux, Pythéas avait déterminé la latitude de Massilia avec tant de précision que la ville servit de point de départ à la première cartographie de la Méditerranée et de l’Europe.
Le savant est déjà âgé – il a environ cinquante ans – lorsqu’il est mandaté par l’oligarchie marchande de sa ville pour entreprendre un immense périple : il doit trouver de nouvelles voies maritimes pour le convoyage de l’étain et de l’ambre. L’explorateur accepte, officiellement pour trouver des débouchés commerciaux, mais en réalité pour vérifier si ses calculs de latitude et ses théories scientifiques sur la variation de la durée du jour sont exacts.
Vers 330 avant notre ère, il embarque donc à bord d’un pentécontore, un bateau solide et rapide grâce à ses cinquante rameurs, pour un périple dont il sait qu’il le mènera loin du monde connu. Il réussit à franchir les colonnes d’Héraclès (le détroit de Gibraltar) tenues par les Carthaginois. Comme le Carthaginois Himilcon un siècle plus tôt, il remonte l’océan jusqu’à la Bretagne actuelle et continue en direction de la Grande-Bretagne, la « Bretagne » dont il décrit la forme dans ses écrits. Il parcourt avec ses hommes de longues distances à pied, rencontre la population, relate très précisément les mœurs de ses habitants :
Ils boivent non pas du vin, mais une liqueur fermentée à base d’orge.
L’explorateur quitte cette terre très mal connue dont il restera longtemps le seul à avoir eu des contacts avec la population et reprend son voyage en direction du Nord. Il atteint ensuite l’île de Thulé dont on ne sait s’il s’agit de la Norvège ou de l’Islande.
Les Barbares nous montraient où se couche le Soleil, c’est-à-dire l’endroit où il disparaît pendant six mois, mais où, l’été, les nuits sont éclairées.
Pythéas continue toujours plus au Nord et décrit un phénomène qui le fera rebrousser chemin : à un jour de navigation de Thulé,
Il n’existe plus de véritable terre, ni de mer, ni d’air, mais une combinaison de ces éléments, […] comme un poumon marin (nom grec pour la méduse). Tout ce qui existe se trouve en suspension, rendant la navigation et la marche impossible.
Il se trouve confronté à la banquise, un phénomène qui devait dépasser l’entendement et terroriser les marins.
Pythéas décrit son voyage et ses découvertes en détail dans un livre connu sous deux titres : « Sur l’océan » et « Description de la terre », car notre explorateur voyage aussi sur terre, à pied, ce qui lui permet de décrire les mœurs et les techniques des peuples rencontrés. Mais seuls quelques fragments nous sont parvenus, insuffisants pour reconstituer son périple.
Son récit précis des phénomènes qu’il rencontre durant son voyage va lui valoir beaucoup d’ennuis. Sa description du phénomène des marées et le fait qu’il relie celles-ci à l’attraction de la lune insupportent tous ceux qui ne connaissent que la Méditerranée ; il décrit de nouvelles constellations au-delà du 65e parallèle, raconte que la vie existe au-delà du 45e parallèle, parle d’un soleil qui ne se couche jamais, tant de choses qui heurtent le sens commun ! Pythéas est donc un menteur. Et en plus son voyage n’a servi à rien, puisque la voie maritime du commerce de l’ambre ne sera jamais exploitée. La route terrestre est devenue plus sûre.
On ne sait toujours pas exactement où il est allé et quelle est cette île de Thulé, cette Ultima Thulé, selon le mot de Virgile, la dernière terre, autant dire les confins du monde.
- Thule Carta marina Olaus Magnus
Presque 2 400 ans après le voyage de Pythéas, la caméra du télescope spatial Hubble découvre en 2014 une minuscule (33,5 km de long sur 19,5 de large) planète nommée avec la poésie qui caractérise la NASA 2014 MU69. Presque cinq ans plus tard, cette dernière est survolée par la sonde New Horizons en janvier 2019, soit à 4,8 milliards de km, devenant ainsi le corps céleste le plus lointain jamais exploré par l’homme.
Les confins du monde… Et tous les astrophysiciens, tous les fous du ciel, ceux qui braquent leurs télescopes en direction de la grandeur de l’univers se sont mis rêver à cette dernière frontière. La petite planète devint très vite Ultima Thulé, la terre ultime, comme la plus ancienne terre découverte durant l’antiquité.
