Les journaux intimes existent depuis que le papier s’est répandu en Europe, au XIVe siècle, comme l’expliquent Philippe Lejeune et Catherine Bogaert dans leur livre passionnant Le journal intime, Histoire et anthologie paru aux éditions Textuel en janvier 2006. Les deux auteurs montrent que, à partir du moment où le temps devient mesurable, l’individu se situe dans sa durée personnelle et les journaux intimes apparaissent. Ce sont d’abord des dialogues avec Dieu puis des restitutions de sentiments et d’événements, de prises de conscience de sa propre individualité.
Le remarquable travail sociologique des auteurs est suivi d’extraits de journaux de toutes origines ; l’un d’entre eux m’a beaucoup interpellée parce qu’il parle de la notion de secret :
Pourtant il y a des jours où cette source de larmes qui monte dans notre cœur nous étoufferait si nous ne lui permettions jamais de sourdre au dehors. J’en ai laissé couler dans ces pages le flot amer, mais je ne veux pas que personne en soit éclaboussé, et je prie ceux qui pourront lire ces pages quand je ne serai plus là pour en défendre le secret, d’en respecter le caractère intime et confidentiel.
La volonté de la diariste n’a manifestement pas été respectée et c’est très exactement ce qui me gêne dans la publication des journaux intimes que je n’aime pas voir étalés sur les gondoles des libraires ou les publicités des éditeurs ; l’oxymore flagrant entre l’intime et les milliers d’exemplaires jetés en pâture à la curiosité des lecteurs me sidère. Je ne parle pas du journal « intime » d’écrivain, mélange de mensonges assumés, coquetterie, complaisances et postures devant l’éternité. Je pense au véritable journal intime, à la personne penchée sur son cahier qui cherche à se connaître ou à conserver une trace écrite d’un moment crucial de son existence. Elle note au jour le jour ce qui lui arrive, sans aucun recul, la façon dont elle perçoit son entourage ou les événements de sa vie ; elle écrit pour elle-même sans faire le tri et beaucoup de pages se ressemblent.
La seconde guerre mondiale nous a fourni son lot d’écrits intimes dont l’auteur a été broyé par la machine de mort nazie. C’est le cas d’Anne Frank et celui d’Etty Hillesum. Leur journal s’est retrouvé chez un éditeur suite à leur tragique destin et je ne suis pas sûre qu’elles auraient vu d’un bon œil étaler leurs pensées les plus intimes.
De quel droit décide-t-on de publier un journal intime ? Parce que celui-ci est remarquablement écrit ? Parce que le destin de son auteur va bouleverser le lecteur qui sait d’avance comment s’est terminée la jeune existence ? Parce que c’est une trace historique d’une période douloureuse ? Dans le cas d’Etty Hillesum, il faut ajouter un élément : la personnalité exceptionnelle de cette jeune femme qui, à travers son journal intime et ses lettres, nous dévoile le chemin d’un être rayonnant qui éclaire notre propre vie.
Ce journal, dans sa répétition des pensées d’Etty, leur évolution au même rythme que son analyse et l’effroyable destin qui se précise, sa montée vers le mysticisme et l’amour universel, est absolument unique. Sans le savoir, avec ses conversations avec Dieu Etty remonte aux sources-mêmes du journal intime. Son journal m’a troublée, parfois ennuyée, toujours bousculée et bouleversée. J’y ai trouvé comme chaque lecteur des leçons de vie immédiatement applicables.
Je n’aime toujours pas les journaux intimes, mais la lecture d’Etty Hillesum me semble fondamentale. Découvrez si ce n’est déjà fait, cette incroyable force de vie et d’amour qui dégage la lumière des plus grandes mystiques (Hildegarde de Bingen ou Marguerite Porète) dans une époque de noir absolu.
