Il est des pays où les autobus ont la vie plus longue que les frontières.
Magnifique incipit de ce court récit initiatique inscrit dans la violence et les déchirements de l’éclatement de la Yougoslavie!
« Chacun de nos gestes compte », explique Vera l’herboriste au narrateur qui est un de ses patients. Patient dans tous les sens du terme : consultant malade dans son corps en attente d’une aide que la médecine traditionnelle ne peut lui offrir, celui-ci écoute dans l’atmosphère enfumée que dispense Vera, les aventures de Vesko le teigneux à la recherche de son père en pleine zone de guerre.
Ce voyage hallucinatoire où les cicatrices de la guerre, les haines de ceux qui vivaient en harmonie quelques années plus tôt, les atrocités diverses et le chaos de la guerre s’opposent au calme du vieil homme, le Vieux, qui s’occupe de ses abeilles. Il refuse de partir sans s’être assuré que ses abeilles seront soignées et il embarque de lourds pots de miel dans la voiture de son fils Vesko le teigneux. Le chemin du retour sera parsemé de problèmes tous plus insurmontables les uns que les autres, mais le miel et les fioles du Vieux serviront de viatique et de passeport entre les différentes communautés. Le vieil homme n’oublie jamais que chacun est le père, le mari ou le frère de quelqu’un avant d’être de tel côté de la frontière, sagesse immémoriale : voir l’homme avant l’étranger.
Vera vient en aide au Vieux alors qu’elle le pense menacé de mort par son fils, le vieil homme lui rendra ce bienfait en miel, si important pour les soins que dispense Vera à ses patients : une chaîne de solidarité et de retours de bienfaits pour briser l’indifférence et la peur.
« Chacun de nos gestes compte », et ceux que l’on n’a pas faits pèseront aussi lourd que les autres.
J’ai beaucoup aimé ce récit initiatique dont le schéma classique de mise en abyme est dépoussiéré, secoué par le cadre historique, temporel et géographique de l’histoire principale. Les stigmates de la guerre dans l’esprit des gens sont finement décrits : la guerre ne s’arrête pas à ceux qui l’ont vécue, elle envahit l’imaginaire des générations suivantes, comme la petite fille qui a regardé les informations à la télévision. Je l’ai constaté avec la seconde guerre mondiale lorsque j’ai écrit la biographie d’un grand résistant et plus tard, quand j’ai rédigé Après la guerre, j’aurais aimé disposer de miel pour soigner les blessures des hommes.