Par-delà les millénaires, une communauté d’esprit unit le savant parti sur son navire à rames et les savants d’aujourd’hui, avec leurs engins si sophistiqués que nous ne comprenons pas toujours ce qu’ils font. La même recherche, le même rêve les parcourt.
Cette minuscule planète, si loin de notre univers connu, rappelle aux astrophysiciens de la NASA la terre la plus lointaine trouvée par un des premiers grands astronomes explorateurs. Les astronomes avaient déjà nommé un cratère lunaire Pythéas, mais cette planète qu’on n’aurait jamais rêvé survoler tant elle se trouve loin, c’est l’Ultima Thulé du XXIe siècle.
Communion de pensée, besoin et effervescence de la découverte.
Las, on ne vérifie pas si ce nom qui va si parfaitement avec la découverte ne crée pas de problèmes. Et ceux-ci arrivent très vite via les réseaux sociaux. Ces derniers repèrent rapidement que les astrophysiciens ont peut-être quelques manques dans leur culture historique.
À la fin du XIXe siècle, une société secrète allemande de Munich, l’ordre de Thulé, reprend le mythe de Thulé à des fins ésotérico-racistes. Virgile évoque dans l’Énéide la légende d’un continent polaire englouti. Ce continent disparu aurait été le berceau d’une civilisation nordique avancée, le foyer originel des Hyperboréens, et Ultima Thulé la capitale de ce continent berceau des Aryens.
Cette loge pangermaniste et antisémite créée en août 1915 connaît un beau succès auprès de la jeunesse munichoise. L’ordre de Thulé introduit deux éléments repris par Hitler : la croix de Wotan qui rappelle la croix gammée, et le salut de Thulé, « Heil und Sieg » (salut et victoire) transformé en « Sieg Heil » par Hitler. Deux de ses fondateurs, Rudolf Glauer, un aventurier, et Karl Harrer, un journaliste sportif, fonderont ensuite le parti ouvrier allemand en 1919, et celui-ci sera vite remplacé dès 1920 par le Parti national-socialiste des travailleurs allemands, le parti nazi.
Les liens entre l’ordre de Thulé et le nazisme sont nombreux, mais encore bien mystérieux. Hitler était allergique à l’occultisme, et seul son goût pour la musique de Wagner le poussait vers la mythologie nordique.
Les néo-nazis nostalgiques utilisent encore le nom de Thulé, un groupe suédois a d’ailleurs pris le nom d’Ultima Thulé.
Cet incroyable dévoiement du périple scientifique de Pythéas laisse songeur. Quoi, n’importe qui peut s’approprier de belles idées, les transformer, les détourner ? Qu’y a-t-il de commun entre l’île vers laquelle l’explorateur a été contraint de rebrousser chemin et un groupe d’illuminés du XIXe siècle, et pire encore, le nazisme ? Quant au groupe de musique, mérite-t-il un tel honneur ?
Cela pourrait s’appeler L’échec de la culture face au terrorisme bien-pensant.
En janvier 2019, la polémique a enflé et pour supprimer la controverse, Ultima Thulé a été rebaptisé par la Nasa. Le nom choisi, Arrokoth, est un terme qui signifie « ciel » en powhatan, la langue parlée par une tribu amérindienne de la côte Est des États-Unis. Échaudée par ses déboires sur les réseaux sociaux, l’équipe en charge de New Horizons a demandé son accord à la tribu amérindienne. On ajoute encore un peu de pommade en disant que c’est une façon de rendre hommage à la culture des peuples autochtones vivant dans la région où la planète a été découverte par Hubble. Les Indiens ont dû beaucoup rire de tant d’égards tardifs, et peut-être, de tant de veulerie… « Ciel » à la place de « terre ultime », je ne suis pas sûre que 2014 MU69 ait gagné au change. Au moins, puisque le télescope Hubble se trouve sur le territoire powhatan, les réseaux sociaux ne s’offusqueront pas du nouveau nom de la petite Arrokoth, la tranquillité est à ce prix.
Je laisserai le mot de la fin à Pythéas, notre explorateur de mondes inconnus qui a connu lui aussi beaucoup de soucis après ses découvertes :
« Si je calcule la courbure de l’Europe et la courbure du monde, je suis obligé de concevoir une sphère au rayon si grand et à un monde habité si étroit par rapport à ce qui doit être dans l’étendue que je ne peux que penser à d’autres terres au-delà de l’immensité de l’océan. »
Chercher, encore, plus loin. Ainsi l’humanité est grande.