Etty a vingt-sept ans au moment où elle entame son journal le neuf mars 1941, décidant de consigner ce qui lui semble important de sa vie et de sa pensée. Les cahiers vont se succéder, écriture de plus en plus serrée, à la limite de l’illisible, jusqu’à la déportation à Auschwitz le 7 septembre 1943 en même temps que sa famille. Etty meurt le 30 novembre. Aucun membre de la famille Hillesum ne reviendra d’Auschwitz.
Huit cahiers sur onze vont survivre à la guerre, conservés par une amie d’Etty ; l’éditeur J. G. Gaarlandt publie une partie des cahiers en 1981. Depuis, ce document hors normes poursuit son cheminement, publié en français sous le titre Une vie bouleversée.
Etty entame son journal sur les conseils de son thérapeute, Julius Spier, un Juif allemand qui soigne ses patients (en fait beaucoup de femmes) en étudiant la morphologie et les lignes de leurs mains. Les façons de soigner du disciple de Carl-Gustav Jung ont de quoi surprendre : il engage des corps à corps avec ses patientes durant la thérapie.
Etty, parole et sexualité très libre, volonté avide d’incorporer les autres, multiplie les relations sexuelles qui la laissent en état de vide et de manque :
Ce que je trouvais beau, je le désirais de façon beaucoup trop physique, je voulais l’avoir. Aussi, j’avais toujours cette sensation pénible de désir inextinguible.
Dépressions et migraines meublent de leurs souffrances le désarroi du vide. Etty aimerait devenir écrivain, elle ne sait pas encore qu’elle l’est déjà, témoin sa description de son thérapeute dès les premières pages de son journal :
Ses yeux limpides et purs, sa bouche charnue et sensuelle ; sa silhouette massive de taureau et ses mouvements d’une légèreté aérienne, libérés : l’esprit et la matière sont encore en pleine lutte chez cet homme de cinquante-quatre ans. On dirait que je suis accablée sous le poids de cette lutte. Je suis ensevelie sous cette personnalité et ne puis plus me dégager ; mes problèmes personnels, que je sens à peu près du même ordre, se débattent au petit bonheur.
On ne saurait mieux décrire l’emprise que Julius Spier va exercer sur la jeune femme. Etty parle de son thérapeute qu’elle appelle « S » d’une manière très troublante, ne cache rien de leur attirance réciproque, de sa volonté de le séduire.
Ont-ils été amants, malgré la volonté de Spier de rester fidèle à sa fiancée réfugiée en Angleterre ? Etty n’en parle pas (ou l’éditeur a supprimé le passage). Spier est un homme fascinant, plein de force et d’amour pour les autres, mais également d’ambiguïté dans ses attitudes avec les femmes qui l’entourent. Etty décrit avec une sensualité et une vivacité stupéfiantes les affrontements entre le maître et l’élève, les jeux du désir et de l’esprit. Comme ce texte est vibrant, drôle, sincère !
Spier crée le manque, résiste : il ne succombera pas comme les autres hommes aux charmes de la jeune femme, il l’aime d’un amour plus grand, il va aider Etty à évoluer d’un amour sensuel égoïste à l’amour de l’humanité.
Au fil des pages, de l’avance de sa thérapie et de l’aggravation de la situation des Juifs en Hollande, Etty se transforme, j’allais écrire se transfigure.
Cet amour que l’on ne peut plus déverser sur une personne unique, sur l’autre sexe, ne pourrait-on pas le convertir en une force bénéfique à la communauté humaine et qui mériterait peut-être aussi le nom d’amour ? Et lorsqu’on s’y efforce, ne se trouve-t-on pas précisément en pleine réalité ?
On assiste, fasciné, à la transformation de la jeune femme. La jeune séductrice insatisfaite révèle sa force lumineuse, s’élève au rang de mystique. Plus l’étau des nazis se resserre, plus Etty accède à la liberté et au sentiment du divin :
La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, (…), il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toutes normes (…) il faut oser faire le grand bond dans le cosmos : alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse.
Etty trouve un emploi le 15 juillet 1942 au service des affaires culturelles du Conseil juif.
