Aucun homme ni dieu, cruauté et envoûtement

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Aucun homme ni dieuVoilà une histoire singulière, un objet noir et glacé qui vous prend d’une manière obsessionnelle jusqu’au dénouement. Impossible de cerner avec précision l’objet de ce roman  : tragique histoire d’amours interdites ? histoire de nature writing sur l’Alaska ? sur le climat d’une dureté telle que les hommes en sont imprégnés d’une étrangeté radicale ? sur la limite ténue entre humanité et sauvagerie ?

L’impassible village demeurait figé dans la neige et le silence ; au-delà des collines s’étalait une étendue sans fin, où résonnait l’écho obscur de l’esprit du froid. (…) Et tout autour, ces collines et ces hurlements qu’elles étouffaient (…) Il ne parvenait pas à se souvenir d’un seul autre lieu aussi étranger, aussi inconnu que celui-ci. Une colonie à la frontière de la Nature, à la fois familière du monde sauvage et lui résistant.

Lui, c’est Russel Core, un auteur de nature writing spécialiste des loups. Core signifie le cœur, le noyau, ce dont on part et autour duquel se construit quelque chose, et c’est exactement cela : Russel Core est la personne autour de laquelle se construit cette terrifiante histoire, celui qui sera à la fois instrument du destin, témoin et victime.

Russel Core a reçu une lettre d’une jeune femme appelée Medora Slone : son fils a été dévoré par les loups, comme deux autres enfants de Keelut, un village perdu où personne ne vient jamais.

Mon mari doit revenir de la guerre très bientôt, lui écrivait-elle. Il faut que j’aie quelque chose à lui montrer. Je ne peux pas ne pas avoir les os de Bailey. Je ne peux pas ne rien avoir.

Pourquoi Russel Core répond-il à cet appel, lui dont la vie est usée jusqu’à la corde ? Parce que sa fille qu’il n’a pas vue depuis des années habite à Anchorage ? Parce qu’il cherche un endroit où mourir ?

Que dirait-il à Medora Slone au sujet du loup qui avait pris son enfant ? Que la faim n’a rien d’une énigme ? Que la vengeance n’était pas prévue dans l’ordre de la nature ?

Russel Core débarque dans ce pays où les GPS et les cartes sont inutiles, où le froid, la neige et l’obscurité anéantissent tout repère humain.

Hold the dark est le titre américain de ce roman puissant, dérangeant, obsessionnel et poétique, quelque chose comme retenir les ténèbres, la magie noire, les puissances obscures qui déclenchent la sauvagerie. Pourquoi la traductrice, Mathilde Bach, a-t-elle choisi ce titre poétique et mystérieux ? Elle ne répond pas à cette question quand les éditions Autrement lui donnent la parole après le roman mais ce qu’elle dit est d’une grande justesse :

En entrant dans le texte, les premières impressions sont sensorielles, le froid de l’Alaska, la sécheresse du désert, la douleur d’une mère, la violence de la guerre, le goût d’acier de la vengeance, le goût de soufre du secret. Puis on entre dans la langue, et il y a comme une musique permanente, qu’on n’avait pas entendue tout d’abord, mais qui est partout une fois qu’on l’a perçue.

On ne peut pas mieux dire. Le saisissement du lecteur face à la brutalité du texte, au chaos (du froid de la neige on passe sans transition au sable brûlant du désert), à l’incompréhension de ce monde qui lui est envoyé comme un paquet à la figure annihile  d’abord tout autre impression.

On peut lire ce roman pour la description de la nature, la sensation du froid extrême, l’immensité et les loups, pour le chamanisme, pour la traque impitoyable et les innombrables morts violentes qui jalonnent le parcours de Vernon Slone à la recherche de sa femme Medora. Et surtout pour le texte. Cet incroyable texte.

Ce chaos de sang, d’horreur et de nuit, cette immersion dans un monde dont l’auteur ne veut pas nous donner de clé prend d’abord toute la place. Puis, une fois remis de sa stupeur, le lecteur reprend le début du roman et cela le submerge, cette poésie étrange de la cruauté, ce déroulement implacable comme une tragédie antique revisitée par une sauvagerie d’avant l’homme.

 

 

Aucun homme ni dieu
William Giraldi
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Mathilde Bach
Éditions Autrement, janvier 2015, 308 p., 19 €
ISBN : 978-2-7467-3968-0

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3 réflexions sur « Aucun homme ni dieu, cruauté et envoûtement »

  1. alainx

    Un homme dans ma famille part régulièrement « là-bas » au Nord du Nord, avec ses 7 chiens de traineau ( husky ) et tout son attirail. il se transforme en musher plusieurs mois dans l’année. Il nous rapporte des reportages vidéos qui me transissent de froid !

    Il parle surtout d’espaces infinis, de journées sans âmes qui vivent et de solidarités intenses en chemin. Question de survie collective plus que de bons sentiments.
    Là le livre semble véhiculer un monde violent… Ils ne nous a jamais évoqué de tels choses. Plutôt des rencontres chaleureuses et étonnantes ! Et il parle de ses chiens…. et encore de ses chiens… qui en savent plus que lui sur le chemins à suivre…
    Mais la littérature se doit d’être … la littérature….

  2. saravati

    Je suis fascinée depuis longtemps par ces contrées du froid où résonnent des étranges accents, ces paysages superbes où l’homme n’a pas vraiment sa place si ce n’est dans l’esprit.
    Se replonger dans ce climat glacial avec ses étranges croyances, vous me donnez envie de le faire …

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