Némésis et le jeu cruel d’un Dieu de hasard

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NémésisNémésis est la déesse de la vengeance et  la gardienne de l’ordre universel,  l’instrument de la justice  d’un Dieu qui se joue des hommes et les frappe à l’aveugle, sans considération pour leurs mérites.

C’est le propos du roman de Philip Roth dont le héros,  Bucky  Cantor, est si myope que lorsqu’il enlève ses lunettes il est quasiment aveugle.

Bucky est le directeur du terrain de jeu du quartier juif de Newark pendant l’été 44. Il a vingt-trois ans, c‘est un athlète puissant mais il a été refusé par l’armée à cause de sa trop grande myopie. Il traîne sa culpabilité en s’occupant avec un très grand zèle des enfants dont il a la charge. Une épidémie de polio se déclare dans ce quartier juif jusque là épargné, frappant indifféremment enfants fragiles ou pleins de force, provoquant une simple attaque ou la mort dans un poumon d’acier. Bucky s’investit au-delà du raisonnable, c’est sa guerre.

Philip Roth nous décrit le désespoir des parents avec un art déchirant : « Il fit signe à Mr Cantor de venir s’asseoir plus près de lui dans l’un des fauteuils et, avec un grand soupir sonore et douloureux, il s’assit dans l’autre, qui se prolongeait par un repose-pieds. Une fois affalé de tout son long sur le fauteuil et le repose-pieds, il donnait l’impression d’être lui aussi, comme sa femme, au lit, sous sédatif, incapable de bouger. Le choc avait rendu son visage inexpressif. Dans la pénombre, les cernes sous ses yeux paraissaient noirs, comme si l’on avait imprimé à l’encre sur sa peau des symboles de deuil jumeaux. Les anciens rituels funéraires juifs commandent qu’en apprenant la mort d’un être aimé on déchire ses vêtements ; Mr Michaels, lui, avait plaqué deux taches brunes sur son visage blafard ».

Le désespoir des familles touchées, leur agressivité parfois, la peur des autres qui attendent leur tour. Bucky s’interroge sur ce Dieu tout puissant qui permet de telles horreurs :

« Comment pouvait-il être question de pardon – sans parler d’alléluia – face à une cruauté aussi insensée ? Mr Cantor se serait senti beaucoup moins outragé si les gens rassemblés dans un même deuil s’étaient déclarés les officiants d’une majesté solaire immuable et, à la façon fervente des anciennes civilisations païennes de notre hémisphère, s’étaient livrés à une danse du soleil autour de la tombe du jeune mort. Mieux eût valu cela, mieux eût valu sanctifier et apaiser les rayons non réfractés de Notre Père le Soleil que de se soumettre à un être suprême, quels que soient les crimes atroces qu’il Lui plaisait de perpétrer. Oui, mieux eût valu, de loin, louer le procréateur irremplaçable qui rend notre vie possible depuis les origines – mieux eût valu, de loin, honorer de nos prières notre rencontre quotidienne tangible avec cet œil d’or omniprésent isolé dans la masse bleue du ciel et ayant le pouvoir immanent de réduire la terre en cendres – que d’avaler le mensonge officiel selon lequel Dieu est bon, et de se prosterner servilement devant un implacable assassin d’enfants. Cela eût mieux valu pour notre dignité, pour notre humanité, pour ce que nous nous devons à nous-mêmes, sans parler de notre quotidienne interrogation : à quoi ça rime, tout ça, bordel ? »

Le roman tourne autour de cette interrogation douloureuse, Bucky Cantor n’est pas un intellectuel mais quelqu’un qui essaie de vivre le plus honnêtement possible, porté par les valeurs que lui ont transmis ses grands-parents. Sa mère est morte en couches et son père est un escroc, Bucky se construit dans une atmosphère modeste et aimante. L’ombre du père qu’il n’a jamais connu plane comme une culpabilité inconsciente. Lorsque Bucky, pressé par sa fiancée Marcia de la rejoindre dans le camp de vacances des Poconos où elle est monitrice accepte, il a le sentiment d’abandonner les enfants à la polio, d’être un lâche. Il ne participe pas plus à cette guerre qu’à celle qui se joue sur le plan mondial.