Je connais l’air traqué des gens, l’accumulation de la souffrance humaine, je connais les persécutions, l’oppression, l’arbitraire, la haine impuissante et tout ce sadisme. Je connais tout cela et je continue de regarder au fond des yeux le moindre fragment de réalité qui s’impose à moi.
Elle aide autant qu’elle peut les désespérés qui lui font face, et en même temps sa force spirituelle augmente, celle qui se nommait la jeune fille qui ne savait pas s’agenouiller se tourne vers Dieu, toujours aidée par Julius Spier. Elle approfondit sa lecture des Évangiles, des mystiques et des poètes. Matthieu, Maître Eckart, Rilke et saint Augustin l’accompagnent dans sa conversation avec Dieu.
En août 42 elle part au camp de transit de Westerbork, près de la frontière allemande. Elle fonctionne comme une sorte d’assistante sociale.
À la fin de la journée, j’éprouvais toujours le même sentiment, l’amour de mes semblables. Je ne ressentais aucune amertume devant les souffrances qu’on leur infligeait, seulement de l’amour pour eux, pour leur façon de les endurer, si peu préparés qu’ils fussent à endurer quoi que ce fût.
Elle utilise la richesse de sa vie intérieure pour aider les autres, leur apporter un peu de lumière. Cela n’empêche ni sa lucidité ni son empathie pour les souffrances des autres. Elle est consciente de ce qui les attend :
Bon, on veut notre extermination complète : cette certitude nouvelle, je l’accepte. Je le sais maintenant. Je n’imposerai pas aux autres mes angoisses et je me garderai de toute rancœur s’ils ne comprennent pas ce qui nous arrive à nous, les Juifs. Mais une certitude acquise ne doit pas être rongée ou affaiblie par une autre. Je travaille et je vis avec la même conviction et je trouve la vie pleine de sens, oui, pleine de sens – malgré tout.
Elle ne fuit pas la « fatalité de masse », elle possède seulement l’incroyable force de la vie intérieure :
Chaque jour je suis (…) sur les champs de bataille ou, peut-on dire, les champs de massacre. Parfois s’impose à moi comme une vision des champs de bataille de la couleur verte d’un poison, je suis auprès des affamés, des torturés, des moribonds, chaque jour ; mais je suis aussi proche du jasmin et du morceau de ciel derrière ma fenêtre. Dans une vie, il y a place pour tout. Pour une foi en Dieu et pour une mort misérable.
Vient le moment douloureux où sa famille est internée à Westerbork. En tant que fonctionnaire du camp, Etty a le droit de sortir grâce à un laissez-passer spécial. Elle se trouve auprès de Julius Spier quand celui-ci meurt, le 15 septembre 1942, après un cancer foudroyant et juste avant sa déportation.
C’est toi qui a libéré en moi ces forces dont je dispose. (…) Tu as servi de médiateur entre Dieu et moi mais maintenant, toi le médiateur, tu t’es retiré et mon chemin mène désormais directement à Dieu. Je servirai moi-même de médiatrice pour tous ceux que je pourrai atteindre.
L’extermination des Juifs hollandais se précise : tous les mardis un convoi part pour Auschwitz.
Lettre d’Etty à son amie Maria le 10 juillet 43 :
Des dizaines de milliers de gens ont déjà quitté ces lieux, habillés ou nus, vieux ou jeunes, malades ou bien portants – et je n’en continue pas moins à vivre et à travailler en toute sérénité. Ce sera bientôt le tour de mes parents de quitter le camp, si par miracle ils ne s’en vont pas cette semaine, ce sera pour une des semaines à venir. Cela aussi je dois apprendre à l’accepter. (…)
Je me sens de force à affronter mon destin, mais pas celui de mes parents. Ceci est la dernière lettre que je puisse écrire librement. Cet après-midi on nous retirera nos cartes d’identité, dorénavant nous serons des détenus.
Etty refuse d’échapper au sort commun.
