Je ne me suis pas méfiée. Ils sont arrivés en couple, madame s’est mise en retrait, monsieur a pris mon livre entre les mains.
— Je peux ?
Évidemment qu’il pouvait, j’étais là pour ça, ma pile de romans devant moi, dans le hall non chauffé de ce grand espace où, à chaque ouverture automatique de porte, je prenais une bouffée d’Arctique.
Quand il a relevé la tête, ses petits yeux marron brillaient, quelque chose s’est allumé quelque part dans ma tête, mais il était malin le bougre, il a enchaîné avec une question bateau :
— Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’écrire ce roman ?
J’étais lancée. Alors j’ai expliqué que la conférence du début était une véritable conférence, que ce que j’y avais vu avait provoqué en moi un grand choc, etc… J’avais répété la même chose une vingtaine de fois cet après-midi, j’avais peur de ne plus mettre de conviction à ce qui était pourtant sincère. Il n’écoutait pas. Il préparait sa banderille :
— Vous touchez combien par livre vendu ? Un euro ?
La suavité qu’il a mise dans ce « Un euro » pour atténuer l’insulte que je sentais venir…
— Je parle de tous les gens comme vous, bien sûr, pas des vedettes.
Il a dû voir quelque chose sur mon visage qui lui a fait comprendre que j’étais du genre cocotte-minute, et qu’il pourrait bien se prendre une réaction très peu littéraire.
— C’est dur, hein, j’en sais quelque chose, je tiens un blog pour mon club cycliste, eh bien les autres me disent qu’ils n’ont rien compris à ce que j’écris, qu’ils ont arrêté au bout de trois lignes…
Nous y étions. L’écrivain de génie méconnu, le frustré qui aimerait se geler à ma place, dans le courant d’air de novembre. Il a repris mon livre. Cela faisait un moment que sa femme avait disparu, et les lecteurs potentiels, découragés par la longueur de l’échange, étaient partis. Il a eu l’air vraiment intéressé par le sujet, j’ai repris espoir, allons, ce n’était pas seulement un tordu qui profitait de la gratuité du salon. Il n’était pas bête, il avait vite compris que le sujet me passionnait, j’ai continué à répondre à ses questions jusqu’au moment où je n’en pouvais plus.
Alors il a disparu s’acheter une soupe au stand de nourriture avant de s’installer à une table avec sa femme qui avait resurgi par magie juste en face de moi. Je ne sais ce qu’il a lu dans mon regard, mais il a demandé à sa femme de prendre sa place et il m’a tourné le dos.
La libraire m’a expliqué que madame avait tournicoté autour de mon livre un long moment avant de s’éloigner.
J’avais eu affaire à ce que j’appelle les sangsues de salon. Il y en avait eu deux autres cet après-midi là, deux femmes, ce qui est courant. Parce que d’habitude il s’agit plutôt de femmes d’un certain âge, celles qui entrent dans un magasin juste avant la fermeture, demandent des explications ou un retour de marchandise, celles qui exercent un pouvoir que ne leur offre pas leur vie. Je leur répond la plupart du temps sans impatience et j‘écoute leur solitude. Mais là j’ai senti la moutarde me monter au nez : au moment de partir, je suis allée droit vers l’homme et je lui ai dit ce que je pensais de son attitude.
— Mais je vais dans la librairie *** et la librairie *** lorsqu’il y a des rencontres d’écrivains, et je pose des questions, et les gens ne réagissent pas comme vous !
— Et il vous arrive d’acheter des livres ?
Je n’ai pas écouté sa réponse.
J’ai eu tort de réagir ainsi, je m’en rends compte maintenant. Ce que les sangsues des salons (et des autres réunions d’ailleurs) veulent, c’est de l’attention.
La question que je me pose et que je vous pose à vous, amis auteurs, et à vous aussi, amis lecteurs, vient tout naturellement : comment réagir dans ce cas précis ? Quand on a compris que la personne ne vient ni pour le livre ni pour l’auteur, mais seulement pour occuper le terrain, surtout quand il y a beaucoup de monde qui attend… Avez-vous une solution ?