Deux jours plus tard les terrains de jeu de Newark sont fermés par le maire et Bucky regrette amèrement son abandon de poste.

Mais il est poursuivi par la polio : une épidémie se déclenche dans le camp « indien » des Poconos. Et s’il était le vecteur de la maladie, celui par lequel la mort arrive ? De fait une ponction lombaire révèle qu’il est porteur de la maladie et celle-ci se déclenche, le laissant gravement handicapé.

Il refuse alors d’épouser Marcia, moins par amour que par orgueil – nous sommes tout de même dans un roman de Philip Roth –. Et le roman s’achève par la rencontre, trente ans plus tard, avec un des enfants de Newark touché lui aussi par la polio et qui s’est construit une vie de famille.

Cette rencontre explique (justifie ???) la structure narrative du livre : le passage d’un narrateur très discret qui relate l’action et la vie de « Mr Cantor », timide enfant de douze ans du terrain de jeu à celui d’un narrateur omniscient extérieur à l’histoire, on parle alors de « Bucky », puis le retour à Arnie qui est devenu adulte et qui parle alors de « Bucky Cantor ».

« Pour mon esprit athée, proposer un tel Dieu n’était à coup sûr pas plus ridicule que d’ajouter foi aux divinités qui réconfortent des milliards d’individus. Quant à la rébellion de Bucky contre Lui, elle me frappait comme étant absurde pour la simple raison qu’elle ne servait à rien. (…) Il faut qu’il convertisse la tragédie en culpabilité. Il lui faut trouver une nécessité à ce qui se passe. (…) Je dois dire que, quelle que soit ma sympathie pour lui face à l’accumulation de catastrophes qui brisèrent sa vie, cette attitude n’est rien d’autre chez lui qu’un orgueil stupide, nom pas l’orgueil de la volonté ou du désir, mais l’orgueil d’une interprétation religieuse, enfantine, chimérique ».

Trente ans plus tôt Bucky « nous paraissait invincible », et c’est sur ces mots que se termine ce beau roman de révolte, d’orgueil et de culpabilité.

Némésis déesse de la vengeance et de la justice distributive, instrument de la justice divine, a laissé le héros quasi aveugle de Philip Roth détruire lui-même ses possibles.

Philip Roth affirme ne plus vouloir écrire, et cette Némésis qui le poursuit, qui nous poursuit tous, nous renvoie au tragique de notre destinée.

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3 réflexions sur « Némésis et le jeu cruel d’un Dieu de hasard »

  1. Jacques Chesnel

    beau papier, Nicole, qui plait beaucoup au vieux rothophile que je suis depuis longtemps, j’ai lu et relu ce roman avec autant de plaisir que les autres avec néanmoins un petit plus que vous décrivez fort bien
    actuellement, je suis en pleine relecture du dernier Stephen King (lu une première fois à sa parution) « 22/11/63 », retour dans le temps pour empêcher l’assassinat de JF Kennedy, formidable histoire de fission temporelle et superbe histoire d’amour intemporelle… recommandé chaudement
    amicalement
    Jacques

    1. Nicole Auteur de l’article

      Merci pour cette recommandation, Jacques, c’est en pensant à vous que j’ai rédigé cette critique du livre de Philip Roth, peut-être ferai-je la même chose pour Stephen King…
      Némésis sera-t-il vraiment le dernier roman de Philip Roth? J’ai ressenti un sentiment étrange en lisant ce livre, comme si l’auteur avait voulu projeter ce qui lui semblait le plus important, le plus fondamental pour un être humain en recherche.
      Amitiés
      Nicole

      1. Jacques Chesnel

        le King, c’est du lourd (900 pages) pas du tout ou si peu dans son style habituel, et on se replonge dans les USA des 50/60 avec pas mal de frissons (free sons aussi)

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