Dure, très dure journée. Il faut apprendre à porter avec les autres le poids d’un « destin de masse » en éliminant toutes les futilités personnelles. Chacun veut encore tenter de se sauver, tout en sachant très bien que s’il ne part pas, c’est un autre qui le remplacera. Est-ce bien important que ce soit moi ou un autre, tel ou tel autre ? C’est devenu un destin de masse, commun à tous, et on doit le savoir. Journée très dure. Mais je me retrouve toujours dans la prière. Et prier, je pourrai toujours le faire, même dans le lieu le plus exigu. Et ce petit fragment du destin de masse que je suis à même de porter, je le fixe sur mon dos comme un baluchon avec des nœuds toujours plus forts et toujours plus serrés, je fais corps avec lui et l’emporte déjà parmi les rues.
Elle part le 7 septembre 1943 en même temps que les siens mais pas dans le même wagon.
La toute dernière phrase de son journal :
On voudrait être un baume versé sur tant de plaies.
Cette lecture n’est pas seulement bouleversante au sens habituel, c’est une lecture qui agite l’âme, stupéfie et pousse au bout de soi. Comment une jeune femme engoncée dans ses problèmes, migraineuse, dépressive, fragile et contradictoire, égoïste même, est-elle devenue cette créature lumineuse, cette mystique incandescente, cette lumière dans la nuit de tant de misérables assommés par un destin incompréhensible ?
Le sentiment de la vie est si fort en moi, si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un instant à l’exprimer d’un seul mot. j’ai en moi un bonheur si complet et si parfait, mon Dieu. Ce qui l’exprime encore le mieux, ce sont ses mots à lui : « se recueillir en soi-même ». C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je me recueille en moi-même. Et ce « moi-même », cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle « Dieu ».
Philippe Lejeune et Catherine Bogaert
Éditions Textuel, janvier 2006, 512 p., 25 €
ISBN : 2-84597-177-X
Bonjour Nicole,
Merci d’avoir abordé ce sujet du journal intime, avec une construction intéressante, entre extraits du livre d’Etty Hillesum et votre ressenti de restitution du contexte.
Je pense que dans la traversée de la souffrance, notre sensibilité devient plus intense. Développer et se raccrocher à cet état d’amour universel, quant on y arrive, peut s’avérer un appui pour supporter l’insupportable et donner encore un sens à la vie.
La souffrance agit comme un acide, elle décape tout ce qui n’est pas essentiel. Vous analysez finement la façon dont l’altruisme absolu est la seule façon de sauver la vie et d’éviter le désespoir.
« Je ne ressentais aucune amertume devant les souffrances qu’on leur infligeait, seulement de l’amour pour eux, pour leur façon de les endurer, si peu préparés qu’ils fussent à endurer quoi que ce fût. » Incroyable. J’aime cette constatation.. et quelle réserve d’amour extraordinaire elle a dégagée avec ce changement de destin traumatisant. Comme si sa véritable essence avait enfin trouvé son chemin.
Je ne connaissais pas…
Quant à la publication… vrai que c’est délicat et difficile à trancher. En même temps, c’est tellement enrichissant que c’eut été dommage…
Etty Hillesum mérite vraiment d’être lue, même si on peut s’interroger sur ce qu’elle aurait souhaité. Face à des circonstances extraordinaires, l’individu révèle des potentialités qu’il ne soupçonnait sans doute pas.
Merci pour ces propos sur Etty que je trouve très juste.
Son journal est sur ma table de chevet, comme une nécessité.
Je relis parfois des pages, …. comme un indispensable.
Ne pas publier eut été une erreur.
Elle transcende sa propre personne et elle n’appartient désormais à elle-même que comme permanence d’être pour les générations.
Une nécessité, c’est le mot juste.
Pourtant, en ce qui concerne la publication, je suis plus réservée. Le fait que personne dans sa famille n’a survécu aux camps n’aide pas. Han, qui a vécu cinq ans avec elle aurait peut-être eu son mot à dire, je ne sais pas.
La publication est une lourde responsabilité: que supprimer? que laisser?