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Certaines n’avaient jamais vu la mer, choral intemporel

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certaines n'avaient jamais vu la mer« Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas très grandes. Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d’élégants vêtements, mais la plupart d’entre nous venaient de la campagne, et nous portions pour le voyage le même vieux kimono que nous avions toujours porté – hérité de nos sœurs, passé, rapiécé, et bien des fois reteint. Certaines descendaient des montagnes et n’avaient jamais vu la mer, sauf en image, certaines étaient filles de pêcheur et elles avaient toujours vécu sur le rivage. Parfois l’océan nous avait pris un frère, un père, ou un fiancé, parfois une personne que nous aimions s’était jetée à l’eau par un triste matin pour nager vers le large, et il était temps pour nous, à présent, de partir à notre tour. »

Voilà le début du roman incantatoire et polyphonique de Julie Otsuka. Il nous parle de ces femmes japonaises qui ont traversé l’Océan Pacifique pour épouser des Japonais installés aux Etats-Unis. Elles ont communiqué par lettres, de belles lettres élégantes contenant de belles photos. Elles sont parties par bateaux entiers, poussées par leur famille. Mais rien ne correspondait : ni la photo ni le métier. En réalité elles étaient attendues par un ramassis de pauvres hères qui attendaient une esclave docile pour partager la leur, guerre plus enviable.

Imposture.

Choc de cette arrivée et de leur nuit de noce.

Aucune héroïne pour représenter le groupe, un « nous » composé d’une multitude de prénoms et de destins mêlés pour former une unité chaotique. Chant de femmes flouées, esclaves dociles et douloureuses, révoltes minuscules et regards baissés.

En huit chapitres, de « Bienvenue, mesdemoiselles japonaises ! » ( à regretter la grossière faute d’impression dans la table des matières !) à « Disparition », c’est un condensé de vie brutal et superbe que nous offre Julie Otsuka, écrivaine américaine qui semble connaître le sujet de l’intérieur.

Ces femmes victimes d’un mirage ont trouvé en Amérique une condition pire que celle qu’elles avaient fui : esclaves aux champs ou dans les maisons des Blancs, méprisées en tant que femmes par leurs époux, par les Blancs en tant que Japonaises, par leurs enfants en tant qu’immigrées parlant mal la langue du pays d’accueil.

Elles finissent par être victimes de l’Histoire: quand le Japon entre en guerre contre les Etats-Unis, les immigrés Japonais deviennent des ennemis publics que l’on parque dans des lieux inconnus.

Disparition.

Julie Otsuka relate admirablement comment, de ces travailleurs et travailleuses discrets et infatigables dont on regrette l’absence, on passe à l’indifférence et à l’oubli.

Cette façon de grouper ces femmes, d’évoquer leurs vies fondues les unes dans les autres en chapitres courts donne une densité extraordinaire à leur histoire mais c’est un peu étouffant aussi. Heureusement le livre est court ( 142 pages ), ce qui évite la lassitude, Le choix de l’auteur, ces voix sans cesse mêlées sans que l’une ou l’autre domine, se justifie pleinement par ces vies inconnues et broyées, de l’autre côté du Pacifique.

A quand le roman français polyphonique évoquant les malheureuses Mauriciennes envoyées comme épouses aux paysans français dans les années 1970-1980 ?

Ces « mariages par correspondance » utilisaient les mêmes procédés que ceux que décrit Julie Otsuka et le roman de la misère et de l’humiliation du côté de nos campagnes reste à écrire, certains titres n’ont même pas à être changés.

Je vous conseille sur le sujet le remarquable mémoire de Martyne Perrot,  L’émigration des femmes mauriciennes en milieu rural français. Stratégie migratoire contre stratégie matrimoniale.

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